Pèlerinage méditatif déambulatoireSur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle (1er mai - 29 août 1990) - Carnet de route posthume d'Henry Pasteur (1924-2005)2018-01-26T02:50:00+01:00Henry Pasteururn:md5:0e88a987ae421ca80967e4135cfcfa96Dotclear156. Saint-Jacques-de-Compostelleurn:md5:4760d2616514520342b2e9ba4875e620Wednesday 29 August 1990Wednesday 29 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Mercredi 29 août 1990</em></p>
<p>Monte De Gozo, 7h30. Nous sommes partis de bonne heure de Lavacolla pour
voir le soleil se lever ici sur Santiago à nos pieds. Mais une brume épaisse
nous entoure, ne laissant échapper de la plaine que quelques lumières pâles et
clignotantes. Il fait froid, alors pour nous réchauffer, nous avons sorti nos
réchauds pour faire du thé, du café, du chocolat, avec ce qui nous restait de
provisions. Mes compagnons espagnols, arrivés eux aussi hier soir à Lavacolla,
et le couple français, sont là. Nous fêtons dans la nuit notre dernière halte.
Il y a aussi le jeune couple espagnol qui a décidé de sacrifier ses dernières
pesetas à l’Hostal dos Reis Católicos ce soir à Santiago.</p>
<p>Dix heures du matin. Montjoie Saint-Jacques ! Nous voici sur la grande place
vide de la cathédrale de Santiago de Compostela … Imposante, non seulement par
son architecture et sa taille, ses vieilles pierres et ses sculptures, mais
surtout par son silence, à une heure pourtant tardive de la matinée – 10 heures
et en fin de mois d’août.</p>
<p>À côté, la place plus petite de San Martín et son haut mur, 5 ou 6 mètres au
moins, probablement plus, sans rien jusqu’aux petites fenêtres balconnées et
cloisonnées d’où apparaissent des bouquets de géranium. On entend les cantiques
de la messe transmise par haut-parleur …</p>
<p>J’ai acheté 3 petits pains, 2 yaourts, un litre de lait, une plaque de
chocolat, un paquet de biscuits et quelques fruits au supermercado du coin et
je suis en train de grignoter à demi couché sur mon lit, dans une habitación
(une chambre dans un appartement), où nous avons été logés, le couple français
et moi, grâce à l’initiative d’Isabelle – il est temps de l’appeler par son nom
– la jeune française plus gauloise que nature. Elle s’est démenée hier avant
notre arrivée pour nous trouver un logement décent, le refugio étant très loin,
aux portes de la ville, peu confortable et presque aussi cher, avec des
dortoirs immenses aux douzaines de lits sur-superposés.</p>
<p>Nous avions décidé de partir demain à Noia pour voir les restes de
témoignages celtes annoncés par le guide et la carte, mais je n’ai plus
tellement envie d’y aller, car elle a décidé d’emmener avec elle deux autres
pèlerins, sympathiques par ailleurs, mais à quatre, je crains ne pas y trouver
l’ambiance qu’il me faut… avec en plus certainement tout un tas de touristes.
Seul, je profiterai mieux de cette ultime étape atlantique que je ferai peut
être en autobus au lieu de louer une voiture comme j’en avais l’intention. Elle
sera probablement déçue, mais j’essaierai de lui expliquer. Quoique son
autorité de Verseau qui mène tout son petit monde tambour battant soit peu
compatible avec celle du Lion, elle comprendra je pense. J’aurais volontiers
fait un bout de chemin avec elle, mais en communication plus profonde,
impossible en présence des autres. Prétexte peut être à ma propension
d’exclusivité affective, c’est possible. Tant pis, ce soir je me sens
fatigué.</p>
<p>Ce matin, nous sommes partis à 6h30 de Lavacolla et sommes arrivés à 9
heures à la Cathédrale où nous avons attendu jusqu’à 10 heures que la porte du
secrétariat s’ouvre, en compagnie d’une vingtaine d’autres pèlerins, cyclistes
et pédestres. Mais ce n’est qu’à 11 heures que nous avons pu présenter notre
credencial aux multiples cachets bariolés, et il nous faudra à partir de 18
heures récupérer la Compostela signée du responsable ecclésiastique de
service.</p>
<p>À midi, nous avons assisté à la messe quotidienne des pèlerins, empreinte
d’une certaine grandeur, particulièrement au moment où nous nous sommes tous
serrés la main devant l’autel au cours de la communion. Rien pourtant de très
émouvant, de vraiment édifiant pour moi, protestant invétéré. Cette foule, ces
pèlerins de tout poil qui vont et viennent dans cette cathédrale, lieu de
curiosité touristique plus que de lieu de prière et de méditation, enlèvent
beaucoup de solennité à cette église tout de même assez extraordinaire, il faut
l’avouer, avec son Porche de la Gloire et Saint-Jacques trônant comme un
empereur au milieu d’un fastueux décor doré extravagant, assez loin tout de
même de l’image plus sobre de notre inspirateur spirituel temporaire au cours
de notre austère pérégrination.</p>
<p>Mais il y a d’autres églises dans Santiago, j’en ai découvert quelques-unes,
plus expressives, d’une foi vierge de tout apparat. Ce sont, comme toujours,
les plus anciennes qui m’ont offert les motifs sculptés les plus intéressants.
Quant à la ville elle-même, le vieux quartier est propice à la flânerie
historique, le long de ses ruelles pavées, bordées de vieilles boutiques et
d’exotiques restaurants.</p>
<p>Il y a malheureusement trop de monde en cette saison. Je ne m’y sens pas à
l’aise. Je l’expliquerai tout à l’heure à mes amis qui eux ont envie de rester,
sans se séparer.</p>
<p>C’est aujourd’hui l’anniversaire de Jaime. Il a reçu des cadeaux de ses
compagnes compatriotes et nous avons bu à sa santé. C’était gentil, c’était
jeune, c’était gai, mais déjà je ne me sentais plus vraiment avec eux. José m’a
demandé de lui envoyer un livre, tout le monde croit que je vais l’écrire en
arrivant à Paris et qu’il sera publié avant Noël. J’ai beau leur dire que ce ne
sera pas avant un ou deux ans, ils n’en démordent pas. José voulait même me le
payer d’avance, j’étais pris au collet de ma plume, regrettant un peu d’en
avoir trop dit un jour de confidence pourtant bien laconique.</p>
<p>Les filles m’ont promis des photos. Macarena en a pris quelques-unes de
notre groupe et Esperanza ou Gloria m’enverra les meilleures, dans la lettre
qu’elles m’ont promis d’écrire. Je ne sais si Jaime le fera, mais je pense
qu’il aimerait bien venir un jour à Paris. À chacun j’ai donné mon adresse en
leur disant que je les recevrai avec plaisir s’ils viennent à Paris, mais pour
l’instant, j’ai besoin d’être seul, de me retrouver avec moi.</p>
<p>Cette fin de voyage m’a fatigué et je suis en désarroi, c’est pourquoi j’ai
besoin de vaquer à d’autres occupations immédiates prévues ces jours derniers.
Je n’ai pas pu aller à la poste chercher mon courrier comme je l’espérais, le
bureau de poste restante étant fermé l’après-midi. J’y retournerai demain matin
et j’enverrai par la même occasion une série de cartes postales pour annoncer
mon arrivée et un paquet de documents accumulés au cours de la semaine.</p>
<p>Et j’aimerais bien avoir une autre fois Gil au bout du fil car la dernière
fois que j’ai essayé de lui téléphoner, je n’ai pu dire que «Montjoie !» à son
répondeur, avant de raccrocher.</p>
<p>J’ai tant de cartes à envoyer, promises ou que je me suis promis d’écrire, à
mes trois fils d’abord, et à Gil bien sûr, qui ont suivi mon périple avec une
fidèle et solidaire affection, un peu d’émotion aussi peut être ; à quelques
neveux, cousins, cousines et nièces aussi ; et enfin aux amis, à ceux et celles
qui m’ont particulièrement bien accueilli au cours de ce pèlerinage et dont
j’ai l’adresse. Ça doit bien en faire une quarantaine …</p>
<p>Et je ne peux pas leur écrire n’importe quoi ! J’avais l’intention de
commencer ce soir, mais je n’en aurai pas la force. J’ai besoin de me reposer,
de me changer les idées, mais je ne peux le faire dans une ville trop peuplée
de touristes et de visiteurs si étrangers à mon état de grâce latente. Je vais
plutôt lire un journal français trouvé par chance dans un kiosque, le premier
que j’ai trouvé. C’est un Monde datant d’aujourd’hui donc publié hier et un
Libé sorti lundi. Je vais manger encore un petit morceau, boire du lait et me
coucher de bonne heure.</p>
<p>Je viens d’écrire mes messages à mes trois fils, mais je n’arriverai pas à
écrire autre chose pour l’instant. Je ne sais pas comment ils la liront. J’ai
essayé de leur dire simplement que je serai toujours là, auprès d’eux,
maintenant et après …</p>
<p>Le vertige du vide au sommet de l’effort<br />
L’angoisse du néant en bout de plénitude<br />
L’énorme vacuité du repos obligé.<br />
Après tant de jours passés sur une autre planète<br />
Parmi tant d’ailleurs, de lointains retrouvés<br />
Dans les silences de constante prière<br />
Et la musique des rires partagés<br />
J’ai marché, marché, marché.<br />
Dans les pas d’autres compagnons solitaires<br />
Sur les pierres vivantes<br />
Dans l’herbe caressante<br />
Aux margelles des fontaines attendues<br />
Sensible au goût de l’eau<br />
Gourmand des fruits cueillis au bord des chemins creux<br />
Parfois perdu et toujours retrouvé<br />
Par quelque passant solidaire du chemin d’espérance<br />
Aux haltes accueillantes patiemment retenues,<br />
J’ai marché, marché, marché.<br />
Salué des enfants, des fleurs et des oiseaux<br />
Fatigué mais serein<br />
Me voici tout à coup au bout de ce chemin<br />
Au revers de mon rêve<br />
À l’envers de ma loi.<br />
La fin n’a plus de sens<br />
Le sommet est atteint<br />
Mon parcours est brisé.<br />
Déjà, ce n’est plus comme avant<br />
J’erre comme un étranger dans les rues d’à présent.<br />
Au moment de fêter l’Arrivée<br />
Plus rien soudain ne m’intéresse<br />
Je suis désemparé, j’ai trop marché.<br />
Rien ni personne ici m’a conforté.<br />
Plus d’allégresse.<br />
Si je porte avec moi en retour<br />
Le gouffre du silence<br />
Dans le bruit insouciant d’une ville sans mystère<br />
C’est que j’ai trop marché.<br />
Tout soudain se disloque<br />
Tous ensemble sont repartis<br />
Chacun s’en est allé vers ses propres reliques<br />
Sans marcher.<br />
Au lendemain d’une victoire commune<br />
D’une course insensée<br />
Les pas éparpillés des pauvres pèlerins<br />
Aux quatre coins de leur pensée<br />
Ont éclaté.<br />
Me restera quand même<br />
La mémoire rencontrée<br />
Des marcheurs démasqués<br />
M’accompagnera quand même<br />
Le souvenir caché<br />
Des marcheurs remarqués …<br /></p>
<p>Voilà, je vais partir dans un moment et rentrer à Paris, quitter Santiago et
le «camino de los peregrinos». Mon sac est prêt. J’ai acheté quelques
empanadas, une bouteille de vin blanc de Galice et de l’agua caliente de pays
pour le retour. J’en boirai de temps en temps en repensant à ce voyage de 4
mois à travers la France et la Navarre, l’Espagne et la Castille, Burgos, León
et la Galice. Je ne regrette pas de laisser Santiago derrière moi, ville trop
ouverte aux touristes en mal de vacances culturelles et de repos artificiel,
trop indulgente auprès des faux dévots satisfaits d’un signe de croix, d’une
courte génuflexion et de la chair insipide en forme de galette de Notre
Seigneur Jésus Christ. Mais ils repartiront blanchis de tous leurs manquements,
de toutes leurs négligences et de leur fausse facture …</p>
<p>Un instant de ferveur, un moment de croyance, une minute de silence, un
culte éphémère, un cantique collectif et les voilà en demeure de s’en aller le
cœur serein vers de nouvelles extrasystoles.</p>
<p>Les pèlerins qui comme moi ont eu l’idée, la volonté, la patience et le
courage de venir jusqu’ici à pied malgré la fatigue, la chaleur, les pierres,
la poussière, la soif, la faim, l’inconfort des haltes aléatoires jour après
jour éprouvés, ceux-là ont senti souffler de plus près l’Esprit d’en Haut, et
regardé de plus loin une Marie, un Dieu, un Saint moins sévères à leur
égard.</p>
<p>D’avoir marché côte à côte au cours d’une même journée, se dépassant ou se
laissant dépasser, se retrouvant tous ensemble à l’étape obligée, nous a donné
un peu de cette communion, un peu de cette réunion, d’église et de sacrement,
peut-être aussi un peu d’union. Arrivé au terme de sa mission, de son vœu, de
sa décision, chacun est rentré chez lui, déjà préoccupé d’autre futur mais
porteur de quelque chose de plus. Quelque chose qui ne s’effacera pas au cours
de leurs prochaines plongées entre deux eaux.</p>
<p>Ce couple de jeunes espagnols de Barcelone qui a souffert en chemin a trouvé
sa récompense en s’offrant une nuit dans un hôtel remarquable pour le prix de
19000 Pts. Ce couple français qui depuis Le Puy a marché vaillamment sans se
plaindre jusqu’au terme de son vœu a opté pour un week-end à la plage, en
touriste cette fois, après avoir si longtemps vécu en pèlerin. D’autres ont
pensé aux cadeaux qu’ils rapporteront chez eux, quelques anodines
saint-sulpiceries ou saintes-jacqueries, objets insignifiants vendus très chers
aux touristes avides de souvenirs tangibles, dérisoires reliques exposées aux
combattants de la foi arrivés au terme de leur parcours.</p>
<p>Quant à moi, perdu dans le vide abyssal du projet accompli à l’arrivée
finale, je n’ai plus qu’une idée, revenir à mon point de départ avec tout le
poids de mes 100 jours de marche dans la tête après l’avoir supporté dans les
pieds. Cent jours d’une marche souvent solitaire, parfois silencieuse,
quelquefois joviale et volontiers méditative, 100 jours au cours desquels s’est
déroulée et réenroulée plusieurs fois ma vie et un bout de celle des autres,
autour de mes pensées, de mes idées sur le monde et les hommes. Ce poids, lourd
de vent, de lumière, de ciel et de terre entrecroisés, je vais bientôt pouvoir
le poser devant moi pour en séparer le bon grain de l’ivraie. M’attend un long
travail de translation, de sélection et de recollection de tous ces morceaux
disparates d’intense vécu. Il me faudra un autre courage, une autre patience,
une autre volonté pour refaire ce chemin en images, en mots, en phrases et en
pages ; pour traduire ce long effort physique en lentes effluves de temps
raconté, au rythme de mon histoire parcourue hors des chemins battus.</p>
<p>Je n’irai pas plus loin que Santiago de Compostelle. J’avais l’intention de
prolonger mon pèlerinage jusqu’aux rives de l’Océan atlantique, là où une
délégation du peuple celte s’est installée il y a deux ou trois millénaires, là
où la légende nous dit que des Atlantes y auraient débarqué, venus d’un
continent englouti, dont il ne reste aujourd’hui que quelques minuscules
indices.</p>
<p>J’avais recherché avec précision quelques lieux intéressants où j’aurais pu
vérifier leur présence réelle, ces pierres levées dont on ne comprend pas
encore très bien la raison d’être. Mais je n’ai pas pu aller plus loin. Mon but
étant atteint, tout le reste ne me parut plus que divertissement frivole,
curiosité futile.</p>
<p>Je n’ai pas pu non plus rester à Santiago plus longtemps, je me suis senti à
l’écart de son sédentaire quotidien et de ses nomades éphémères qui hantent
églises et hôtels. Il y en a beaucoup dans cette ville de pèlerins devenus
citadins. Non, je ne pouvais pas rester. Je m’y suis senti trop seul.</p>
<p>Comme je suis parti, je m’en retourne, sans le dire à personne. Quelques-uns
tout de même ont su mon départ et connaissent mon retour, des amis, des frères,
des fils, à qui j’aimerais pouvoir donner un peu de ce que j’ai reçu. Ils m’ont
accompagné de leurs pensées, de leur inquiétude peut être, de leurs
encouragements tout au long de mon voyage. Cet acte décidé en toute
méconnaissance de cause, ils seront heureux de le savoir accompli.</p>
<p>Ceux pour qui je n’ai pas voulu faillir m’attendent déjà. Ils
m’accueilleront, ils me demanderont plus que je ne pourrai leur dire. Très vite
tout rentrera dans l’ordre des choses habituelles. Je vivrai comme avant. Ils
vivront comme après. Avec pour moi, quand même, une petite fleur de plus au
bouquet de mes rêves …</p>
<blockquote>
<p>Fin du pèlerinage méditatif déambulatoire<br />
de Paris à Saint Jacques de Compostelle,<br />
du 1er mai au 29 août 1990, seul et à pied.<br /></p>
</blockquote>155. De Arzúa à Lavacollaurn:md5:c6002204309e96dc85603383aa8e9da2Tuesday 28 August 1990Tuesday 28 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Mardi 28 août 1990</em></p>
<p>Avant-dernière étape du chemin de Compostelle, d’Arzúa à Lavacolla. Il ne
restera ensuite que 12 km pour rejoindre Santiago, que nous ferons demain
matin.</p>
<p>Lavacolla était le dernier lieu habité avant Santiago. Les pèlerins du
Moyen-Âge s’y arrêtaient pour faire leur toilette avant de se rendre sur les
lieux saints. Certains étymologistes pensent que Lavacolla est une déformation
de lave culo, se laver le cul …</p>
<p>Je suis parti un peu avant mes compagnons qui se réveillaient à peine quand
j’ai quitté le refuge d’Arzúa. Je les retrouverai plus loin, car ils marchent
plus vite que moi. Le jour se lève, un peu de brume cache encore le bleu du
ciel, mais on y découvre déjà de belles teintes roses et mauves, si douces à
l’approche du soleil. Je me sens très bien, sans douleurs aux jambes que j’ai
frictionnées avec la pommade qui me restait avant de partir.</p>
<p>Le fait de m’être systématiquement déchaussé aussitôt arrivé à l’étape,
d’avoir mis des claquettes ouvertes permettant d’assécher mes pieds et
d’écarter mes orteils pour les aérer, donnant d’autre part à la voûte plantaire
un autre relief, m’a sauvé des ampoules pendant tout mon voyage, ainsi que des
cals et des échauffements, maux que tous ceux que j’ai rencontrés ont
désagréablement subis. Seules mes jambes m’ont donné quelques inquiétudes :
tendinite, rhumatisme, arthrite ? Veines gonflées de la cheville au mollet déjà
constatées avant de partir.</p>
<p>J’ai dû faire un nouveau trou à ma ceinture pour retenir mon pantalon ; j’ai
dû maigrir de quelques kilos. J’aurais bien voulu éliminer aussi les poignées
d’amour qui me restent sur les côtés et un peu de peau sur le ventre mais pour
ça, il faudrait une opération de chirurgie esthétique !</p>
<p>Mais dans l’ensemble, je pense avoir assez bien assuré au milieu de toute
cette jeunesse. Je n’ai pas rencontré beaucoup de retraités en France et en
Espagne, le plus âgé devait avoir la cinquantaine.</p>
<p>Curieusement les nombreux pèlerins qui nous accompagnaient au cours de ces
dernières étapes ont disparu. Nous n’avons retrouvé à Arzúa que le couple
français, qui avait enfin réussi à se débarrasser du chien qui les avait
adoptés et les suivait d’étape en étape.</p>
<p>Hier soir nous avons dîné dans un de ces sympathiques petits restaurants qui
n’ont pas l’air d’en être un. On entre dans ce qui sert de magasin de vins et
tabacs, on demande si on peut manger et, selon l’humeur du patron, on nous fait
passer dans le comedor, une vraie salle de restaurant cachée aux yeux des
regards indiscrets, qu’on ne peut deviner de l’extérieur. On place deux ou
trois tables ensemble – nous étions une dizaine – et on commence à nous
proposer toutes sortes de plats alléchants. Hier, nous avons mangé une soupe
aux pâtes à l’harissa, avec un peu de jus de viande, une tortilla
traditionnelle et du poulet, pas du poulet en carton, du vrai poulet avec un
goût de poulet. Et du fromage comme dessert. Jusqu’ici, le fromage espagnol ne
m’avait pas trop inspiré, mais je me suis souvenu tout à coup de celui qu’on
mangeait à Montevideo avec de la pâte de coing, comment on appelait ça déjà ?
Dulce y queso ? Martín Fierro ?</p>
<p>Après ce bon dîner, nous sommes allés nous asseoir à la terrasse d’un café
de la place où nous avons pris un café cognac. Il y avait à côté un cinéma en
plein air avec un tas de gens debout regardant le film, et là je me suis lancé
dans une grande discussion politique avec un espagnol de Barcelone, pèlerin lui
aussi, et qui fait le chemin avec sa femme. Très sympathiques tous les deux,
mais voyageant un peu à l’écart, nous retrouvant parfois en bout d’étape.</p>
<p>Il m’a expliqué beaucoup de choses sur la situation politique en Espagne,
les différents partis, l’opinion des gens vis-à-vis de la France, etc. On est
rentré au refugio tout en continuant à discuter.</p>
<p>Ce n’est que lorsque je suis arrivé au haut de ma couchette pour me mettre
au lit que j’ai pensé à mon blouson – dont je me sers souvent comme oreiller –
ne me souvenant pas si je l’avais en rentrant. Et là, tout à coup, catastrophe,
un frisson glacé me parcourt l’échine … mon blouson ! Avec tout ce qu’il
contient : argent, cartes bancaire, d’identité et d’assurance, carnet
d’adresses, etc. J’imagine aussitôt la séquence du film de vol à la tire à la
terrasse d’un café populaire un soir de grande affluence. L’angoisse totale !
Je me précipite dehors et me dirige à grandes enjambées et haletant du côté de
mon criminel oubli. Heureusement, nous étions à l’intérieur, ce qui me donnait
une petite chance de le retrouver, car moins en vue des regards de convoitise
de badauds à l’affût. Je l’ai retrouvé là où il était, suspendu au dossier de
mon siège, occupé par un joueur de cartes qui dût s’écarter un peu pour me
permettre de le retirer. Je crois qu’il ne l’avait même pas vu. Ouf !</p>
<p>Il est temps que je termine mon voyage car je crois que je deviens de plus
en plus distrait. Mais je n’ai pas à me plaindre, depuis mon départ, je n’ai
perdu ou plutôt oublié, que ma canne caraïbe, le deuxième jour ; un short
maillot de bain très léger beaucoup plus tard ; et tout récemment ma gourde
rigide. Des souvenirs de valeur pour m’avoir accompagné aux Antilles sur la
Stella Maris et en Corse sur le GR .20. C’est peut-être le large bouchon de
plastique de ma gourde que je regrette le plus. Car il me servait de gobelet
provisoire qui ne me brûlait pas les doigts quand je me faisais chauffer du thé
ou du café sur mon réchaud à gaz, le récipient en aluminium étant trop chaud
pour que je puisse le tenir avec les mains ou le porter à ma bouche aussitôt
sorti du feu.</p>
<p>En tout cas, je n’ai rien perdu d’essentiel, même pas mon âme que j’ai
peut-être reconquise, en tous cas enrichie d’une autre dimension. Je ne crois
pas non plus avoir perdu mon temps. Si je l’avais passé ailleurs, il n’aurait
certainement pas été plus dense. Quant aux résultats obtenus, aux conséquences,
j’attends encore un peu pour connaître le plein effet de cette longue aventure.
Je ne la recommencerai pas, je n’en ai plus envie, ce qui est assez normal
maintenant, mais je crois aussi que de toutes façons, un pèlerinage de ce genre
ne peut se faire qu’une fois.</p>
<p>Sur le plan physique, je suis allé jusqu’à la limite de mes moyens. J’ai
bien fait de le faire maintenant, je n’aurais sans doute pas pu le faire dans
quelques années. C’est probablement la dernière fois que je peux m’aligner
honorablement sur une épreuve de jeunesse. Sans être le premier, je n’ai jamais
été le dernier, mais j’ai parfois soufflé. Le matin, la première heure de
marche était assez pénible il est vrai, ensuite je marchais bien, en bon
montagnard suisse.</p>
<p>Les jeunes vont plus vite mais s’arrêtent plus souvent et plus longtemps.
Lorsque j’étais seul, je pouvais marcher deux à trois kilomètres sans
m’arrêter. Avec la chaleur, c’était différent, il fallait boire beaucoup et
nous cherchions tous la fontaine où s’abreuver dans chaque village que nous
traversions. Je n’ai pas à me plaindre, je tiens encore le coup.</p>
<p>Dès mon retour à Paris, je prendrai rendez-vous avec le médecin généraliste
de la MGEN rue de Vaugirard qui m’avait dit de passer le voir après mon voyage
pour faire le point. Ce sont surtout mes jambes qui me préoccupent avec leurs
veines qui gonflent. Quant à ma colonne vertébrale, je doute qu’on puisse la
remettre en état un jour.</p>
<p>J’ai appris une chose importante en cours de route : c’est que l’apparition
d’un oignon le côté du gros orteil n’est pas due au rétrécissement des doigts
dans la chaussure, comme on pourrait le croire, mais à un affaissement de la
voûte plantaire. C’est donc un pédologue et non un chirurgien qu’il faut
consulter. En ce qui me concerne, il peut s’agir d’une légère différence de
longueur entre mes deux jambes, ce que m’avait d’ailleurs signalé le Dr.
Laurent de Lausanne, il y a quelques années. Peut-être que si je portais une
légère semelle sous l’un de mes pieds, cela rétablirait mon équilibre !</p>
<p>Il est 9 heures du matin, je suis en train de grignoter une petite pomme
rabougrie tombée de l’un de ces pommiers chargés de fruits qui jalonnent notre
route depuis quelques jours. Des pommiers comme on en voit encore dans le
limousin, vieux, secs et noueux et très productifs en automne. Celle que je
viens de manger était délicieuse, fraîche, croquante et parfumée, un peu acide
mais tellement pomme du paradis terrestre. Fruit du matin, fruit du pèlerin
!</p>
<p>Les «fruits» de mon parcours, je pourrais les présenter en quelques
aphorismes. Il m’en est venu un à l’esprit tout à l’heure, qui aurait aussi
bien pu provenir d’une autre démarche que celle que je suis sur le point
d’achever.</p>
<p><em>Les évènements n’ont d’importance que celle qu’on leur
accorde</em><br />
<em>Si vous voulez trouver votre place dans l’Univers, faites un
pèlerinage</em></p>
<p>Marcher à pied dans la nature en vivant chacune de ses étapes quotidiennes
et saisonnières, espace et temps confondus, en harmonie avec tous les
phénomènes essentiels.</p>
<p>Le jour sous le soleil, la nuit sous les étoiles,<br />
À chaque instant sur le chemin.<br />
S’expriment toutes les joies<br />
Les simples, les éperdues, les oubliées,<br />
Et les saveurs inconnues du matin.<br />
Joie de boire et de manger, de dormir et de se réveiller,<br />
Joie de partir et d’arriver, de se taire et de parler,<br />
Joie d’être seul ou accompagné,<br />
Joie d’être triste et d’être joyeux<br />
Et la joie de vivre juste pour le plaisir de vivre …<br /></p>
<p>L’émotion qui vient de m’envahir, en prononçant ces dernières paroles, je la
dois à cette brutale participation – je dis brutale mais je devrais dire
soudaine présence – au monde, une émotion métaphysique qui n’a rien d’abstrait,
puisque c’est mon corps tout entier qui y participe, puisque c’est lui qui me
la révèle.</p>
<p>Quand le corps retrouve tous ses droits, c’est lui qui décide de l’effort à
accomplir, qui dicte le rythme de la marche, qui l’autorise ou la censure. La
tête, toute libre qu’elle soit de développer ses pensées, folles ou sages, ne
commande plus le corps, sinon pour l’arrêter, abandonnant ses projets
antérieurs. Mais si le cerveau reste fidèle à l’engagement pris de marcher et
d’atteindre l’objectif fixé, il est contraint d’accepter son obédience
physique, impérative.</p>
<p>C’est maintenant le corps qui organise la vie et c’est du corps, de ses
sensations, que vont dès lors se développer associations, imaginations,
souvenirs, projets, réflexions et méditation d’une tête qui ne sait plus très
bien où elle en est de son autorité, tout là-haut sur les épaules d’un être en
mouvement, tout en bas dans les pieds d’un passant, et là dans le ventre qui
digère, ou là dans le poumon qui souffle ou dans le cœur qui bat. Il n’y a plus
ni tête ni bras ni jambes, il n’y a plus qu’un corps en marche, qui ressent et
qui pense.</p>
<p>Parfaite confusion des genres, pour soi, en soi et hors de soi. Plus de
distance entre les choses, entre les êtres et soi. Ni adversaire, ni
observateur, ni étranger, ni passant, nous ne sommes plus que participant de
l’universel.</p>
<p>Je vis en ce moment en totale osmose avec le monde, avec le tout. Ce
pourrait être une extase active, car le fait de marcher me propulse en avant,
mais je n’ai pas l’impression de dépasser les choses que je traverse, elles
marchent avec moi. Nous progressons ensemble, d’un mouvement commun, comme si
la terre tournait sur elle-même à la vitesse de mes pas. Tout le monde se
moquerait de moi si j’affirmais qu’il existe un autre mode de mesure que celui
du mètre ou de la seconde, la mesure du sens. Ce que Bergson appelait le
sentiment de la durée, pour différencier le temps que nous sentons passer du
temps de nos pendules (cf. Essai sur les données immédiates de la
conscience).</p>
<p>Contrairement à beaucoup de pèlerins et à plusieurs de mes compagnons
espagnols, je n’ai jamais eu peur des chiens que j’ai rencontrés. Chaque fois
qu’ils en entendent aboyer un, ils s’arrêtent, regardent d’où ça vient,
hésitent à passer et s’écartent le plus possible de lui, le bâton prêt à
intervenir. Quand je suis avec eux, c’est moi qui avance le premier, sans
m’inquiéter de ses aboiements. Et s’il approche, je lui parle et même parfois
le caresse.</p>
<p>Mais il m’est aussi arrivé, comme tout à l’heure, d’avoir la chair de poule
devant un chien arrogant, surgissant brusquement devant moi, prêt à m’attaquer.
Pourquoi cette réaction interne incontrôlable qui brusquement glace le sang ?
Et pourquoi ne peut-on immédiatement l’arrêter malgré tous les efforts de notre
conscience objective pour ne pas lui accorder plus d’importance qu’elle mérite
?</p>
<p>Un avion faisant un bruit d’enfer vole au-dessus de moi. Je n’en avais pas
vu depuis longtemps. En fait, l’aéroport de Santiago est à Lavacolla, qui n’est
plus très loin.</p>
<p>J’ai perdu tout à l’heure un morceau de mon chemin. Vraiment, il n’y a que
moi pour faire ça, à un endroit où il est parfaitement balisé, mais voilà, en
parlant dans mon dictaphone, une fois de plus, je n’ai pas regardé ma route,
marchant sur la voie qui se présente sous mes pieds sans relever la tête pour
vérifier si c’est la bonne. C’est ainsi qu’il m’arrive d’aller à droite au lieu
d’aller à gauche et vice versa. Ou que je me retrouve tout à coup sur un chemin
non balisé. Mais plutôt que de revenir en arrière – j’ai horreur de revenir sur
mes pas – je continue en m’orientant plus ou moins et, en général, je retrouve
bientôt les marques indiquant que je suis dans la bonne direction. Je perds un
peu de temps, je fais quelques kilomètres de plus à cause de ma détestable
distraction. Alors je me force un moment à faire attention … jusqu’au prochain
carrefour manqué.</p>
<p>Je n’ai croisé qu’un seul pèlerin faisant le chemin du retour, il y a deux
semaines. Il était parti de Lourdes pour faire ce qu’il considérait comme le
chemin complet, à savoir Lourdes – Santiago de Compostelle – Fatima (au
Portugal) et retour. Je ne l’ai ni approuvé ni désapprouvé, c’était son choix,
mais certainement pas le mien. Il y a ainsi quelques fanatiques qui poussent un
peu loin et unilatéralement leur engagement religieux, ne s’éloignant guère du
cercle vertueux/vicieux dans lequel ils se sont enfermés, donnant l’impression
de tourner en rond à l’intérieur de leur obnubilation spirituelle.</p>
<p>Il y a des fanatiques du pèlerinage comme il y a des fanatiques du
végétarisme, de l’abstinence ou du nudisme. Emprisonnés dans la rigueur de leur
dogme, ils se croient délivrés de tous les maux qu’ils ne font qu’étouffer sous
l’hypocrite couverture de leur crasse ignorance. Comment les persuader que
l’ouverture d’esprit est la seule thérapie efficace contre les idées fixes
?</p>
<p>Ainsi les associations des Amis de Saint-Jacques sont-elles souvent
composées de gens qui ne s’occupent que de points de détails historiques,
religieux ou géographiques, comme par exemple la fonction de la besace et du
bourdon, le passage de X à Y, l’influence de Z, l’affluence X, Y, Z des
itinéraires A, B, C, etc. Toujours braqués sur un objectif qu’ils ne lâchent
plus et qu’ils n’atteindront jamais.</p>
<p>C’est le danger qui guette ma jeune française en recherches telluriques sur
le chemin des étoiles. Mais elle a l’enthousiasme de ses 25 ans, il est normal
qu’elle se passionne pour une cause particulière et d’en vouloir exploiter
toutes les richesses. Je ne doute pas qu’un jour ou l’autre elle s’orientera
d’elle-même vers quelque chose de plus large.</p>
<p>Car ce qui est vérité aujourd’hui ne sera plus demain que le cas particulier
d’une vérité plus vaste (cf. Bachelard et <em>Le nouvel esprit
scientifique</em>).</p>
<p>J’ai encore perdu mon chemin, du moins j’en ai la vague impression.
Attendons la prochaine borne pour m’en assurer. Au village, un habitant m’a dit
par où je devais passer, sinon je me serai dirigé je ne sais où.</p>
<p>Le bar où je me suis arrêté pour boire une bière est des plus pittoresques :
un comptoir en bois peint en vert, très vieux, recouvert de plaques de marbre
disjointes sur lesquelles trône une série de bouteilles, deux tables avec
chacune ses 4 chaises, style formica et toute une kyrielle de produits allant
du balai au chapeau de paille, du paquet de lessive au briquet, de la boite de
conserves au cageot de coca cola, de la bouteille de vin aux cigarettes, sans
oublier tous les cartons clos contenant d’invisibles et mystérieuses
marchandises. Une lampe à gaz suspendue à une poutre, quelques calendriers
publicitaires, des adresses de médecins, dentistes et vétérinaires, des
annonces municipales et deux pendules dont une arrêtée et l’autre presque à
l’heure. Et une tenancière acariâtre qui mit beaucoup de temps à me servir,
bien qu’elle sût depuis longtemps que j’étais chez elle, avertie par la
clochette de la porte d’entrée.</p>
<p>Je n’ai eu droit qu’à une bouteille sans verre et quand je lui en ai demandé
un, elle condescendit, avec lenteur et commisération – il est vrai qu’elle
boitait – à me l’apporter du bout de son torchon. Sont arrivés deux hommes,
dont l’un était peut être parent, et ils se sont mis à parler très vite un
galego incompréhensible. Puis est arrivée une femme coiffée d’un bonnet rose
crasseux.</p>
<p>Je viens d’être interrompu par un manant qui m’assurait qu’il restait 7 km à
parcourir pour rejoindre Lavacolla. J’ai essayé de lui prouver que c’était
impossible parce qu’il y avait justement là, tout près, une borne qui indiquait
14 km pour Santiago, et comme je lui avais demandé combien il y avait de
kilomètres entre Lavacolla et Santiago et qu’il m’avait répondu 12, je lui ai
démontré que 14-12=2 et pas 7. Du coup, il ne sut plus quoi dire et il changea
de sujet en me disant que l’aéroport était tout près d’ici. Pourquoi m’a-t-il
dit 7 km ? Je n’en sais rien. Et pourquoi est-il même venu à ma rencontre pour
me le dire ? Je n’ai pas compris.</p>
<p>Pour revenir à mon bar épicerie, qui en plus était assez sale et en
désordre, il n’en avait pas moins un certain charme qui me rappela le petit
magasin de La Rogivue tenu par notre tante Rosine – une sœur de grand-papa
Félix – avec un soin ô combien plus méticuleux.</p>
<p>Dans certains petits villages de Galice, comme me l’avait déjà montré l’état
des étables, on en est encore au début du siècle. C’est sympathique et émouvant
de retrouver devant soi un morceau de passé si proche de son enfance, comme ce
soc de charrue en bois suspendu à la poutre d’une grange ouverte, ou ce
fourneau rempli de vieux papiers aperçu dans la cuisine depuis le bar où je
buvais ma bière debout au comptoir. À vrai dire, ce n’était pas la copie
conforme d’un passé révolu mais une douce réalité d’antan.</p>
<p>Comment l’industriel de Francfort, le banquier de Londres, l’informaticien
français et le paysan galicien appréhendent ils chacun le marché commun ? Et
qu’y a-t-il de commun entre les trois premiers et le dernier ? En profite-t-il,
en est-il seulement conscient ? Difficile à savoir.</p>
<p>Lois, décrets, décisions gouvernementales desservent les individus sans
qu’ils en demandent la raison. Ils doivent les respecter ou le pouvoir
intervient et les punit. Quelques-uns essaient bien de passer outre,
considérant que leurs droits individuels sont plus importants que le droit
collectif ; ils se retrouvent en prison ou sur une barricade.</p>
<p>Rien n’a changé, tout continue de la même façon quant au comportement de
l’homme face à ses rêves de société idéale. Les panneaux plantés au bord des
routes sont recouverts de graffitis régionalistes qui, comme en Corse, en
Bretagne ou au Pays basque, corrigent l’orthographe des noms de lieux
conformément à la langue locale. Mais il y a aussi des slogans d’opposition
antigouvernementale ou antirégionale refusant l’autonomie administrative d’une
province sous le contrôle de Madrid. Jusqu’à l’injure, comme sur cette borne du
camino installée par les services publics de la province où les mots
«Diputación da Coruña» ont été amputés des deux premières lettres pour devenir
… «putación da Coruña».</p>
<p>Il y a ici comme ailleurs des mécontents, des refusants, des opposés à
certaines décisions lointaines d’un gouvernement invisible touchant directement
à la personne, à l’opinion locale, à la vie traditionnelle. Comme en France.
Comme ailleurs. Comme partout. En Espagne, des manifestants – gauchistes,
pacifistes, écologistes – ont protesté contre l’envoi de troupes et de bateaux
dans le Golfe persique. Je ne sais s’il y en a eu en France aussi. À Santiago,
j’achèterai quelques journaux français qui me diront peut-être comment les
médias et l’opinion ont réagi face à cet événement majeur de l’été.</p>
<p>Alors là, je n’y comprends plus rien. Je suis arrivé à un village tout à
l’heure, mais il était trop minable pour être Lavacolla. D’ailleurs les flèches
jaunes continuaient plus loin, je les ai suivies et maintenant je suis dans la
forêt, ça va faire trois kilomètres que je marche depuis la borne «Santiago 12
km», là où le camino rejoignait la grande route. J’ai contourné tout
l’aéroport, voilà plus d’une demi-heure que je marche et j’arrive seulement
maintenant en vue d’un groupe de maisons neuves … Est-ce Lavacolla ? En tout
cas, ça ne correspond ni au guide français, ni au guide espagnol. Le balisage
officiel n’existe plus, je suis en train de suivre les flèches jaunes du vieux
chemin sans savoir s’il y en a un autre, balisé. Il y a quelque chose qui
déconne et j’en ai marre de chercher. Les avions me cassent les oreilles, les
eucalyptus commencent à m’énerver, j’ai soif, j’ai faim, ça ne va plus du tout.
Arrivé à la route goudronnée, je n’y trouve même pas l’ombre d’un bar pour me
restaurer. Et lorsque je crois arriver à Lavacolla, on me dit que le restaurant
est plus loin …</p>
<p>Même jour, 19h30. J’ai trouvé le restaurant, j’ai bien mangé, je suis allé
au refuge, une église désaffectée sans lits ni eau, je suis revenu au
restaurant prendre mon sac pour aller louer une chambre à l’hôtel d’à côté, car
il était trop tard pour aller jusqu’à Santiago, la porte de la Cathédrale
fermant à 7 ou 8 heures du soir. J’attendrai donc jusqu’à demain et ferai comme
les anciens pèlerins, je me laverai le fondement, car j’en ai plein le … cul
!</p>
<p>J’ai donc profité des dernières heures de la journée pour faire le ménage et
préparer mon entrée triomphale à Compostelle. J’ai jeté tout ce dont je n’avais
plus besoin et que je ne voulais plus garder : des bricoles car, de vêtements
en trop, je n’en avais plus guère. Je passerai la soirée tranquillement devant
un ou deux «ron con limón» avant la «cena» puis j’irai vite me coucher pour
être frais et dispo demain matin.</p>
<p>Les deux couples français et espagnol sont là mais je n’ai pas revu mes
compagnons de route, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Je les retrouverai
de toute façon à Santiago.</p>
<p>Ma dernière nuit de pèlerinage. Demain, à cette heure-ci, je serai
réurbanisé, en attente du retour à Paris. Le bref voyage que je compte faire à
Noia et Padrón sera, je le crains, plus touristique que mystique, mais j’espère
quand même y trouver quelques témoignages intéressants de ce passé celte qui me
séduit tant.</p>154. De Palas de Rei à Arzúaurn:md5:fc4aeccac825f0d941e70c66af85702eMonday 27 August 1990Monday 27 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Lundi 27 août 1990</em></p>
<p>Lunes, veintisiete de augusto de mil novecientos noventa (chansons et
rires). À Santiago, sur les cartes que j’enverrai à mes fils, j’écrirai :</p>
<p>Si vous suivez un jour un bout de mon chemin,<br />
Vos gouttes de sueur rejoindront ma mémoire,<br />
Et vous boirez aux mêmes sources d’eau vive.<br />
Vous trouverez le soir la même fatigue heureuse<br />
Et le matin le même réveil joyeux,<br />
Jusqu’au bout du monde, jusqu’au bout de vous-mêmes,<br />
Dans la ferveur de ceux qui croient,<br />
Vous entendrez l’appel universel d’un père paradoxal.<br /></p>
<p>Ce matin nous devions partir plus tôt que la veille, mais il était déjà 8h15
quand nous avons quitté le bistrot où nous avons pu déjeuner. Nous avons marché
à vive allure et nous avons rejoint le couple français un peu avant Melide,
dans un café. Aujourd’hui, je me sens en pleine forme, je n’ai plus mal aux
jambes et, pour l’instant, je ne me sens pas fatigué. On verra comment je serai
ce soir à Arzúa, car il y a encore une bonne quinzaine de kilomètres à
faire.</p>
<p>En arrivant hier à Palas de Rei, nous avons demandé, comme d’habitude, où
était le refugio, mais quand nous sommes arrivés au stade, il n’y avait rien
d’autre pour nous loger qu’un grand gymnase entièrement vide, couvert et
cimenté, c’est tout. Ni douches, ni matelas, ni rien. Alors pour commencer,
nous sommes allés nous rafraîchir dans la piscine municipale où nous avons pu,
en catimini, utiliser les douches réservées aux athlètes.</p>
<p>C’est d’ailleurs, je pense, le bain dans l’eau froide de la piscine qui m’a
ravigoté, mais quand nous sommes revenus à nos sacs, nous n’avions plus du tout
envie de rester là. De retour dans le centre, nous avons rencontré le Padre qui
ne parlait que galicien. «Mais le refugio n’est plus là, nous dit-il, il est
près de l’école, en bas de la ville !». Nous voilà repartis sac au dos pour un
bon kilomètre de marche jusqu’à école et sa salle de sport équipée de grands
matelas durs et épais genre Dunlopillo trampoline sur lesquels nous avons eu
toute la place de nous étaler. J’ai passé une meilleure nuit que je pensais.
Mais Palas de Rei ne nous a pas emballés : des gens peu aimables et rien de
très intéressant.</p>
<p>Voilà un moment déjà que nous avons quitté la province de Lugo et que nous
sommes entrés dans celle de la Coruña. Ce qui veut dire que nous sommes
maintenant très proches de Santiago. Ici le chemin est bien balisé et de façon
ininterrompue par ces mêmes bornes que chaque province a installées tous les
500 mètres et qui indiquent clairement la distance restant à parcourir.</p>
<p>Si nous marchons demain comme nous le faisons aujourd’hui, nous serons le
soir à Lavacolla et mercredi j’essaierai de partir de bonne heure pour arriver
à Santiago dans la matinée, ce qui me permettra le jour même d’y organiser mon
séjour, faire le ménage de mon sac et jeter tout ce qui me sera désormais
inutile. Je pourrai jouir enfin d’un confort moins rudimentaire, mais je
suivrai le mouvement et irai là où le secrétariat de la Cathédrale me dira
d’aller, c’est à dire dans un centre d’accueil réservé aux pèlerins. Je
m’informerai ensuite des possibilités de transport pour Padrón et Paris.</p>
<p>Je n’étais vraiment pas en forme hier et je m’attendais devoir me traîner
encore ces deux derniers jours et puis non, mes douleurs ont disparu. Miracle
de Compostelle ? Je ne saurais le dire mais en tout cas je me sens aussi
vaillant qu’au départ. Profitons-en et espérons que ça va durer jusqu’au bout.
Nous venons seulement d’atteindre Melide où de nombreux pèlerins ont passé la
nuit.</p>
<p>Je viens seulement de poster maintenant la carte postale écrite à
Portomarín. Quand Gil la recevra, je serai déjà arrivé depuis longtemps à
Santiago.</p>
<p>Il est midi et demi. Je quitte Melide seul, ayant perdu mes compagnons dans
les rues de la ville. Je ne sais pas s’ils sont encore là ou déjà repartis. Je
me suis arrêté à l’ayuntamiento et à la parroquia pour savoir où était le
refugio, mais on m’a dit qu’il n’y en avait pas. J’ai quand même pu faire
apposer un sceau de plus sur ma carte de pèlerin. Je dois en avoir une
cinquantaine !</p>
<p>J’ai découvert par hasard sur la place un petit musée qui exposait le
résultat de fouilles celtiques et romaines entreprises dans la région. C’était
aussi inattendu qu’intéressant pour moi, avant que je n’aille à Padrón et à
Noia où d’autres de ces vestiges m’attendent.</p>
<p>Melide ne m’a pas paru d’un très grand intérêt. J’ai bu une bière dans un
café, espérant voir passer mes amis, mais je suis reparti seul après avoir lu
les nouvelles internationales dans un journal local. Heureusement qu’un homme
assis sur un banc m’a dit que le camino passait par là, sinon je continuais
tout droit.</p>
<p>Je viens de dépasser une jolie petite chapelle romane comme je les aime. Le
chemin s’enfonce dans une forêt d’eucalyptus, offrant une ombre bien agréable.
J’en avais déjà senti le parfum un peu avant Melide, tout surpris de trouver
ces arbres en Espagne, mais à présent c’est une forêt entière dont la puissante
odeur, que je respire à pleins poumons, me débouche les narines.</p>
<p>Un paysan et sa vache encordée avancent lentement à ma rencontre. Les
étables que j’ai vues dans les villages traversés ressemblent à ce qu’elles
devaient être dans le Limousin d’avant-guerre, voire bien avant. Très sales,
remplies de paille souillée qu’on enlève en partie le matin pour la porter sur
le tas de fumier voisin, sans grand nettoyage, si bien que les vaches, qu’elles
soient debout ou assises, ont toujours les flancs maculés de bouse.</p>
<p>De belles bouses bien épaisses et bien rondes jonchent d’ailleurs les rues,
les unes toutes fraîches, d’autres écrabouillées par les roues des tracteurs,
ou desséchées en galettes incrustées dans le macadam. C’est vraiment la
campagne d’avant-guerre. Les trayeuses automatiques existent mais il n’y a pas
de stabulation moderne et hygiénique. On est loin de ce qui se fait ailleurs en
Europe.</p>
<p>Les gallegos sont des paysans dans le plus fort sens du terme : peu
aimables, renfermés, tout juste s’ils disent bonjour en nous regardant passer
comme des étrangers … Les femmes sont un peu plus loquaces mais on n’entend pas
souvent par ici de «Hola ! Buenos días ! Buen viaje !». Il y a trop de pèlerins
et les gens sont blasés. Et puis, ces pèlerins ne leur rapportent rien, sauf
pour les restaurateurs ou tenanciers installés au bord d’une route et munis
d’un magnifique sceau aux armes de Saint-Jacques de Compostelle qu’ils
tamponnent à tour de bras sur chaque credencial qu’on leur présente.</p>
<p>Pour obtenir la «Compostela» à Santiago, il faut justifier qu’on est bien
venu à pied – ou à bicyclette – sur une certaine distance, les tampons apposés
sur la credencial servant de preuve incontestable de notre passage aux
différentes étapes du chemin. En ce qui me concerne, j’en ai plus qu’il n’en
faut, avec tous ceux que j’ai récoltés depuis Paris !</p>
<p>Je viens de rencontrer un cueilleur de mûres professionnel. Je lui ai
demandé si c’était pour faire des confitures, mais il ne m’a pas répondu, trop
occupé à remplir sa boite. Il y en a tellement par ici qu’on est sûr d’en
trouver tout le long du chemin. Elles font le bonheur des pèlerins qui s’en
rassasient. Les mûres trop mûres sont trop douces à mon goût, je préfère quand
elles sont plus acides.</p>
<p>Le sentier que j’emprunte actuellement semble avoir été aménagé tout exprès
pour les pèlerins. Un vieux pont a été entièrement restauré à l’ancienne, comme
pour redonner à ce camino francés sa notoriété d’antan. Verra-t-on bientôt ce
chemin traverser toute l’Europe dans les mêmes conditions, en dehors des
grandes routes, avec des bornes, des auberges, des refuges et des tampons
spécialement conçus pour les pèlerins et destinés à eux seuls ? De plus en plus
de gens l’empruntent déjà, au grand dam des établissements racoleurs en bord de
route qui, je l’espère, feront peu à peu faillite. Mais ce jour-là n’est pas
encore demain.</p>
<p>Je suis très content de faire seul ce dernier bout de chemin. Je craignais
qu’il y ait trop de pèlerins à l’approche de Santiago mais il n’y en a pas plus
que d’habitude et, pour l’instant je n’en ai dépassé encore aucun. Il est vrai
qu’il suffit de se suivre à un kilomètre de distance au même pas pour ne jamais
se rencontrer. Même si certains marchent plus lentement, ils ne se font
rattraper que bien plus tard, longtemps après leur départ. J’ai calculé qu’il
faut au moins 10 km pour rattraper quelqu’un qui marche plus lentement s’il a
au départ une avance d’un kilomètre, soit trois heures de temps environ.</p>
<p>J’ai chaud et j’ai soif. Une fontaine serait la bienvenue. Les fontaines
sont chères aux pèlerins, elles leur donnent le prétexte d’une pause et
l’occasion de se désaltérer. Et comme il fait très chaud, on en profite pour
s’asperger la tête, les bras et le haut du corps et de tremper son tee-shirt ou
son chapeau dans l’eau froide avant de le remettre encore tout mouillé. Même
s’ils ne durent que le temps de quelques pas au soleil, ces quelques instants
d’euphorique fraîcheur sont très appréciés.</p>
<p>Une famille avec un petit chien me salue d’un joyeux «Hola !» La petite
fille me montre son chien en me disant «Mire !», lequel vient aussitôt
mordiller le bas de mon pantalon en faisant mine de me suivre. Elle le prend
alors dans ses bras en me lançant un «Adiós !» rieur et ravi qui me va droit au
cœur.</p>
<p>Des carabiniers en land rover demandent leur chemin aux villageois.
Serait-ce notre gendarmerie locale ? Le conducteur descend devant une porte,
l’ouvre et entre à l’intérieur. Tous les voisins sont déjà là qui s’attroupent
et regardent en silence. Que s’est-il passé ? Nul ne le sait mais la presse
locale nous le dira peut-être demain.</p>
<p>Voici la fontaine tant attendue … mais tarie. Aussi la répudie je comme
Jésus le figuier, et je «m’en vais au vent mauvais qui m’emporte …».</p>
<p>Il est 11 heures, je suis assis sur une grosse pierre, les pieds dans le rio
Boente, le guide du pèlerin sur les genoux, fumant une cigarette. C’est le pied
… et même les deux, et la tête et le cœur avec. Petite halte rafraîchissante
entre Melide et Arzúa, avant de grimper une petite crête boisée. J’en profite
pour me remettre en short, car ce matin, brumeux comme les précédents, la
fraîcheur justifiait le port d’un pantalon.</p>
<p>Il n’y aura malheureusement pas de bar ni de restaurant avant Arzúa pour
manger et boire et quand j’arriverai dans la ville, dans une bonne heure si je
marche bien, il sera trop tard pour commander la comida de mediodía. Tant pis,
je me rattraperai ce soir.</p>
<p>J’ai donné toute ma mesure avec les hommes, je tente à présent de la donner
avec la nature.</p>
<p>J’étais en train de relacer mes chaussures quand mes compagnons sont arrivés
avec des victuailles. Nous nous sommes tous installés pour un grand pique-nique
et une longue sieste.</p>
<p>Je pensais ne rien avoir à manger jusqu’à ce soir, mais j’ai reçu le
«cadeau» du pèlerin – on dit que le pèlerin n’a jamais à s’en faire, qu’il
recevra un cadeau par jour. En tout cas, pour aujourd’hui, je suis comblé.</p>153. Premier bilanurn:md5:f62f8f99d1328c4f01c026b14ea8d0e4Sunday 26 August 1990Sunday 26 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Dimanche 26 août 1990</em></p>
<p>Il me reste encore à faire le bilan de cette démarche entreprise voilà plus
de 100 jours, mais déjà je me sens porté ailleurs, plus loin, plus haut peut
être, c’est comme si déjà toute cette aventure était derrière moi. Je sais
cependant qu’il faut absolument que j’en fasse quelque chose de déterminant
pour mon futur, mais elle semble s’être déjà infiltrée et intégrée dans le long
parcours de ma vie autour du monde, et autour de moi. Je crains seulement que
le futur proche ne m’absorbe trop vite et m’empêche de méditer cette fois «sur»
ma méditation déambulatoire.</p>
<p>Je peux dès maintenant affirmer que mon pèlerinage fut plus déambulatoire
que méditatif. Bien sûr, au cours de mes journées de marche, il m’est venu
beaucoup d’idées, de pensées, de souvenirs, de projets, d’études critiques,
d’ébauches de théories dans les domaines les plus variés. Et cette spontanéité
de l’expression par le langage direct a été une expérience que je suis très
content d’avoir faite. J’attends le résultat de la transcription de mon
enregistrement pour en saisir toute la portée. Mais je peux déjà dire que je
n’ai pas médité aussi souvent ni aussi profondément que je l’aurais souhaité
sur la condition humaine, sur mon rapport aux autres et des autres à moi, de ma
relation avec Dieu.</p>
<p>Car quand on marche, on est davantage sollicité par nos pulsions physiques,
sensorielles, qui se prolongent bien sûr en observations, associations,
fictions diverses fabriquées à partir de réminiscences d’une instruction
passée, de bribes de savoir accumulées au cours des années, d’images
reproductives ou récréatives plus que de véritable création intellectuelle
raisonnée.</p>
<p>À part quelques moments émotionnels très intenses que j’ai pu relater au
cours de mes enregistrements spontanés, je n’ai pas eu à proprement parler
d’inspiration profonde, de sentiment d’être orienté vers une lumière plus
éclatante, vers vérité une plus profonde. Beaucoup de choses se sont certes
simplifiées, je suis même arrivé à définir ma vie de façon simple et homogène.
La plupart de mes problèmes se sont évanouis au profit d’une grande sérénité,
d’une plus grande liberté, d’une parfaite indépendance d’action et de
pensée.</p>
<p>Certains soirs pourtant me revenaient quelques soucis, quelques anxiétés qui
se fixaient sur des problèmes sociaux et affectifs non encore résolus et que
j’espère voir réglés bientôt. Notamment celui de ma séparation d’avec AC, ou
plutôt mon éloignement définitif mais sans rupture radicale. Mais pour l’heure
je n’en demande pas tant, je voudrais surtout que toute cette procédure
juridique et administrative se termine rapidement afin que nous puissions elle
et moi repartir chacun sur d’autres bases.</p>
<p>Je n’ai pas eu non plus de véritable révélation, ni de grande extase. À part
quelques moments d’émotion très intense qui m’ont arraché des larmes, chose
rare à mon âge, comme si j’avais été transporté de joie dans une paix absolue
et une permanence totale. Avec la sensation que mon être propre devenait
universel, que tout ce qui m’entourait de plus fondamental, primitif,
indispensable à une terre comme la nôtre – les herbes, les fleurs, les arbres,
les pierres et tout ce que l’homme, dans sa ferveur ou sa foi, avait construit
de plus beau, de plus solide – tout cela était en moi. Mon humble et précaire
existence devenait partie intégrante de toutes ces choses-là, je les sentais en
moi en même temps que je me sentais en elles.</p>
<p>La question essentielle pour moi, qui pose le sens même de mon existence,
c’est de savoir à quel moment me séparer de la partie pour aller vers le tout.
Si je ne m’en inquiète guère pour moi, j’ai quelque difficulté à bien savoir
comment me séparer de ceux que j’aime, ceux auxquels je suis attaché, ceux à
qui je peux encore donner un peu de moi, comment et à quel moment les laisser
vivre sans moi, comment ne plus m’en «occuper». Quand me détacher du monde ?
Comment me détacher de ceux que j’aime pour m’en aller plus loin et plus
profondément à l’intérieur et à l’extérieur de tout et de tous ?</p>
<p>Comment éliminer l’acte ponctuel au profit d’une pensée absolue, plus large
et plus profonde, plus humaniste, qui par sa force latente, sa puissance active
et son pouvoir percutant pourrait aider le monde, faire avancer les choses ?
Par la télépathie, l’écriture ou la manifestation ?</p>
<p>Cette pensée profonde, cet encouragement à vivre, cette recherche de
solutions meilleures pour le progrès individuel et collectif, cette volonté de
plus sereine communion, tant d’hommes déjà les ont tentés et entrepris qu’il
semble vain d’en rajouter. Mais au-delà de la simple réalisation de sa propre
vie personnelle, qui serait déjà une grande conquête, il y a la réalisation de
ce qu’on aurait voulu faire pour les autres, pour quelques autres, ceux qui
nous sont les plus proches. Pas ce que nous aurions voulu en tant qu’homme, en
tant que père, en tant qu’ami, en tant que conjoint, mais ce qu’on aurait voulu
voir grandir, se développer, mûrir chez l’autre. À partir du moment où l’on
sent que ceux qu’on aime ont du mal à se réaliser ou qui se laissent aller à
trop de négligences, trop d’oublis, ou à quelque paresse et distraction un peu
trop prolongées, et que nous voudrions les aider à retrouver leur propre
chemin, à les remettre sur leur propre voie essentielle, peut-être pas encore
tout à fait reconnue ni définie mais dont quelques indices sont déjà apparus à
leur conscience en marche hors des sentiers battus, … c’est alors que le choix
devient difficile : faut-il intervenir dans la vie de l’autre, pour l’aider à
tirer le meilleur parti de lui-même ? Ou s’abstenir et rester en retrait ? Je
n’ai pas encore trouvé la réponse.</p>152. De Portomarín à Palas de Reiurn:md5:ba99cb9a0f995141036dc43723a67ed9Sunday 26 August 1990Sunday 26 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Dimanche 26 août 1990</em></p>
<p>Onze heures du matin, entre Portomarín et Palas de Rei. Hier soir nous
sommes arrivés assez fatigués au refugio de Portomarín, petit village
reconstruit au-dessus de l’ancien recouvert par les eaux du Miño depuis la
construction d’un barrage en aval. Mais le lac est presque à sec et on peut
voir dans son lit quelques restes du village engloutit : pans de murs qui ne se
sont pas encore effondrés, traces d’anciens chemins, enclos et passages bordés
de pierres, vestiges de maisons disparues …</p>
<p>Le refuge de Portomarín est, dit-on, le dernier refuge confortable avant
Santiago. Aussi allons-nous en profiter pour prendre plusieurs douches chaudes,
laver tout le linge sale et bien dormir. Nous serons les derniers pratiquement
à nous mettre en route pour atteindre Palas de Rei distant de 20 à 25 km mais
où nous ne sommes pas du tout sûrs de trouver un toit sous lequel nous
abriter.</p>
<p>Matinée brumeuse, pas froide mais humide. Mes articulations ne se sont
pourtant pas encore réveillées. J’ai acheté hier à la petite pharmacie du bourg
une pommade qui semble faire de l’effet. Je me sens en forme mais je reste
fatigué, non à la suite d’efforts trop violents et continus mais d’une certaine
lassitude née au moment où ma motivation s’est arrêtée, quand j’ai su que
j’allais atteindre sous peu le but ultime de ce pèlerinage depuis si longtemps
projeté.</p>
<p>Je pense déjà plus à mon retour en France qu’à mon arrivée à Santiago, comme
si Compostelle ne devait pas m’apporter l’inspiration, la découverte, la
rencontre que tout pèlerin est en droit d’espérer au terme de tant de journées
de marche, d’effort, de patience et d’endurance. Mon pèlerinage s’est accompli
surtout en France et le camino francés de Roncesvalles à Santiago a davantage
été pour moi une expérience de voyageur philosophe/ethnologue orienté sur
l’extérieur, je l’ai fait plus en observant qu’en méditant.</p>
<p>Il faudra que je réécoute attentivement toutes les cassettes que j’ai
enregistrées du début à la fin pour me rendre compte de l’évolution de ma
pensée, de mon comportement, de ma façon d’être au cours de ces quatre mois
passés sur les routes à marcher (hormis trois semaines d’interruption mais qui
n’ont fait qu’ajouter à ma démarche initiale comme une dimension nouvelle
supplémentaire).</p>
<p>Ces derniers jours, j’ai essayé de téléphoner à La Courcelle et chez moi
boulevard Voltaire, mais la communication ne s’est jamais faite, aussi ai-je
écrit une carte postale ce matin que je posterai dès que je pourrai.</p>
<p>Les deux fourmis juvéniles qui marchent devant moi ont des pieds, des
jambes, de belles cuisses charnues que j’aimerais bien caresser, un postérieur
dodu et ferme dodelinant au rythme de leurs pas, accentué par la cambrure des
reins que le poids du sac souligne. Elles ont la silhouette de tous les
pèlerins modernes, en short, munis d’un bâton et portant une énorme charge sur
le dos. Ce n’est plus celle des pèlerins d’autrefois mais c’est l’image que
reconnaissent de loin tous les villageois, adultes comme enfants, qui nous
regardent passer en nous indiquant le chemin, en nous souhaitant «Buen viaje !
«.</p>
<p>Deux petites fourmis marcheuses et, dans leur petite tête comme dans celle
des milliards de fourmis humaines dans le monde, il y a, au moment où s’éveille
la prise de conscience d’une existence propre, ce quelque chose d’unique qui
les démarque les unes par rapport aux autres dans une même collectivité.</p>
<p>Si les grandes manifestations de masse semblent parfois estomper la
revendication individuelle, il n’en reste pas moins que chacun d’entre nous,
dans sa sphère minuscule, sa toute petite bulle existentielle, est capable de
penser à lui seul. Et penser à soi, penser à l’autre soi, découvrir un autre
moi, un autre mien, n’est-ce pas commencer à avoir envie d’être autre, un
autre, autre part ?</p>
<p>On pourrait en dire autant des animaux auxquels on a coutume de n’attribuer
aucune conscience, aucun sens de l’individu, et que l’on a si longtemps
considéré comme simplement conditionnés par un instinct stéréotypé auquel on ne
peut se soustraire, sauf pour le remplacer dans certains cas (dressage,
domestication) par un réflexe conditionné artificiellement acquis.</p>
<p>Pourquoi dans un pré tous les moutons ne sont-ils pas anonymement concentrés
au même endroit ? Pourquoi dans un pâturage toutes les vaches ne se rassemblent
elles pas ? Pourquoi les chèvres ne mangent elles pas toutes en même temps ?
Pourquoi les chevaux ne marchent ils pas tous ensemble d’un pas tranquille,
d’une touffe d’herbe à une autre ? Même si tout ce que font ces animaux est
instinctif, ils ne s’individualisent pas moins au niveau de l’acte ponctuel.
Ils ne mangent pas ni ne dorment tous en même temps, ils ne conçoivent pas tous
au même moment et ne donnent pas tous naissance le même jour. Leur vie
collective fourmille d’exceptions individuelles.</p>
<p>L’homme n’est-il pas lui-même un animal collectif – social – qui s’est peu à
peu différencié en allant chacun de son côté, par bandes, familles ou tribus,
allant de plus en plus loin, se séparant de plus en plus les uns des autres,
les uns restant sur place, les autres avançant, d’autres tournant en rond.
Exactement comme le font encore de nos jours, à une autre échelle, les vaches
dans les prés. De sa sujétion à son instinct, devenu moins indispensable,
l’homme est passé à l’action libre, au privilège du choix. Mais il lui reste
encore une part de déterminisme dont il n’a pu se débarrasser.</p>
<p>Nous avons perdu une bonne partie de notre sens du toucher et de notre
odorat parce que nous nous sommes peu à peu éloignés des êtres et des choses,
au profit de l’image et du son qui peuvent être perçus à distance et que nos
moyens technologiques peuvent même envoyer, renvoyer, relayer et transmettre
très loin à tout moment, partout. D’où notre incapacité à percevoir par le nez
et les doigts. Incapacité sensorielle et diminution de notre perspicacité
olfactive et tactile, mais aussi philosophique en raison de l’éloignement des
êtres entre eux, désormais impuissants à se renifler, à se palper. Cet abandon
de deux de nos sens au profit de deux autres est-il dû à notre éducation
sociale et religieuse ? Probablement, car les animaux, eux, pour se
reconnaître, s’évaluer, s’aimer, s’approchent l’un de l’autre pour se sentir,
se toucher, s’étreindre. L’homme a dû faire de même jadis parce que son
instinct dépassait sa conscience et parce qu’il n’avait pas encore refoulé
derrière les barreaux de ses tabous l’instinct dénonciateur de ses origines
animales.</p>
<p>En y réfléchissant bien, comment un homme peut-il connaître, comprendre,
communiquer avec une femme sans s’approcher d’elle de très près, sans la
toucher ? Effleurer du doigt une autre peau que la sienne, c’est provoquer une
sensation tactile précise et déterminante, c’est éveiller quelque réaction
psychosomatique surprenante. Mais ce toucher va beaucoup plus loin, il glisse à
l’intérieur de la peau, génère des ondes de formes particulières, engendre même
des idées. En effleurant du doigt le contour d’un corps, on perçoit, outre le
grain de la peau parcourue, l’effluve, kinesthésique d’un nouvel espace
intérieur, l’organisation de viscères étranges et, au-delà, le moule interne au
creux de la personne «touchée». Le plus souvent, les perceptions s’arrêtent au
niveau de la sensation, tout au plus de l’imagination sensorielle ou de
l’association sensible, complexe certes, mais qui ne se traduit pas en
préoccupation consciente, en réflexion intellectuelle, en expression
rationnelle. Car nous ne sommes pas encore arrivés à faire passer l’inconscient
dans le conscient sans l’effacer.</p>
<p>Tout ce qu’on a pu faire jusqu’à présent, c’est d’explorer des bribes
d’inconscient échappées par inadvertance en diverses occasions et qui nous
permettent tout juste de les inventorier et de les expliquer succinctement, en
élaborant quelques hypothèses controversées à propos de leur origine, de leur
développement et de leur rôle.</p>
<p>Tandis que l’image et le son se sont développés au niveau de notre
conscience, au point de presque devenir les agents de transmission de cette
conscience, le toucher et l’odorat, considérés comme des perceptions mineures,
plus instinctives, moins développées et moins riches, ont peu à peu été laissés
pour compte. Et pourtant, comment saisir l’âme-même de quelqu’un – et
particulièrement du sexe opposé – autrement que par son goût ?</p>
<p>L’étape est brève mais je n’avance pas, faute de motivation. Il fait chaud,
j’ai envie de m’arrêter à tout instant et je ne suis pas seul. Mes compagnons
sont dans le même état d’esprit. Est-ce parce que nous savons qu’il ne nous
reste que trois jours pour atteindre Santiago ?</p>
<p>J’ai enfin réussi à joindre Gil à La Courcelle cet après-midi. Marcel est à
Madrid, il rentre dimanche à Paris, Olivier et Stella sont à Cebu, Laurent et
Hélène à Paris avec les enfants et Jérôme est en Turquie. Bien sûr, elle se
fait du souci pour lui et préfèrerait le voir rentrer le plus tôt possible, ses
cartes postales ne la tranquillisent guère. Pas de graves soucis cependant, des
incidents de voisinage, mais elle s’y attendait, c’était inévitable, les gens
finissent toujours par retourner à leurs barrières pour regarder par-dessus si
on n’empiète pas sur leur territoire. De ces histoires locales temporaires et
interminables qui alimentent la chronique villageoise. Comme je me sens loin de
tout ça !</p>
<p>Gil avait peur que je sois entouré de trop de pèlerins mystiques. Si elle
savait ! C’est plutôt le contraire, j’ai l’impression d’être le plus mystique
de tous.</p>
<p>16 heures. Il nous reste 6 km. Nous avons pique-niqué dans un village sur
une grande table couverte d’une nappe de papier blanc installée dehors sous les
arbres. Nous nous sommes installés mais nada, no comida caliente, alors on a
commandé à boire et nous avons mangé ce que nous avions emporté avec nous :
pain, jambon, fruits, chocolat. À côté de nous, la famille et les amis
ingurgitaient patates, chorizos, tortillas, vin et Cie. Tout ça défilait sous
mon nez. Il y en avait beaucoup trop pour eux seuls mais personne ne nous
proposa de partager. Ça ne leur aurait rien coûté et nous étions prêts à payer
notre part. Mais non, pas de comida caliente pour les clients le dimanche.
Curieux tout de même, j’eus l’impression de me retrouver dans le plus arriéré
des départements français, et encore je serais étonné qu’on agisse ainsi
lorsqu’il s’agit de pèlerins. Ils ne nous ont rien offert, juste souhaité un
bon voyage en partant, qui avait l’air de dire «bon débarras». Et donné une
information utile : à Palas de Rei, il y a un refugio avec douches. Mais c’est
à vérifier.</p>
<p>Il y avait une belle botte de foin dans la grange, je m’y serais bien étendu
pour une petite sieste. Mais l’endroit n’était vraiment pas sympathique : des
gens bouchés, inhospitaliers, égoïstes, restreints par nature, ignorants par
bêtise.</p>
<blockquote>
<p>Un bon morceau d’enregistrement a disparu par je ne sais quelle malicieuse
circonstance. À plusieurs reprises déjà des plages d’inquiétants silences
défilent sans que je ne puisse restituer en mémoire mes paroles effacées. Les
plus importantes certainement puisqu’à jamais inaccessibles. Ainsi en va-t-il
de notre histoire, peut-être seulement remplie d’aventures secondaires…</p>
</blockquote>151. La femme cette inconnueurn:md5:d35fa2c35bda9d7154c3f70bd58eb6ecSaturday 25 August 1990Saturday 25 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Samedi 25 août 1990</em></p>
<p>Ce matin en me réveillant je me suis souvenu avoir rêvé de Gil et de Laurent
tout petit au cours de la nuit, mais hélas aucun détail ne m’est resté. Je
crois me rappeler cependant que nous nous étions disputés Gil et moi, mais pas
de façon violente. Ce que je voulais savoir à ce moment-là c’était s’il lui
arrivait encore de rêver de moi. Il faudra que je lui pose la question mais me
répondra-t-elle franchement ? En fait je me suis demandé si j’aurais été
content qu’elle me dise oui, ou non. Car il m’arrive encore parfois de rêver
d’elle, mais elle, rêve-t-elle encore de moi ? C’est à partir de là que j’ai
commencé à développer toute une théorie qu’il faudra que je précise et
approfondisse quand je serai rentré à Paris car elle me paraît
intéressante.</p>
<p>La femme – pensais-je, a un pouvoir d’oubli supérieur à l’homme. Elle peut
décider d’oublier un événement, une souffrance, une déception ou un échec dont
elle ne s’accommode plus, pas nécessairement consciemment, mais plutôt de tout
son être (biologique) comme si elle participait à la vie de tout son être et
pas seulement à celle de sa conscience. Loin de moi l’idée que la femme est
incapable d’une réflexion consciente aussi claire et précise que celle de
l’homme, mais l’homme semble pouvoir vivre alternativement consciemment et
inconsciemment. Mais c’est une autre question. Ce que je voulais dire, c’est
que la nature même de la femme est foncièrement différente de celle de l’homme.
Elle est bien sûr de la même espèce mais elle est radicalement différente dans
son comportement, même si de nos jours on a tendance à les confondre. Mais je
ne veux pas non plus banaliser cette différence en la réduisant à la seule
opposition sexuelle au risque d’énoncer une vérité de La Palice.</p>
<p>Ici je dois préciser que j’entends par sexualité l’ensemble des données
biologiques constituant la vie dans tous ses aspects. Je lui donne donc un sens
très large qui me permet dès lors d’affirmer que deux personnes de sexe opposé
– l’homme et la femme en l’occurrence – sont foncièrement dissemblables … Et
bien entendu complémentaires.</p>
<p>Il faut bien admettre après tout cette idée toute simple – réalité
originelle – que la vie n’existe que si elle peut se perpétuer. Et pour se
perpétuer sur notre terre la nature a imaginé un système dualiste de
complémentarité consistant à concevoir une nouvelle créature à partir de deux
éléments nécessaires et suffisants : le pollen et l’étamine, le sexe mâle et le
sexe femelle, l’ovule et le spermatozoïde. À part quelques exceptions qui
confirment la règle, toute la vie végétale et animale de notre planète se
reproduit ainsi.</p>
<p>Pour en revenir à l’oubli, je crois que la femme participant davantage du/au
monde que l’homme, car davantage imprégnée d’univers – cosmique, matériel,
somatique – en rythme naturel (cycle lunaire), en manifestations sensibles
(climatologie terrestre) voire même dans sa vocation maternelle spécifique à
s’occuper du nouveau-né (attention, je ne dis pas qu’elle n’a QUE cette
vocation, je ne fais que constater un phénomène naturel), pour toutes ces
raisons la femme a peut-être moins besoin de passé et d’avenir que l’homme, je
veux dire qu’elle a moins besoin de s’en préoccuper. S’appuyer sur son passé, y
revenir, tenter de l’expliquer, ou se projeter dans un avenir à réaliser,
prévoir un futur hypothétique, n’est-ce pas proprement masculin ? Le
comportement d’un homme conquérant, entreprenant, qui ne peut s’empêcher de
vouloir aller plus loin, d’acquérir plus de pouvoir, utilisant sa force pour y
parvenir. La femme se situe davantage en attente, en présence, en
participation, passive parfois (du moins au regard des hommes) mais constante,
solide, stable. Elle a moins besoin donc de se référer au passé ni d’imaginer
l’avenir. Non qu’elle soit dépourvue de mémoire ou d’imagination – c’est
souvent le contraire – mais elle les emploie autrement, dans d’autres contextes
et selon d’autres perspectives. Bien sûr, dans notre société occidentale
désexuée – ou unisexuée – la différence ne se remarque que lors de subtiles
enquêtes dont on ne tire d’ailleurs que de bien rudimentaires conclusions.
C’est ainsi qu’on s’est aperçu que les femmes étaient susceptibles de
meilleures mémoires d’analyse stricte, minutieuse et détaillée, qu’elles
faisaient davantage preuve de patience et de sensibilité sensorielle dans des
tâches scientifiques de recherche pratique ou technique dans la manipulation
d’objets complexes. Par contre on ne découvre pas beaucoup d’historiennes ni
d’archéologues qui aient émis d’intéressantes hypothèses anthropologiques, on
ne rencontre pas beaucoup de femmes artistes, prospectrices ou visionnaires qui
soient allées plus loin que l’homme dans la découverte. Pourquoi ?</p>
<p>Parce que ce n’est pas son rôle ni son besoin. Étant partie prenante au
monde, y participant plus que l’homme, elle le connaît mieux. Elle n’a donc pas
besoin de le découvrir. Mais elle s’occupera par contre de son déroulement
quotidien, de son développement interne, de son évolution sensible. Sa
préoccupation majeure était – avant l’avènement de notre société moderne – la
vie de sa famille dans ses moindres aspects, essentiels mais aussi
existentiels. Créatrice, procréatrice de vie, hormis la petite graine qui lui a
été remise, c’est elle qui a fait tout le boulot. L’homme, lui, n’a qu’à se
débrouiller pour lui apporter les moyens nécessaires à la perpétuation de la
vie.</p>
<p>On aura beau se chercher de plus exaltants motifs d’existence, notre
première fonction sur terre – vitale – est de perpétuer la vie, en l’améliorant
si possible mais il faut d’abord la créer, qu’on le veuille ou non.</p>
<p>Comment alors deux natures si différentes peuvent-elles s’unir, se réunir ?
Au-delà de la seule nécessité sexuelle procréatrice ? Comment un homme et une
femme peuvent-ils vivre jusqu’à leur mort ensemble, partenaires complémentaires
et différenciés ?</p>
<p>Si on se pose autant cette question, c’est peut-être que nous sommes arrivés
au point de rupture de l’individu et de la société. Tandis que l’homme et la
femme, en tant qu’individus, sont restés différents, ils sont devenus
identiques – en droit – en tant que membres d’une société indifférenciée. La
nature a maintenu depuis la nuit des temps les deux formes masculine et
féminine de l’espèce humaine alors qu’elle a accepté voire provoqué l’évolution
d’une société univoque. Ou bien l’homme est allé plus loin que les intentions
naturelles, ou bien ne sait-il pas encore ce que la nature lui réserve, ce que
l’évolution lui prépare.</p>
<p>Nous sommes à une époque où la femme a perdu une grande partie de sa
spécificité propre, et il en est de même pour l’homme. Parce que notre société
s’est homogénéisée et que de masculine elle est devenue … humaine tout
simplement, à partir du moment où l’on a considéré que la femme devaient avoir
les mêmes droits que les hommes (leur entrée en vigueur n’étant qu’une question
de temps et d’habitude).</p>
<p>On pourrait se demander si la lutte des femmes pour obtenir ces droits est
un fait de nature ou de société, de culture ; une redéfinition de la nature en
évolution déterminante (aux fins non connues) ou une décision de créatures se
sentant menacées.</p>
<p>L’emprise de l’homme sur le monde devenant trop grande, et sa nature
conquérante dangereuse pour le maintien d’un certain équilibre naturel, un
changement dans la répartition des forces, des rôles aussi peut-être, est en
train de s’opérer entre l’homme et la femme, dont les conséquences pourront ne
pas être que sociales. Pour l’heure, la femme ne fait que rattraper une
situation désavantageuse pour elle, mais qu’adviendra-t-il quand elle aura la
même place que l’homme – autant de fonctions, autant de responsabilité, autant
d’influence – sur tous les plans, économiques, politiques, professionnel et
autres ?</p>
<p>C’est peut-être que la nature a choisi cette tactique pour redonner à
l’espèce humaine un peu plus de stabilité, de permanence, de pondération dans
ses œuvres, afin de mieux se protéger de ses effets prédateurs. Comme on l’a
vu, ces valeurs sont inhérentes à la femme plus qu’à l’homme. Ainsi le MLF
n’aurait-il été que le déclenchement brouillon d’un processus nouveau de
rééquilibrage à long terme de l’évolution humaine dans le cadre d’une nature
globale au dessein clair – durer, survivre, reproduire à tout prix – mais aux
moyens ambigus, secrets, inattendus.</p>
<p>Certes la libération de la femme et l’obtention de ses droits sont encore
loin d’être réalisées universellement. Sans parler de ce qu’il reste à faire
dans nos propres sociétés dites évoluées et démocratiques, les peuples
africains et du Moyen-Orient, pour ne citer qu’eux, sont encore soumis au
conservatisme de traditions ancestrales qui avantagent l’homme au dépens de la
femme (voile, excision, etc.). N’en déplaise aux hommes qui s’acharnent à
défendre des prérogatives d’un autre âge, la participation de la femme à la vie
d’une société en mutation est irrémédiable …</p>
<p>Mais revenons à mon point de départ. À plusieurs reprises, je me suis aperçu
en parlant à des amies de longue date qu’elles ne se souvenaient pas toujours
de toutes les aventures qu’elles avaient eues avec des hommes au cours de leur
vie. En ce qui me concerne, au moins deux d’entre elles ne savaient plus très
bien si elles avaient fait l’amour ou non avec moi. Le disaient-elles pour rire
où étaient-elles sincères ?</p>
<p>Bon, ça y est, à force de parler, je me suis complètement trompé de chemin.
Heureusement que je m’en suis aperçu à temps. Mais voilà, je ne sais plus où
j’en étais et j’ai perdu le fil de mon propos.</p>
<p>En fait, à l’issue de mes réflexions de ce matin, je me suis dit que
j’aurais beaucoup aimé rencontrer une femme ayant justement développé ses
spécificité propres tout en s’adaptant au monde moderne et susceptible de
dépasser dans la communication inter-sexe (homme-femme) l’ambiguïté d’un
langage différent sujet à confusion, voire à incompréhension totale. J’en ai
bien sûr rencontré plusieurs qui tentaient de le faire. Mais ou bien elles se
masculinisaient trop – pour mieux se défendre apparemment – et perdaient donc
ce côté que j’aurais tendance à nommer romanesque, mais sans aucune ironie,
bien au contraire, parce que ce terme représente pour moi quelque chose que
nous avons oublié de vivre depuis quelques temps et que la femme seule a un peu
conservé, mais en cachette, afin de mieux se soustraire à la malignité
masculine qui sut si bien en profiter pour arriver à ses fins, celles d’une
nature … consciente de ses devoirs de … reproduction !</p>
<p>Sans vouloir trop schématiser ni faire de généralités, beaucoup de jeunes
femmes d’aujourd’hui qui cherchent à se réaliser en tant que femmes nouvelles
dans une société nouvelle, qui ont réussi à se libérer de la sujétion masculine
que leurs mères avaient trop acceptée, ont tendance à devenir hermaphrodites.
Tout en conservant leur spécificité féminine – parfois mise sous le boisseau –
elles acquièrent et développent certaines caractéristiques masculines. À
l’inverse, l’homme lui ne le fait pas (ou pas encore ?).</p>
<p>Assisterons-nous à un renversement des rôles ou à une autre répartition des
fonctions ? Que se passera-t-il par exemple quand de plus en plus de femmes
accéderont aux postes professionnels encore très largement occupés par les
hommes ? On assiste déjà à une inversion effective de certaines catégories de
métier, dont les femmes s’acquittent mieux, comme l’électronique, la petite
mécanique, la chimie et les manipulations en laboratoire, la gestion comptable
et bibliophile, bref tout ce qui demande minutie, patience, délicatesse et
régularité.</p>150. De Samos à Portomarínurn:md5:62fb5ec00ca41ad453394b462c7a5276Saturday 25 August 1990Saturday 25 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Samedi 25 août 1990</em></p>
<p>Nous sommes aujourd’hui samedi 25 août 1990. J’ai quitté Samos ce matin à 7
heures, m’étant levé le premier à 6 heures. Mais presqu’aussitôt, d’autres se
sont levés et je me suis retrouvé à la porte avec mes 4 compagnons espagnols –
Jaime et les 3 filles – et nous sommes donc repartis ensemble pour cette longue
étape de Portomarín via Sarria, que nous avons rejoint à 10 heures et où nous
avons pris un bon petit déjeuner.</p>
<p>Le couple français était là aussi, toujours accompagné du chien qui les suit
depuis O Cebreiro et dont ils n’arrivent pas à se débarrasser. Le soir, il
attend patiemment dehors devant la porte du refuge jusqu’au lendemain matin et
reprend la route en leur compagnie.</p>
<p>Hier je suis arrivé à Samos bien fatigué, les jambes en coton, les
articulations rouillées, aussi décidai-je de me coucher tôt et pour cela de
manger ce que j’avais avec moi au refuge du monastère. Il me restait une soupe
aux vermicelles que j’ai agrémentée d’une tomate, cuite sur mon réchaud qui
heureusement contient encore un peu de gaz, un litre de lait et des fruits
achetés à l’épicerie avec des croissants. Ainsi ai pu me constituer un repas
léger mais confortable pour la nuit et boire ce matin un nescafé au lait
accompagné d’un croissant. J’ai donné les deux autres au couple français à côté
de moi qui se préparait à partir.</p>
<p>Dommage que je n’aie pas été seul tout à l’heure car il m’était venu des tas
d’idées en tête que j’aurais bien voulu enregistrer.</p>
<p>À la sortie de Sarria, je suis tombé par hasard sur la jeune fille française
que j’avais rencontrée à Villafranca. Nous grimpions, mes compagnons espagnols
et moi, le petit raidillon qui aboutit au couvent de la Madeleine au-dessus du
bourg, quand nous l’avons soudain aperçue, redescendant toute seule à grandes
enjambées, ses deux sacs plastiques à la main, une large ceinture épaisse
autour de la taille, qui pouvait être une couverture et … c’est à peu près
tout. Pas de sac à dos, des sandales, un short et un tee-shirt qui devaient
être les mêmes qu’au départ. Joviale, pleine d’entrain, toute contente de
retrouver le groupe de pèlerins rencontrés précédemment, chez Ato de
Villafranca.</p>
<p>Lorsqu’elle m’a reconnu, elle s’est jetée à mon cou, toute heureuse de me
revoir : «Ah, toi aussi tu es là ! C’est formidable, je ne t’avais pas vu,
c’est magnifique !» Je me suis demandé ce qui avait pu susciter en elle un tel
élan spontané, j’en étais à la fois tout fier, tout ému et tout inquiet (à
l’idée que je pourrais mal interpréter son geste).</p>
<p>Cette jeune femme pète de santé, d’enthousiasme, de sérénité ; on peut dire
qu’elle est en pleine forme ! C’est une rencontre que j’attendais, du moins
avais-je besoin de rencontrer une fois encore ce genre de femme. C’est
peut-être d’ailleurs la surprise que m’annonçait mon horoscope … avec un mois
de retard. Du reste, il n’y a que pour moi que cette «rencontre» existe.
Elle-même ne s’est pas rendu compte de mon attente. C’est du reste sans
importance car je sais déjà que sur le plan affectif et sensoriel, nous
resterons sur le qui-vive (sur le quoi-vivre ?), ce qui n’empêchera pas une
approche intéressante sur le plan scientifique et intellectuel. Car ce qu’elle
cherche, ce qu’elle vit et veut, ce qu’elle fait, me paraît correspondre à une
jeune ambition authentique dépourvue d’intérêt mercantile, à une croyance
fervente qu’elle tente de prouver.</p>
<p>Son prosélytisme percutant cherchant à évangéliser quiconque passe auprès
d’elle me fait parfois sourire mais me la rend d’autant plus sympathique qu’on
ne voit plus guère de nos jours de ces jeunes enthousiastes, courageux,
capables d’aller jusqu’au bout d’eux-mêmes. Et puis elle sort du commun, elle
est et vit autrement, pour elle-même et pour ce qu’elle cherche, en révélations
immanente et transcendante confondues. Enfin sa bonne humeur, son enthousiasme,
sa serviabilité font plaisir à voir et à recevoir.</p>
<p>Au cours de notre conversation, je lui ai proposé de lui donner un peu
d’argent car je savais qu’elle n’en avait pas. «Je ne pourrai pas te les
rendre» me dit-elle, à quoi je lui répondis : «Tu n’auras pas besoin de me les
rendre, ou alors dans une autre vie». – «Ne t’en fais pas» me dit-elle, «Dieu
m’a fait des cadeaux» – «Moi aussi j’en fais» ais-je dit pour finir, mais je
savais qu’elle n’accepterait pas comme ça. – «Quand comptes-tu arriver à
Santiago ?» – «Mardi ou mercredi et j’y resterai trois jours». «J’ai donc des
chances de te revoir» lui dis-je et nous avons reparlé de Noia. «Écoute, j’ai
l’intention d’y aller mais pas à pied, je pense louer une voiture» – «Alors
dans ce cas, je veux bien aller avec toi. Il y a aussi l’anglais cycliste, je
l’ai vu à l’église». C’était l’un de ces prosélytes qui, à Villafranca, avait
semblé beaucoup s’intéresser à ce qu’elle lui montrait sur la carte (à mon avis
plutôt à elle directement). «Il faut que je le revois car il doit me donner un
certain nombre d’indications sur les points astronomiques et telluriques que
j’ai découverts.»</p>
<p>Je la soupçonne bien un peu de déchristianiser tous ces pèlerins et de
tenter de les évangéliser côté celte. Mais après tout, pourquoi pas ? Le
christianisme a tellement fait de conneries qu’on peut bien, de temps en temps,
bousculer ses dogmes et revenir à des réalités historiques montrant que lui
aussi a été un grand usurpateur de cultures antérieures.</p>
<p>Elle me donna de bonnes informations, notamment que nous pouvions obtenir un
«sello» en allant sonner la clochette de la troisième porte après celle de
l’église et, se retournant – car elle avait déjà fait quelques pas vers son
destin – elle me dit : «Ah, n’oublie pas de demander au Padre de te montrer
dans la chapelle le chapiteau sur lequel on peut voir un loup mordre la queue
du cochon …» Et nous avons ri ensemble comme s’il s’agissait d’un mot de passe
connu de nous seuls.</p>
<p>Un très vieux chêne au bord du chemin, un banc de pierre, mais quelles
pierres ! Trois énormes stèles posées en dolmen et une quatrième comme dossier,
de forme semi circulaire, très épaisse à sa base et sur laquelle apparaît un
dessin sculpté ressemblant à un phare ou un ciboire, très stylisé, très simple.
On se demanderait presque si ce n’est pas là un vestige d’un de ces lieux de
Justice de Saint-Louis, ou de palabre druidique.</p>
<p>Un peu plus loin, juste devant moi, un autre monument très ancien
ressemblant à une fontaine, mais sans eau, surmontée d’une sorte de calvaire
avec une niche – vide – et une croix gravée de façon maladroite et, de chaque
côté, un dessin, celui de gauche représentant une croix et celui de droite ce
même signe qui ressemble à un PHI grec. Il faudra que je me renseigne sur sa
signification.</p>
<p>J’ai retrouvé mes quatre compagnons et nous avons fait la pause ensemble.
Hélas, en repartant, j’ai oublié ma gourde que j’avais suspendue à la poutre
d’une grange. J’espérais que le couple français derrière nous la verrait et me
la rapporterait, mais ils m’ont dit ne pas l’avoir remarquée. Tant pis,
j’utiliserai la gourde que m’a envoyée Jérôme, mais il faudra que je trouve un
moyen de la fixer sur mon sac.</p>
<p>Des mûres et encore des mûres pour notre dessert, après la boite de sardines
et la tomate que nous nous sommes partagées avec quelques carrés de chocolat
tout à l’heure. De Sarria à Portomarín, on traverse plusieurs villages, mais
aucun n’a de bar ni de fonda, si bien que depuis notre petit déjeuner pris à 11
heures au départ de Sarria, nous n’avons rien trouvé en chemin, et ce sera
ainsi jusqu’à Portomarín.</p>
<p>16 heures. Il reste environ 5 à 6 km à faire, peut-être moins, peut-être
plus, les «guías» ne sont pas d’accord entre eux. La version espagnole indique
un certain kilométrage mais sans échelle, tandis que la française donne les
temps mais sans distances. On ne sait donc pas trop à quoi s’en tenir, d’autant
plus que nous empruntons parfois des chemins différents. Alors on marche, et si
l’on rencontre quelqu’un dans un village, on lui demande où on est, et on
essaie de se repérer sur la carte, mais à cette heure-ci on ne voit pas
beaucoup de monde dehors.</p>
<p>L’ensemble de cette étape est très beau et facile : un sentier, un chemin,
un bout de route et surtout de vieilles voies pédestres plus ou moins bien
entretenues, parfois très pierreuses, parfois très propres comme celle que je
suis maintenant, bordées de deux murs assez hauts permettant de voir de temps
en temps le paysage alentour, qui est du reste exceptionnel. Certains murs sont
curieux, comme celui-ci, qui offre par moment des ouvertures maintenues par
d’énormes pierres, des sortes de lauses posées de champ pour empêcher le mur de
s’écrouler. Mais je ne vois pas très bien la raison d’un tel assemblage, de
cette rupture de style. Peut-être tout simplement pour utiliser les grandes
pierres plates disponibles, constituant à elles seules des pans de mur tous
faits.</p>
<p>Notre sentier serpente ainsi le long des pentes, tout emmuraillé de pierres,
dans un paysage qui fait penser à la Bretagne avec ses chemins creux et ses
collines mi-cultivées mi-boisées.</p>149. De O Cebreiro à Samosurn:md5:56d2a276ac70a715358f7140c323887bFriday 24 August 1990Friday 24 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Vendredi 24 août 1990</em></p>
<p>O Cebreiro, 7h30 du matin. Une brume à couper au couteau, et pourtant bien
des occupants du refuge sont déjà loin. J’attends mes compagnons de route qui
lentement se préparent. On ne voit pas à 10 mètres devant soi, ce n’est pas le
moment de se tromper de direction.</p>
<p>J’ai bien dormi dans ma petite chambre d’hôtel à 1450 Pts et bien mangé hier
soir une bonne tortilla en compagnie du couple français, parti ce matin depuis
déjà longtemps. Car c’est un couple qui marche … sur la route en tout cas.
Parisiens partis du Puy ils espèrent arriver mercredi à Santiago, aussi
pressent-ils le pas. Bons marcheurs, il leur arrive de doubler une étape. Ce
sont de sérieux pèlerins. Moi je verrai bien ce que je pourrai faire. Mon genou
gauche et ma cheville droite détermineront ma vitesse. Mais ce matin, bien
reposés, ils ont l’air l’un et l’autre bien disposés à mon égard. Nous verrons
ce qu’ils me diront tout à l’heure. Pour l’instant j’essaie de me réchauffer
car la brume froide s’insinue sournoisement sous ma veste.</p>
<p>L’un des deux cyclistes anglais – celui que j’ai complimenté pour son
français – continue de dormir ou fait semblant, absolument indifférent au
tohu-bohu environnant, complètement caché dans son sac de couchage si bien que
j’ai failli lui marcher dessus tout à l’heure en allant réveiller mes amis
espagnols. Il a levé la tête, m’a regardé, je me suis vaguement excusé en
anglais et il s’est rendormi, imperturbable, en vrai british, sans même avoir
l’air de se rendre compte que tous autour de lui s’apprêtaient à lever le camp.
La porte ouverte laissait tout juste paraître un peu de jour blafard et lui,
momie immobile au milieu de ce remue-ménage, semblait nous inciter à moins
d’impatience. Je crois qu’il le faisait un peu exprès.</p>
<p>C’est une très belle route que je suis en train de suivre, longeant la
crête, surplombant un panorama de collines, vallons, villages accrochés au
flanc de mamelons boisés, encore tout endormis. La brume s’est levée, le soleil
à l’Est l’a dispersée de ses premiers rayons, l’air se purifie, les nuages s’en
vont à l’horizon et le ciel peu à peu se peint en bleu.</p>
<p>Une nouvelle belle journée s’annonce, je ne sais pas de quoi notre chemin
sera fait mais en tout cas le paysage est parfait.</p>
<p>Voici ce que je pourrai dire à Nanou quand je la reverrai : «En somme je me
suis un peu trompé à ton égard mais j’ai peut-être aussi été abusé par ta
jeunesse, ton charme, ton dynamisme, ta spontanéité et tes dons artistiques.
Bref j’ai pensé que tu étais une jeune femme pleine d’allant. Tu me l’avais
souvent dit, combien de choses tu avais entreprises, combien d’argent tu avais
parfois remué sans pour autant en devenir esclave, hors j’ai découvert par la
suite que beaucoup de ce que tu m’avais raconté n’avait été qu’espéré et non
vécu réellement comme tu me l’avais laissé croire. Il semble que tu te sois
opposée peu à peu à moi non à cause de mon indépendance ou de ma lenteur
d’esprit – tu me l’as souvent reprochée – mais parce que tu attendais autre
chose de l’homme choisi pour ta sécurité. Non pas une sécurité matérielle mais
une force rassurante, une solidité apaisante. Le fait que je parte souvent et
que toi tu te sentes obligée de rester a provoqué ce clivage entre nous, devenu
rupture irrémédiable …</p>
<p>Enfin je les ai tous semés, grâce à mon pas spécial de descente libre ! Car
ils ne le savent pas, quand on descend, il faut relâcher les muscles, fléchir
les jambes et laisser tomber ses pieds où ils veulent, ou du moins là où on
tente de les mettre entre les cailloux ou de pierre en pierre, mais toujours le
corps en avant, en perpétuel déséquilibre, courant parfois, au gré des jambes
plus ou moins emballées, mais en contrôlant leur rythme afin de ne pas dépasser
une certaine vitesse au-delà de laquelle tout le corps peut se disloquer au
moindre incident de parcours, les genoux toujours légèrement fléchis, prêts à
réagir comme des amortisseurs et de façon à ce que les muscles des cuisses ne
raidissent pas. Toute une technique parfaitement mise au point apprise de
longue date en dévalant les pierriers de mes montagnes suisses.</p>
<p>J’en avais un peu marre de cette bande d’hurluberlus faisant la cour à mes
trois compagnes espagnoles toutes contentes bien sûr d’être prises en
considération par des jeunes gens de leur âge, tout prêt à s’occuper d’elles.
Toujours marcher avec un vieux retraité français qui ne comprend qu’à moitié
l’espagnol et un madrilène boiteux un peu fou qui parfois prend un peu trop de
place, ça ne devait pas être toujours très rigolo pour elles.</p>
<p>Comme je boitille d’une jambe et Jaime de l’autre, qu’elles sont un peu
fatiguées et qu’on en a tous un peu marre, alors la mauvaise humeur tente de
nous séparer et c’est l’effilochage assuré. Mais on se retrouvera bien tout à
l’heure …</p>
<p>J’aimerais bien quand même arriver tout seul à Santiago. Car cette espèce de
rallye qui ressemble de plus en plus à un voyage en groupe ne me plaît guère.
On était bien une vingtaine, peut-être plus à O Cebreiro, et tous ces gens
allongés sur la paille de l’étable – enfin le refugio – ce matin m’ont donné
envie de fuir en Suisse et à l’anglaise.</p>
<p>Mais en Espagne il n’y a qu’un chemin de Compostelle et beaucoup de
pèlerins, surtout au mois d’août. Parfois la file diluée des marcheurs
s’agglutine et c’est la foule, on ne sait plus d’où viennent tous ces gens
rencontrés tout à coup alors qu’on se croyait à peu près seul … Il suffit que
les premiers ralentissent et que les derniers se dépêchent pour qu’un bouchon
apparaisse soudain, au bord d’une fontaine, à la terrasse d’un café inattendu
ou dans le dortoir d’un refugio qu’on croyait être les premiers à envahir. À
quelques jours de Santiago ça fait beaucoup de monde, juste au moment où
j’aimerais bien avoir un peu la paix. Pour me retrouver seul, il suffirait que
je les laisse partir devant et de partir un peu plus tard. Mais alors je
risquerais d’être rejoint par ceux qui arrivent derrière moi. Je ne ferais que
tomber de Charybde en Scylla. Le long de cette corde à nœuds qu’est devenu le
chemin il faut alors trouver l’endroit le moins épais, là où ne se suivent à
distance que quelques individus isolés marchant séparés mais au même rythme …
Difficile appréciation.</p>
<p>Les villages de Galice sont sales mais au moins sentent-ils encore la
campagne, cette bonne vieille campagne aux odeurs de fumier chaud et de lait
tiède, aux rues de villages encombrées de bouses fraîches vite transformées en
galettes, aux seuils d’étables recouverts de paille souillée avec des tracteurs
qui empêchent de passer. De la bonne et vraie campagne comme celle de mon
enfance.</p>
<p>Des chemins de terre pleins de cailloux, de poussière, de mauvaises herbes
et de ronces, des chemins bordés de mûres… Ah ces mûres cueillies tout à
l’heure en marchant, qu’elles étaient succulentes ! Il n’y avait qu’à poser une
main dessous, tapoter la grappe avec l’autre et ils tombaient tout seuls, prêts
à être happées par des lèvres qui auraient bien voulu être langue de caméléon.
Ce fut notre premier petit déjeuner avant qu’on ne s’arrête au col Alto do Poio
pour prendre le traditionnel café con leche mais cette fois nous y avons ajouté
deux œufs au plat. Nous nous sommes tous retrouvés là, les premiers et les
derniers, comme au paradis. Des pèlerins fatigués et affamés qui se suivent à
quelques centaines de mètres de distance finissent toujours par se rencontrer
aux arrêts obligatoires. Par ici les bars ne sont pas si nombreux.</p>
<p>En Galice le chemin de Compostelle est balisé tous les 500 mètres par une
borne spéciale en pierre indiquant la distance qu’il reste à parcourir.</p>
<p>Voyons, ici, près de Triacastela, où en sommes-nous ? Très exactement à 132
kilomètres de Santiago, soit 5 à 6 jours de marche, 7 jours selon le nombre
d’étapes indiquées, pour atteindre le but final.</p>
<p>Il y a par ici des charrettes extraordinaires, à un seul timon, deux roues
presque pleines et une simple plate-forme de chariot très étroite, qui
pourraient bien avoir un ou deux siècles. Et des petits bars, fondas, tiendas…
Dans l’un deux, j’ai bu deux Schweppes-citron. Le premier m’a été offert par un
vétérinaire de la ville voisine de Samos venu soigner quelques vaches malades
du coin et tout heureux de trouver quelqu’un à qui parler, comme si je devais
savoir l’espagnol aussi bien que lui et j’étais de la profession. Grâce à lui
cependant j’ai appris que le village où nous étions n’était pas Ramil mais
Santiago de Ramil, que tous les pèlerins s’y arrêtent et qu’on y fête
Saint-Jacques comme à Santiago.</p>
<p>Un autre client s’est mêlé à notre conversation et le voilà qui me raconte
l’histoire d’une famille française installée ici depuis très longtemps, ils
avaient une entreprise en France, ils sont repartis mais la femme est revenue,
avec son gamin qui parlait français mais pas l’espagnol … Je ne sais pas si
c’est lui qui racontait n’importe quoi ou moi qui comprenais à moitié mais je
n’ai pas tiré grand profit de ce récit passionné sinon passionnant. Je hochais
la tête en signe de perdition mais lui l’interprétait comme un encouragement à
continuer son histoire de plus en plus compliquée. Je voulais repartir mais lui
me parlait toujours et je n’osais pas lui dire après l’avoir écouté si
longtemps que je ne comprenais rien. J’eus du mal à lui faire comprendre que ça
ne m’intéressait pas et à pouvoir m’éclipser sans trop de dégâts.</p>
<p>Entre Triacastela et Samos, un peu fatigué mais ragaillardi par les deux
Schweppes de tout à l’heure, la petite pose et ces gens bon enfants. Quand je
suis arrivé devant son bistrot la tenancière est sortie pour aller discuter
avec le vétérinaire qui était encore dehors de l’autre côté de la rue comme si
elle ne m’avait pas vu et a pris tout son temps pour revenir me demander ce que
je voulais, d’un air rogue mais elle s’est peu à peu dégelée et a même commencé
à me raconter des histoires. J’avais l’impression de me retrouver dans l’Yonne
ou la Côte-d’Or : même première méfiance spontanée puis lentement
l’apprivoisement jusqu’à la familiarité fraternelle et le «je te parle en
voisin reconnu». Le vieux lui-même assis dans son coin avec son verre de vin
s’est mis à me parler : j’avais bien fait de prendre cette route plutôt que le
chemin de San Gil qui grimpe durement dans la montagne …</p>
<p>Voici une borne qui va me dire où j’en suis. Grosse borne jaune et blanche
qu’on aperçoit de très loin mais qu’il faut lire de très près car elles sont
souvent à moitié cachées par la verdure. Bon, il me reste 4 kilomètres.</p>
<p>Il y a maintenant mon soulier droit qui commence à me serrer, cela veut dire
que ma cheville s’est remise à enfler. Mais je tiendrai bien encore 4
kilomètres. Et cette nuit, je dormirai davantage car je sens qu’il me manque
des heures de sommeil. Heureusement le refugio de Samos est parait-il
confortable. Espérons qu’il y aura encore un peu de place pour moi.</p>
<p>Autour de moi, les prés, très en pente, sont bordés de pierres plates à
moitié enterrées sur leur champ, formant comme un mur à pointes qui empêche le
bétail de passer et peut être aussi les lapins. C’est bien la première fois que
je vois ce genre de clôture et cette façon d’entourer un champ en pente. Et je
me demande où les gens qui l’ont construit ont bien pu aller chercher toutes
ces belles pierres, de grandes lauzes qu’il a fallu trimballer en charrette
puis à bras et poser les unes à côté des autres en les enterrant en partie.
C’est assez surprenant. Comme ailleurs ces poteaux de pierre
parallélépipédiques que je croyais en avoir vu sur les causses des Cévennes, à
moins que ce ne soit dans l’Aubrac ou l’Ardèche. En tout cas je suis sûr d’en
avoir vu en France et aussi en Espagne au cours de mon pèlerinage.</p>
<p>Je commence à sentir de loin les bars espagnols. Car il ne faut pas croire
qu’on les trouve aisément, dans ces villages de Galice. Ni panneau ni
indication extérieure. Ce peut être une maison comme une autre avec une porte
quelconque d’habitation normale. Ce n’est qu’en s’approchant qu’on reconnaît
l’endroit : si la porte est entrouverte on peut deviner à l’intérieur un vague
comptoir mais il faut vérifier qu’il y a des bouteilles car sinon, il y a de
fortes chances qu’on soit dans une de ces petites épiceries qui vendent de
tout. Quand la porte est fermée, on peut deviner le bar casiers de bouteilles
vides qui traînent à proximité. Et si l’on ne trouve pas, il n’y a plus qu’à
demander aux habitués du coin. De toute façon, avant dix heures du matin,
inutile d’espérer se faire servir quoi que ce soit. Et tous les bars ne servent
pas du café. Il n’y a pas de restaurant dans ces villages, mais on trouve
parfois sur la grand-route une albergue ou un hostal, une cafetería pour les
camionneurs et automobilistes. Là on vous sert tout ce que vous voulez. Mais le
camino ne passe pas souvent sur la route et le petit déjeuner avant 10 heures
est chose rare. Pour la comida del mediodía, il faut se ruer dans la première
almacén ouverte et acheter une galette de pain mou, une boîte de sardines à
l’huile d’olive, des tomates et un paquet de biscuits pour être sûr d’avoir
quelque chose à manger le moment venu, quelque part au bord d’un ruisseau, sous
un arbre ou, avec peu de chance, à la terrasse d’un bistrot fermé.</p>
<p>Pour la cena c’est autre chose. On arrive à l’étape affamé bien avant qu’on
daigne vous servir à manger. Pas avant 21 heures, et souvent après. Ce qui nous
oblige à nous coucher tard, vers 11 heures ou plus. C’est le rythme de vie
espagnol. Mais quand l’étape du lendemain nécessite un réveil de bonne heure,
les heures de sommeil deviennent nettement insuffisantes. Pour partir à 6
heures, il faut se lever à 5 heures, sans allumer la lumière pour ne pas gêner
autres occupants du refuge. À la lueur de sa lampe de poche, on tâtonne à
droite et à gauche pour être sûr qu’on n’a rien oublié, on marche sur un pied
qui n’est pas le sien et la porte grince quand on l’ouvre. Refaire
convenablement son sac dans ces conditions est un tour de force que seule une
pratique longue et assidue permet d’exécuter sans risque de catastrophe
ultérieure – quand on s’aperçoit par exemple qu’on a oublié ses lunettes ou
emporté par mégarde celles du voisin.</p>
<p>Je traverse une dernière fois le río Oribio pour entrer dans Samos et me
diriger vers l’imposant monastère et son hospedería où je vais bientôt pouvoir
me reposer.</p>
<p>J’ai enfin pu me débarrasser de mes compagnons. Il y avait deux chemins
possibles, l’un passant par le village, l’autre par en-dessus. J’en ai pris un,
ils ont pris l’autre, indiqué comme étant le plus court, si bien qu’à la sortie
du village je me suis retrouvé derrière eux, pas très loin mais suffisamment
pour être seul avec mon dictaphone afin de bavarder un peu en paix.</p>148. De Villafranca del Bierzo à O Cebreirourn:md5:8cf63174810c465dc02acb3908ca3e33Thursday 23 August 1990Thursday 23 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Jeudi 23 août 1990</em></p>
<p>Je suis arrivé au petit village de La Faba après une rude montée, l’une des
plus raides du voyage, mais mes jambes se sont bien comportées. Le couple
français qui marche à peu près à la même allure que nous depuis quelques jours
m’a donné des pansements autocollants au camphre que j’ai mis l’un sur ma
cheville droite, l’autre sur mon genou gauche et je m’en suis retrouvé
immédiatement conforté, ce qui m’a permis de mener le train depuis ce matin 6
heures, devant ou dans le groupe de tête. Nous nous sommes tous retrouvés à Las
Herrerías, les uns ayant pris le chemin le plus long passant par les crêtes,
les autres ayant emprunté la route de la vallée qui montait moins et plus
courte.</p>
<p>Nous ne sommes plus très loin de notre prochaine étape, O Cebreiro, que nous
atteindrons après avoir franchi le petit col qui se trouve juste devant nous.
Comme Villafranca, c’est une étape intéressante avec ses vieilles demeures
celtiques aux toits de chaume et c’est le premier village de la province de
Galice dans laquelle nous venons d’entrer.</p>
<p>Ces deux derniers jours, je me suis senti beaucoup mieux, moins fatigué et
surtout plus intéressé par l’environnement, riche en art, culture et histoire.
J’ai passé hier soir à Villafranca une soirée inoubliable après une après-midi
très instructive grâce à mon ami le professeur de Madrid rencontré devant
l’église San Francisco. J’ai eu d’autre part la chance de rencontrer une
chercheuse française du CNRS qui fait des recherches telluriques sur le chemin
de Compostelle et dont m’avait parlé la suissesse en mal du pays. Elle la
considérait comme porteuse d’un message, possédant un certain pouvoir druidique
qui semblait l’avoir impressionné, moins cependant que les deux petits jeunes
qui s’étaient pour un temps joints à elle afin de bénéficier de ses forces
magnétiques.</p>
<p>Hier soir j’écoutais avec intérêt Ato, notre père aubergiste lui aussi
pourvu de dons spéciaux et un peu guérisseur, aimant faire courir son pendule
sur les cartes de la région à la recherche d’anciens lieux celtes aux
«énergies» particulières, et cette jeune fille enthousiaste qui lui expliquait
son parcours, lui en espagnol, elle dans un mélange de français et de quelques
mots ibères glanés en cours de route.</p>
<p>Elle affichait une telle sérénité, elle brillait d’une telle santé et
parlait avec tant de certitude que j’étais à la fois heureux et inquiet de voir
un tel personnage confiant et jubilatoire parmi tous ces pèlerins fatigués à
court d’imagination et trop pressés d’arriver sans encombre à Santiago.</p>
<p>Je me suis bien sûr introduit dans la conversation afin de tenter d’en
savoir plus sur ses intentions et ses connaissances. Nous avons parlé d’Henri
Vincenot, bien entendu, qu’elle avait l’air de connaître mieux que moi et de ce
chemin celte plus que chrétien suivi par les compagnons bâtisseurs au savoir
surprenant. Peut-être nous retrouverons-nous à Noia en contemplation devant ces
fameux menhirs cités dans «Les étoiles de Compostelle».</p>
<p>Elle suit, quant à elle, un chemin particulier : le chemin dit des étoiles
qui passe à 1° de latitude plus au Nord que celui que j’emprunte, et
correspondant à la voie lactée. C’est le chemin le plus proche de la ligne des
forces telluriques dans cette région, qu’elle cherche à définir en la suivant
avec son corps et son intuition, s’arrêtant sur les lieux qu’elle sent
particuliers, qui lui ont été indiqués ou qu’elle a choisis sur la carte en
s’appuyant sur un certain nombre de données plus ou moins fondées.</p>
<p>Elle avoue elle-même être autodidacte et que c’est tout à fait par hasard
qu’elle en est arrivée à faire cette étude pour le CNRS, à la suite d’une
rencontre fortuite avec un ingénieur professeur de géologie à l’Université
d’Aix-en-Provence où elle faisait des recherches sur les courants telluriques.
Elle n’est d’ailleurs pas rémunérée, fait ce travail pour elle-même − depuis
toute petite elle se passionne pour ces questions – et compte présenter à son
retour le résultat de ses recherches et de ses découvertes. Elle semble avoir
même quelques difficultés d’argent et se pose des questions sur la façon dont
elle va pouvoir rentrer à l’issue de son voyage. Car elle voudrait comme moi
aller au-delà de Santiago jusqu’au bord de l’Atlantique pour vérifier les sites
celtes mentionnés par Henri Vincenot.</p>
<p>Je me suis lassé cependant de sa conversation au bout d’un moment, car elle
ne s’appuyait que sur des impressions personnelles et des intuitions sans
réelles références scientifiques. Je la trouvais un peu trop sûre d’elle et de
son pouvoir magique et insuffisamment armée de méthode expérimentale
susceptible de rendre ses allégations plus probantes. J’avais l’impression
qu’elle ne voyait le monde que par la seule fenêtre de sa propre maison et ne
considérait que ses seuls moyens d’investigation comme valables sans même avoir
l’air de penser qu’il pût y en avoir d’autres.</p>
<p>Trop souvent hélas l’enthousiasme fervent, la curiosité féconde et la
volonté farouche des autodidactes vierges de préjugés perdent le bénéfice de
leur originalité mentale et la faveur d’auditeurs attentifs par manque de
rigueur scientifique et refus de logique.</p>
<p>La Laguna, ultimo pueblo de Castilla. Nous n’y avons rencontré que deux ou
trois habitants. L’un d’eux, se portant comme un charme, n’avait que 101 ans.
Ce qui m’a fait penser que j’avais peut-être encore une quarantaine d’années à
vivre …</p>
<p>Je viens donc de passer la frontière des deux provinces et me voici à
présent en Galice, l’ultime province, celle de Santiago de Compostelle. Je me
sens tout à coup plus assuré et déjà proche du but de mon pèlerinage. Ce
pèlerinage méditatif déambulatoire que j’eus un jour l’idée folle de vouloir
exécuter. Mais maintenant que j’y suis presque arrivé, je suis assez fier de
moi. Dans quelques jours pourtant, il ne me restera plus que le souvenir
d’avoir fait un long voyage à pied. Avec tout de même les impressions amassées
en cours de route, dont quelques-unes figureront – si j’en ai la force et la
volonté – dans ce petit livre illustré que je compte préparer à mon retour à
Paris. Mais je n’en suis pas encore là.</p>
<p>Il me reste encore quelques centaines de mètres à faire mais ça n’arrête pas
de monter. Quelle journée ! Parti à 6 heures ce matin, il est presque 2 heures
de l’après-midi et j’ai marché 8 heures consécutives avec seulement quelques
brefs arrêts, le plus long de 40 minutes pour mon petit déjeuner, un peu avant
Las Herrerías.</p>
<p>Voilà, je crois que cette fois, j’atteins le col, et avec lui la fin de mes
misères d’aujourd’hui, du moins je l’espère.</p>
<p>Mes jambes sont fatiguées mais pas douloureuses comme hier et avant-hier.
Ces pansements autocollants au camphre sont très efficaces. Il faudra que j’y
pense la prochaine fois … Quelle prochaine fois ? Pour l’heure, je n’ai
vraiment pas envie de penser à une nouvelle randonnée, même pas la montée des
cinq étages du 46 boulevard Voltaire. Mais sait-on jamais, je pourrais en avoir
besoin un jour.</p>
<p>Ça y est, je suis arrivé au col, le chemin est bon, il serpente tout au long
du flanc de la montagne, la végétation est pauvre : ajoncs, fougères et
bruyère, plus quelques autres plantes à ras du sol. Il n’a pas fait trop chaud
aujourd’hui heureusement, le ciel était couvert et il avait plu une partie de
la nuit.</p>
<p>Les «pallozas» de O Cebreiro sont des maisons très basses, rondes ou
semi-circulaires aux murs de pierres et au toit de chaume. Ce sont de vraies
maisons celtes, restées presque intactes jusqu’à ce jour, certaines d’entre
elles ayant toujours été habitées.</p>
<p>O Cebreiro ne compte plus qu’une trentaine d’habitants vivant un peu
d’agriculture et beaucoup de tourisme car c’est un village historique
important. Il existait déjà au Xe siècle et les pèlerins s’y arrêtaient
volontiers. Les romains en avaient fait une étape sur leur voie d’accès en
Galice. Et c’était un point de passage obligé entre le royaume de Castille et
celui de Galice. On a d’ailleurs d’ici une vue superbe d’un côté comme de
l’autre, un moment de contemplation de la Terre rarement égalé jusqu’à
présent.</p>
<p>L’histoire du miracle de O Cebreiro – le vin et le pain de messe transformé
en sang et en chair – est exemplaire et semble avoir acquis une grande
importance auprès des habitants et des pèlerins, et même de beaucoup de
croyants. Il fut officiellement reconnu par le pape et Alphonse VI fit don à
l’église de O Cebreiro du fameux calice considéré comme le Graal et encore
actuellement exposé avec l’assiette d’hosties et quelques reliques dans une
châsse hermétiquement close et toujours illuminée. Cette présence du Graal en
Espagne corrobore l’hypothèse de mon professeur espagnol de Madrid rencontré à
Villafranca qui pensait que l’origine de la légende de la Table Ronde – et donc
de la Queste du Graal par l’un de ses plus courageux chevaliers – devait se
situer en Espagne et plus particulièrement en Galice.</p>
<p>Le refugio de O Cebreiro est très pittoresque bien sûr puisqu’il a été
aménagé dans une palloza aux murs très bas percés de rares fenêtres étroites et
supportant une charpente d’énormes poutres disposées en éventail et toutes
inclinées vers un poteau central, des troncs de châtaignier probablement comme
ceux que j’ai vus en montant tout à l’heure et qui me paraissaient très vieux.
Mais ce refugio n’est qu’un abri, le sol est couvert de paille et chacun doit
se satisfaire de son sac de couchage et de son matelas mousse portatif, s’il en
a un. J’ai décidé quant à moi de prendre une chambre à l’auberge, l’ancien
hôpital restauré de ce haut lieu du Moyen Âge ressuscité. J’en ai d’ailleurs
fait profiter tous mes amis qui sont venus à la queue leu leu se servir de la
bonne douche chaude que je leur mis à disposition à l’insu du personnel de
l’hôtel. Seule la jeune femme belge venant de Lourdes a décliné mon offre.
Paraissant très pieuse, je n’ai pas insisté, elle aurait pu s’en offusquer,
mais elle avait envie de parler alors je l’ai écoutée un moment assis sur un
banc dans le patio. Elle me raconta son pèlerinage qu’elle faisait seule, avec
beaucoup d’application.</p>
<p>Ma cheville qui s’était remise à enfler va mieux mais j’ai toujours cette
douleur sur le devant de la cheville qui me gêne. J’aimerais bien qu’elle
n’augmente pas dans les prochains jours. D’après mes calculs, nous devrions
arriver le 31 août soit vendredi prochain à Santiago. J’ai même envie d’aller
passer une journée à Noia et à La Coruña, mais pas à pied. Peut-être louerai-je
une voiture.</p>
<p>J’aimerais disposer d’un peu de temps pour visiter les vestiges celtes dont
parle Henri Vincenot et cités parfois dans les prospectus touristiques locaux,
mais je ne sais pas lesquels sont intéressants. Peut-être proposerai-je à la
française rencontrée hier de m’accompagner. Comme elle n’a pas d’argent et se
demande même comment elle rentrera chez elle, ça devrait marcher. Ainsi
aurai-je un guide tout trouvé pour satisfaire ma propre curiosité. Mais je ne
suis pas sûr de la revoir car elle emprunte des chemins différents, et son
itinéraire est assez capricieux.</p>147. Villafranca de Bierzourn:md5:533ea43491b89cace36432470264378cWednesday 22 August 1990Wednesday 22 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Mercredi 22 août 1990</em></p>
<p>Je ne regrette pas d’être resté pour la nuit dans ce refugio très
particulier de Villafranca de Bierzo., situé juste à côté de la très sobre
église romane de Saint-Jacques, sans sculptures ni fioritures hormis quelques
motifs floraux des chapiteaux. J’ai pu y admirer un magnifique Christ en
bois.</p>
<p>Il y a aussi un château, malheureusement non visitable car devenu propriété
privée. Quant au refugio, c’est en fait une serre qui, l’été, permet aux
pèlerins de s’installer assez confortablement sous la grande toile plastique
translucide qui recouvre un bâtis provisoire remplaçant l’ancienne construction
détruite par le feu. L’eau chaude des sanitarios est produite par chauffage
solaire. L’ensemble est frustre mais confortable.</p>
<p>Villafranca était une étape importante sur le chemin de Compostelle. Elle
est située dans la vallée de Valcarce, qui est aussi le nom d’une vieille
famille seigneuriale. Cette région est le centre et la source d’une foule de
péripéties, d’aventures et d’histoires guerrières, avec l’invasion des Maures
d’abord, qui eurent à lutter contre les Galiciens – espagnols indépendants au
dialecte bien particulier que leurs compatriotes ne comprennent pas toujours –
qui se défendirent vivement contre les Maures.</p>
<p>Villafranca ne compte actuellement que 5000 habitants. Assez pauvre, elle
vit essentiellement de ses vignes et de son tourisme. Du refugio situé tout en
haut du bourg, je descends une rue très en pente pour accéder au restaurant où
je vais tenter de me renseigner un peu sur l’histoire de cette ville qui me
paraît fort intéressante.</p>
<p>Son nom d’abord de Villafranca (ville franque). Bien connue des Romains,
elle est devenue très tôt un lieu d’asile pour les pèlerins de Saint-Jacques
souvent agressés sur cette partie du chemin de Compostelle. Le commerce semble
y avoir fleuri mais aussi le brigandage, le vol et les rapines. C’est pour
cette raison que l’ordre de Cluny décida d’y installer sa propre abbatiale et y
fit construire un monastère pour protéger les pèlerins français et européens
qui, au Moyen Âge, y venaient en grand nombre. Mais il s’agissait surtout, au
dire de certains historiens, d’une dure compétition commerciale entre divers
pouvoirs, juste à l’entrée de la Galice, occupée par les Maures depuis 715 et
qui y restèrent longtemps. On y trouvait aussi beaucoup de français, aux
pouvoirs spirituel et temporel confondus.</p>
<p>Comme beaucoup d’autres lieux que nous avons traversés, Villafranca
ressemble fort aujourd’hui à ce qu’elle devait être 1000 ans plus tôt, avec ses
ruelles pavées très étroites, ses maisons anciennes avec pignon sur rue,
balcons en bois et portails romans.</p>
<p>Il est 6 heures du soir et personne n’est encore dehors. Nous sommes arrivés
de Ponferrada à 14h30. Après une bonne douche chaude fort appréciée – cela
faisait 3 jours que nous n’en avions pas prise – nous avons été invités à un
bon repas à la table commune de façon très familiale par un père et une mère
aubergistes des plus sympathiques, qui nous ont offert plus ou moins ce que
nous voulions. Le café n’était pas prévu mais quand ils apprirent que j’étais
français ils m’en préparèrent un tout de suite.</p>
<p>Ce refuge est l’exacte transposition moderne du gîte d’étape originel que
j’espérais trouver sur le chemin de Compostelle. C’est la première fois que je
me retrouve dans cette ambiance chaleureuse d’une auberge de jeunesse telle que
je l’ai connue juste après-guerre, gérée par des parents aubergistes encore
marginaux, tous plus ou moins artistes et farfelus mais très proches des jeunes
qu’ils accueillaient comme leurs propres enfants.</p>
<p>Ces gens qui nous accueillent si bien ont compris qu’ils pouvaient vivre
d’un travail d’hiver modeste – la serre-pépinière qu’ils cultivent
écologiquement – et du passage des pèlerins l’été, les logeant gratuitement
mais leur vendant à bon marché repas et marchandises diverses ou boissons.
C’est un couple heureux, dynamique et dont l’autorité bénévole plaît aux jeunes
qui l’écoutent avec respect.</p>
<p>La rue pavée que je viens d’emprunter n’a aucun magasin ni boutique. Je me
demande bien où ils se trouvent. Comme dans toutes les petites villes
d’Espagne, il y a la plaza mayor où toutes les activités urbaines se trouvent
rassemblées : el ayuntamiento, los carabineros, las almacenes y los
restaurantes.</p>
<p>Je monte des escaliers qui m’amènent sur la place de l’Église où je vais me
reposer un peu : elle est entièrement rénovée, avec quelques restes romans et
des sculptures plus tardives.</p>
<p>Le portail de l’église de Santiago date du XIIe siècle. À la puerta del
Perdón était attachée une indulgence plénière pour les pèlerins malades
empêchés de continuer leur route. À l’intérieur, une nef très courte et
déambulatoire mène jusqu’au chœur à coupole. Il y fait frais et clair car les
fenêtres n’ont pas de vitraux colorés. D’énormes colonnes de style byzantin
supportent plusieurs coupoles à croisées multiples. Sur plusieurs piliers, il y
a d’intéressantes sculptures de visages humains et de figures florales ou de
fruits. Une curieuse image en particulier de deux hommes se tournant le dos
avec au-dessus d’eux un visage d’enfant. Quel symbole ; il s’agit peut-être
d’un couple, tout simplement, mais alors l’enfant qui les regarde ? Le divorce
et son jugement naturel ? J’aimerais tant connaître l’exacte intention de tous
ces artistes simples aux expressions si puissantes.</p>
<p>Et comme beaucoup d’églises, celle-ci abrite un retable à encadrement doré
consacré à un saint ou à la vierge, d’époque récente.</p>
<p>Cette église a une curieuse architecture : son narthex est immense, très
haut, en demi-colonnes énormes et la nef, elle, est très courte. Hélas je n’ai
aucune explication ni information à ma disposition qui me permettrait de mieux
connaître et comprendre l’histoire de ces lieux et leur ancienne culture.</p>
<p>J’ai rencontré chemin faisant un espagnol érudit venu à Villafranca en
pèlerinage sur la tombe de son père. Voici ses explications :</p>
<p>O Cebreiro marque la limite du royaume de León et de la Galice. Dans la
montagne au-dessus de la ville on peut encore trouver des constructions
semblables aux édifices celtes. Au début du XIVème siècle, au plus fort d’une
tempête de neige, un paysan d’un hameau voisin monta pour entendre la messe. Le
moine qui ne croyait pas à la présence réelle du Christ dans le Saint
Sacrement, méprisa ce pauvre paysan d’avoir entrepris ce grand sacrifice. Mais
au moment de l’Eucharistie, l’hostie se transforma en Chair et le vin en
sang.</p>
<p>Que faisait votre père ? – Il était architecte à Madrid. Mes parents ont
d’abord vécu à Trabadelo, un village près d’ici. Villafranca était plus
importante qu’aujourd’hui. – On dit qu’il y a une ancienne voie romaine … –
Oui, Villafrancorum était connue des romains, elle était libre de taxe, car
elle était la capitale d’une région indépendante, El Bierzo, située entre la
Galice et le royaume de León.</p>
<p>Au moment de l’invasion maure, les cloches de l’église Saint-Jacques à
Compostelle furent emmenées à Cordoue, la capitale sarrasine. Lorsque Cordoue
fut reconquise, les cloches furent ramenées à Compostelle. À l’époque, il y
avait surtout des français à Villafranca, des pèlerins qui s’y étaient fixés.
On trouve encore beaucoup de noms de famille français ici.</p>
<p>Et Valcarce ? – C’est le nom d’un rio et aussi d’une famille de seigneurs.
Mais ici c’est le río Burbia qui coule. Le rio Valcarce – qui veut dire étroit
chemin – se jette ensuite dans le rio Silván. Déjà, du temps des romains, on y
extrayait de l’or. Malheureusement on y a construit depuis un barrage
électrique et les gens pensent que toute la belle histoire de Villafranca et de
la région est maintenant perdue.</p>
<p>Au XIIe siècle beaucoup de couvents, d’églises ont été construits par ici.
Les Bénédictins de Cluny sont venus s’installer à Villafranca. L’église
Santiago par exemple ressemble aux églises du Sud de la France. À l’époque
d’Alphonse VI les relations avec la France étaient très étroites, d’où l’envoi
de prêtres et d’évêques français en Espagne pour y apporter une foi nouvelle
…</p>
<p>Pardon, je ne parle pas français très bien. – Si, si, continuez, je suis
très content que vous me parliez en français, mon espagnol est bien moins bon.
– Ha ha ha, je suis seulement français deuxième langue, la première est
l’anglais. Mon nom est Jose Eduardo – Moi je m’appelle Henri Édouard – Oh,
presque parents alors ! Mon ancienne famille est de Trabadelo, beaucoup ont
fait le pèlerinage et on avait l’obligation en ce temps-là d’accueillir les
pèlerins en route pour Compostelle. Les armes de ma famille représentent un
rocher et une gourde. Mais il n’y a plus personne de ma famille ici
maintenant.</p>
<p>Mon adresse à Madrid c’est 32 Lorenzo et le code postal 28 … Mais si tu es
libre aujourd’hui je peux te montrer beaucoup de choses – Très volontiers, mais
peut-être avez-vous autre chose à faire ? – Non, non. Si vous vous intéressez
aux celtes, il y a beaucoup de vestiges ici. Et aussi toute l’histoire des
chemins de Saint-Jacques. À l’époque, on construisait beaucoup d’églises mais
seulement pour Dieu, pas pour les fidèles. Si vous venez avec moi je vous
montrerai l’église Saint-Vincent-de-Paul fondée par les français, mais elle est
maintenant espagnole.</p>
<p>Dans l’église de San Lorenzo il y a un Christ célèbre qui a des cheveux
naturels venus d’Amérique latine à l’époque des conquistadores. Le marché de la
ville s’appelle Reconquista, en souvenir de la reconquête des Asturies, de León
et de la Castille à la fin de l’occupation arabe. Il y a un village près d’ici
qui s’appelle Sarrazin.</p>
<p>Mais il y en a un aussi qui s’appelle Graal. À León on parle d’une histoire
de vase ayant contenu le sang du Christ, mais aussi à Valence !</p>
<p>Parle-t-on aussi en Espagne de la légende de la Table Ronde ? – Oui bien
sûr. Personnellement je crois même que toute cette histoire n’a pas été créée
en Angleterre mais ici. – Vous croyez ? On a retrouvé des témoignages ? – Non,
seulement des similitudes topographiques. – Alors, Brocéliande, Merlin, le roi
Arthur, c’est en Espagne ? – Vous savez, ce n’est pas seulement une opinion
personnelle, parce qu’il y a d’autres choses, par exemple Avallon – Avallon en
France ? – Oui, et bien on a découvert qu’il existait en Espagne sous le nom
d’Aviles. – Vous savez qu’à Avallon il y a une île «de la Pomme» en relation
avec l’histoire du Paradis Terrestre ? – Oui, bien sûr, mais justement cette
opposition très forte entre paganisme et christianisme s’est surtout manifestée
ici en Espagne, en raison de l’occupation arabe, et moins en France ou en
Angleterre. L’Espagne a subi la double influence celte puis chrétienne de
France et arabe musulmane d’Afrique du Nord.</p>
<p>Dommage que les Celtes n’aient pas eu d’écriture, car toute la science
druidique se transmettant oralement, nous n’en avons aujourd’hui qu’une très
petite idée. – Oui mais on a retrouvé en Irlande sur un rocher des signes
celtiques identiques à ceux qu’on trouve ici : une ligne de bordure et des
points. Un alphabet particulier qui a permis de comprendre l’écriture de
l’Irlande à l’époque celte. – Si je comprends bien, d’après vous, les Celtes
seraient venus jusqu’ici et c’est seulement plus tard qu’ils seraient allés en
Irlande ? – C’est clair, au IVe siècle. D’ailleurs le mot Irish vient d’un mot
latin qui veut dire le Pays de l’hiver.</p>
<p>C’est comme León, ça ne veut pas dire lion, mais légion, en référence à la
«Legio VII Gemina» qui était installée là. León a été fondée de la même manière
que Zaragoza par exemple. Aujourd’hui la ville de León est représentée par une
tête de lion, d’origine arabe vraisemblablement.</p>
<p>On retrouve partout en Espagne cette frontière entre les deux cultures
européenne et arabe.</p>
<p>C’est comme le mélange de styles à Suso : wisigoth, préroman, mozarabe. –
Suso et Yuso signifient arriba et abajo en arabe. Il y avait d’ailleurs une
compétition entre deux ordres religieux, comme chez vous les Bernardins et les
Bénédictins, mais Suso est lié à Silos, au sud de Burgos. – Mais en France, on
ne trouve pas de restes d’architecture wisigothe. – Si, dans le sud de la
France, autour d’Arles je crois. D’ailleurs les Wisigoths venaient … –
d’Allemagne ? – Non de plus loin, de l’île de Gotland, en Suède, ils ont
ensuite traversé toute la France et se sont fixés un temps en Espagne. Mais je
pense que la civilisation wisigothe est une relique celte car on retrouve la
même idée que l’Église est seulement pour Dieu, l’espace est donc organisé en
conséquence, c’est l’habitation de la divinité, le Temple. Mais les Wisigoths
n’ont représenté qu’une petite partie de la population d’Espagne qui était
surtout romaine à l’époque.</p>
<p>La construction d’un édifice se heurte toujours au même problème, comment
faire tenir un plafond et percer des ouvertures. D’où l’idée de la voûte à
répétition et des arcs de soutien. – Mais c’est une invention romaine, utilisée
pour la construction des ponts. Les Arabes connaissaient la coupole 3/4
sphérique. Et de Germanie est venu l’arc brisé. La répétition de l’arc est à la
base du principe architectural roman. Car l’arabe n’est pas arrivé à l’arc
complet, développant davantage les formes géométriques simples en raison de
l’interdiction des représentations humaines en architecture, mais très
complexes en écriture et dessins (arabesques).</p>
<p>Deux tendances opposées sont nées, l’une dans le nord avec l’arc et
l’affect, l’autre au sud avec le cercle et le chiffre, à peu près en même
temps.</p>
<p>Puis-je vous offrir un verre quelque part ? – Oui, merci, nous sommes
d’ailleurs justement dans la rue de l’Agua, très importante pour les pèlerins
qui avaient besoin de remplir leur gourde en arrivant à Villafranca, et à cause
bien sûr de son symbolisme (le baptême). Et n’oublions pas que Villafranca
était en quelque sorte le premier Compostelle car ceux qui ne pouvaient pas
marcher plus loin obtenaient une indulgence leur octroyant la «Compostera»
normalement délivrée à Saint-Jacques.</p>
<p>Et voici le couvent de San Francisco de Asís, dont il ne reste plus que
l’église. La patronne de cette ville est Notre-Dame-de-l’Espérance. Est enterré
ici un écrivain célèbre, Enrique Gil y Carrasco, qui vécut une romantique
histoire.</p>
<p>Parmi les représentations sculptées des chapiteaux ou bas-reliefs, que
signifie la boule ? – C’est le symbole de l’unité et de la perfection à
atteindre. Beaucoup de chapiteaux ont été modifiés au cours des reconstructions
ou restaurations successives. Mais ici il s’agit de l’union de la géométrie et
des plantes.</p>
<p>Toutes les sculptures de chapiteaux manifestent la réalité de l’homme
profane à l’écoute de Dieu. C’est que la représentation religieuse d’alors
était naturelle, il ne s’agissait pas d’exprimer l’homme pécheur mais l’homme
en extase tel qu’il est, dans la vie et en face de la mort.</p>
<p>Avec l’église il y a le cimetière, et aussi l’hôpital pour les pèlerins de
passage. La vie de la cité était beaucoup plus homogène et fondée sur la
semaine, religieuse, civile, très dense et très riche d’idées nouvelles, d’art
et de science qui attirait les gens du Nord, seigneurs et savants qu’on
retrouve aussi sur le chemin de Compostelle.</p>
<p>Les anciennes huttes celtes étaient faites de troncs d’arbres superposés.
Chalets de France et cottages anglais viennent de là. L’orientation des maisons
est la même ici qu’en Normandie, qu’au sud de l’Irlande et de l’Angleterre, non
pas à l’Est (Jérusalem) mais vers l’Atlantique, à l’Ouest. Car les Celtes
situaient leur Paradis dans l’Océan Atlantique. C’est une des raisons qui nous
fait dire qu’un peuple est venu de la mer.</p>
<p>Mais la religion celte est une religion de mort, de deuil, ou de respect des
morts et non de vie. La religion de vie est une religion de l’Est. Et la
direction de la religion de mort est l’Ouest. À Saint-Jacques de Compostelle,
quand tu entreras dans la cathédrale, tu découvriras une représentation du Dieu
mort et non du Dieu vivant : l’abside est orientée vers l’Ouest. La forme en
croix n’est pas seulement rectangulaire, elle a un angle, comme la tête
inclinée du christ crucifié, représenté au moment de la mort, non de la
vie.</p>
<p>Si la mort a tant d’importance c’est parce que l’homme qui tente de bâtir
son idéal au cours de sa vie sent qu’il n’y arrivera pas, qu’il devra traverser
le fleuve pour cela, et donc mourir.</p>
<p>Ici, c’est la maison dans laquelle mon père est né, moi je n’y ai pas
habité. Là se trouve le couvent de la Anunciada où sont conservées les reliques
d’une sainte italienne, Laurenza. Tous les moines habitaient là, dans cette
grande maison à trois fenêtres, et l’arbre qu’on voit dans le coin symbolise
l’arrivée de Laurenza à Villafranca, une date toujours fêtée par cette
ville.<sup>[<a href="http://henry.pasteur.ch/index.php/post/2017/08/22/147#wiki-footnote-1" id="rev-wiki-footnote-1" name="rev-wiki-footnote-1">1</a>]</sup></p>
<div class="footnotes">
<h4>Note</h4>
<p>[<a href="http://henry.pasteur.ch/index.php/post/2017/08/22/147#rev-wiki-footnote-1" id="wiki-footnote-1" name="wiki-footnote-1">1</a>] L’histoire officielle du couvent et de la ville ne
mentionne pas de sainte Laurenza. Il s’agit peut-être d’un autre couvent.
(Ndlr)</p>
</div>146. De Rabanal del Camino à Pontferradaurn:md5:9d38ea60055257f42f1bdfca4a6f6ec2Tuesday 21 August 1990Tuesday 21 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Mardi 21 août 1990</em></p>
<p>Je suis en train de faire une bonne sieste dans l’herbe au bord d’un rio
sous les platanes dans un village dont je ne me souviens pas du nom. Nous avons
mangé dans une almacén de peregrinos. Nous étions tous les sept, toujours les
mêmes, le repas était bon, nous avons ri en espagnol et nous sommes repartis
pour Ponferrada, un peu trop lourds pour aller très loin. Aussi nous
sommes-nous arrêtés ici pour une pequeña siesta, qui va bien durer jusqu’à 5
heures, et peut-être davantage.</p>
<p>Il fait bon vivre et, si ce pèlerinage en zone espagnole ne ressemble à rien
de ce que j’avais prévu, j’aurai au moins appris l’espagnol et des tas d’autres
choses. On s’amuse bien et on forme une bonne équipe. Les solitaires ou les
deux-par-deux rigolent moins. Ils marchent, marchent, marchent, ils sont
fatigués le soir, ils parlent entre eux de l’itinéraire du lendemain alors
qu’il nous arrive de l’oublier parfois. Dommage que l’un d’entre nous doive
rentrer demain à Burgos par le train pour reprendre son travail. Je crois que
je continuerai avec eux jusqu’à Santiago car tout seul j’irais sûrement moins
vite et je désire maintenant en finir au plus tôt. Mes chevilles enflent, mes
aines gonflent, un tendon s’enflamme et mon courage refroidit. Il est temps que
j’arrive à destination, je crois bien que je suis à la limite de mes
possibilités physiologiques. Je vais bien globalement mais ces foutues jambes
semblent ne plus vouloir me porter et ça m’inquiète un peu.</p>
<p>Souvent je suis la petite troupe, quelquefois la précède, tantôt derrière,
tantôt devant et tantôt au milieu. Je tiens encore le rythme. Pour les groupes
de pèlerins je suis le viejo qui s’occupe de l’équipe de «los peregrinos con el
viejo».</p>
<p>J’ai sommeil, je vais essayer de dormir un peu.</p>
<p>L’ennui c’est que j’ai fini par leur dire que je comptais écrire quelque
chose à mon retour, car me voyant parler dans mon dictaphone ils me posaient
toujours les mêmes questions. Persuadé que mon livre serait bientôt édité ils
m’ont tous demandé de leur en envoyer un exemplaire. Je suis pris au piège, il
va vraiment falloir que je m’y mette sérieusement quand je serai de retour à
Paris. Dure épreuve qui m’attend car je n’aurai certainement pas envie de le
faire, d’autant plus que d’autres aventures m’attendent. Pour m’obliger à
travailler, je leur ai donné mon adresse pour qu’ils me rappellent à l’ordre si
je mets trop longtemps à leur faire part de l’avancée de mon ouvrage. Peut-être
verrai-je un jour rappliquer chez moi les 4 mousquetaires, Gloria, Esperanza,
Macarena et Jaime. Et si Pedro et José – le plus acharné – se joignent à eux,
ça en fera 6 ! Quand ils m’ont demandé quel genre d’écrit je préparais j’ai
répondu : une épopée. Una novela épica con un poco de filosofía. Rien que ça
!</p>
<p>En réalité, j’ai fait deux voyages différents qui n’ont pas beaucoup de
points communs sinon la continuité du chemin emprunté. Comme je l’ai déjà dit,
celui d’Espagne n’est pas celui que je prévoyais. Il fut pour moi beaucoup plus
extérieur et j’y ai très peu médité sur moi-même. Je n’en ai eu ni le temps ni
l’occasion, me trouvant presque toujours en compagnie, et un peu bousculé par
les événements. Je ne voulais pas non plus avoir l’air de traîner la patte,
alors je m’arrangeais pour être le moins possible derrière mes compagnons pour
pas qu’ils se sentent obligés de m’attendre. Parfois même je marchais devant
pour leur montrer que j’étais encore là.</p>
<p>Mais je voulais aussi arriver à Santiago dans les temps que je m’étais
fixés. Et parce que le chemin d’Espagne commençait à me fatiguer.</p>
<p>Je dois dire cependant qu’aujourd’hui le franchissement des monts de León,
assez élevés – 1500 mètres au col avec une dénivellation de 500 mètres donc une
grande montée et une rapide descente – m’a procuré de la joie et m’a fait
oublier la fatigue de mes muscles réprobateurs. Le paysage est superbe, dénudé,
un maquis odorant me rappelant la Corse avec des vallées profondes aux flancs
desquels s’accrochent de petits villages.</p>
<p>Et le soleil ne nous a pas beaucoup gênés aujourd’hui, le ciel étant couvert
de nuages. Sauf bien sûr au moment où on a décidé de se reposer un peu en
attendant un plus de fraîcheur pour repartir. Je ne sais pas quand ils se
décideront mais moi je ne ferai rien pour hâter le départ.</p>
<p>Me reviennent tout à coup en mémoire les problèmes qui m’attendent à Paris
et je panique, mais ça ne dure pas longtemps heureusement, le présent
m’accapare trop, il me poursuit ou me tire en avant et m’oblige à me concentrer
sur les soucis immédiats et terre à terre, me faisant oublier la dimension plus
complexe de ceux qui se présenteront bientôt à moi quand je serai moins dérangé
par le présent.</p>
<p>Nos acolytes d’hier nous ont dépassés, ils sont maintenant tous devant nous.
Ils donnent l’impression de faire ce pèlerinage plus sérieusement que nous,
marchant à grands pas et ne s’arrêtant que pour remplir leur gourde ou pour une
pause pipi, contrairement à nous qui prenons le temps de rire, de boire et de
manger. Mes compagnons se racontent des tas d’histoires et c’est bien dommage
que je ne les comprenne pas toujours car ça a l’air souvent radieux. C’est
ainsi qu’on arrive à oublier un moment qu’on est sur le chemin de Santiago de
Compostelle. On prend des airs pieux en entrant dans les églises, sauf Jaime
qui pousse la porte comme s’il s’agissait d’un magasin et marche sac au dos et
bâton à la main jusqu’à la sacristie sans essayer de faire moins de bruit.
C’est tout juste s’il n’appelle pas le curé à haute voix pour faire tamponner
sa carte de pèlerin, service qu’il considère comme un dû auquel tout pèlerin a
droit. Et s’il ne voit personne, il arpente le chœur et la nef à grands pas,
allant d’une porte à l’autre et se perdant à l’intérieur d’interminables
couloirs où on renonce généralement de le suivre car il ne sait jamais où il
va. Mieux vaut attendre sac à terre sur le parvis ou en profiter pour visiter
ce qu’on ne reverra pas deux fois. Comme il est très entreprenant et
débrouillard, je le laisse faire. Vivant, hâbleur, parlant à tort et à travers,
c’est le bout-en train de la bande, ayant toujours une histoire à raconter et
prêt à faire rire les filles à l’écoute de ses plaisanteries. C’est un très bon
compagnon, un peu fatiguant pour moi lorsqu’il se met à parler très vite sans
s’arrêter mais on l’aime bien puisqu’un groupe s’est formé spontanément autour
de lui semble-t-il. À moins que notre groupe se soit constitué un peu au
hasard, chacun y trouvant son compte et, à la longue, des liens se constituant
entre nous, faits de petits riens vécus ensemble. Toujours est-il que depuis
déjà pas mal d’étapes nous marchons de concert les uns à côté des autres ou les
uns derrière les autres, nous retrouvant toujours au bon moment. Sauf hier
quand j’ai décidé d’aller dormir ailleurs même si ce matin c’est moi qui suis
venu les réveiller à 6 heures. Ils dormaient tous encore et ce fut le
branle-bas de combat général. Tout le monde s’est levé et s’est élancé sur la
route. C’était comme si j’avais décidé de l’heure du départ de chacun.</p>
<p>Peut-être après tout me considèrent-ils – privilège de l’âge – comme le
vieux au pouvoir décisionnaire. Peut-être en avaient-ils besoin d’un. En tout
cas on m’accepte comme je suis et sans restriction aucune. Je suis le seul
au-dessus de quarante ans.</p>145. De Astorga à Rabanal del Caminourn:md5:e4c729df9ecb705328c4a19967609353Monday 20 August 1990Monday 20 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Lundi 20 août 1990</em></p>
<p>Depuis quelques jours je ne sais plus très bien où j’en suis. Je suis le
mouvement général qui me tire un peu malgré moi sur ce chemin de Santiago qu’il
faut maintenant rejoindre sans trop de fioritures et d’arrêts prolongés aux
étapes, à moins qu’elles ne présentent un intérêt particulier.</p>
<p>À Hospital de Órbigo, une foule de gens encombrait les abords de la rivière
– c’était dimanche – et les rues voisines. Le refugio était situé au diable
vauvert, bien après le camping municipal, dans une maison en bois à moitié
démolie où il n’y avait même pas de quoi se coucher ni se laver. Aussi
sommes-nous repartis Jaime et moi vers 14 heures, en plein soleil, sur la route
surchauffée et toute droite d’Astorga, sans trop de conviction.</p>
<p>Après quelques kilomètres, Jaime décide qu’il n’en peut plus et qu’il n’ira
pas plus loin à moins de faire de l’auto-stop. Sans vraiment tenter de le
dissuader je l’ai laissé faire des signes aux voitures qui passaient sans
s’arrêter. Bien que de moins en moins déterminé à enfreindre ma sacro-sainte
décision initiale, je ne l’aurais pas abandonné si une voiture s’était arrêtée.
Finalement, les voitures ne s’arrêtant pas, je lui ai suggéré de marcher
derrière moi seul pour augmenter ses chances.</p>
<p>Un peu plus tard, j’entendis une voiture ralentir près de moi et je Jaime me
faisant de grands signes de la fenêtre d’une auto qui s’arrêta quelques mètres
plus loin. Il avait réussi à séduire un conducteur et à le persuader de me
prendre aussi. Je ne pouvais pas refuser, il n’aurait pas compris ! Me
réfugiant derrière mon hypocrite alibi, je montai donc à côté de mon fidèle
compagnon, lui laissant la responsabilité de mon infraction. C’est ainsi que
nous avons pu, sans fatigue, nous rapprocher assez près d’Astorga pour faire à
pied et à fière allure les derniers kilomètres.</p>
<p>Il nous a fallu assez longtemps pour trouver notre gîte, car il était perdu
du côté du stade à l’extérieur de la ville et malgré la foule qui se rendait à
un match important, nous avons eu beaucoup de mal à trouver quelqu’un pouvant
nous renseigner. C’était la fête à Astorga, mais nous ne songions qu’à trouver
un endroit pour nous coucher. Hélas, à la porte du bureau d’accueil des pères
hollandais situé dans un grand campus aux beaux bâtiments propres et fleuris,
un papier fixé à la vitre nous avertissait que le refuge ne serait pas ouvert
avant 20h30. Désespérés nous nous sommes couchés sur le gazon …</p>
<p>Nous étions presque endormis quand une voiture s’est arrêtée et que trois
jeunes filles en jaillirent : Esperanza, Lorenza et Macarena. Elles avaient
téléphoné à une amie qu’elles connaissaient et, grâce à elle, nous avons pu
aller jusqu’au gîte qui se trouvait un peu plus loin près d’une école qui nous
offrait enfin un vrai confort : douches chaudes, matelas pour tout le monde et
possibilité de laver son linge.</p>
<p>Lavés, changés, reposés, nous partîmes faire la fête, toute fatigue et
rancœur disparues. Je me suis même payé le luxe de danser un peu – nous avions
quatre cavalières et Jaime ne dansait guère – et d’apprendre la Sevilla, une
danse difficile – pour moi en tout cas – mais tellement séduisante et si belle
à regarder.</p>
<p>C’était la fête, nous en avons bien profité, grignotant des preparaciones et
buvant des bières ou des coca con limón sur les terrasses animées de la place,
au milieu des jeunes aux habits traditionnels blancs et rouges. Exténués mais
heureux, nous sommes rentrés au refuge vers minuit … pour nous réveiller ce
matin à 9 heures !</p>
<p>Voilà pourquoi aujourd’hui nous n’avons commencé à marcher que très tard.
Les autres sont devant moi, ce qui me permet de parler à haute voix plus
librement, sans qu’ils m’entendent et sans les gêner par mon soliloque
monocorde. Je ne sais pas ce qu’il en est pour eux mais pour moi le chemin
commence à être long, j’ai hâte d’être au bout. Certes nous avançons, nous
sommes maintenant à plus de la moitié de la distance Burgos – Santiago, il nous
reste une demi-douzaine d’étapes à franchir, je suis donc bien dans les temps
prévus de ce long pèlerinage commencé le 1er mai.</p>
<p>Je l’ai déjà dit, cette partie espagnole du Chemin de Compostelle a été
toute différente de la partie française. Ici c’est une procession de pèlerins,
sac au dos, cheminant et chenillant les uns derrière les autres, se dépassant
les uns les autres, se retrouvant, se séparant, se retrouvant un peu plus loin,
quoique la plupart du temps on ne se rattrape guère car chacun allant à son
rythme, les plus rapides dépassent les plus lents et se font dépasser par
d’autres plus rapides. Aussi ne sommes-nous que quelques-uns à nous être
régulièrement retrouvés en début ou en fin d’étape, quand nous ne marchions pas
carrément ensemble.</p>
<p>C’est ainsi que le viejo, le boiteux et les trois grâces, qui marchons
maintenant presque toujours ensemble, avons retrouvé José et Pedro et les deux
allemands perdus depuis plusieurs jours.</p>
<p>La Castille et ses plaines immenses et désertes est à présent derrière nous.
Le ciel est couvert, il a même plu hier soir et un peu ce matin, aussi ne
fait-il pas trop chaud, pour une fois.</p>
<p>Et le relief s’accentue, il va falloir bientôt monter de plusieurs centaines
de mètres en altitude mais pour l’instant nous suivons sans effort une piste
bien tracée, bordée de champs et de terres en friche.</p>
<p>Je n’aurais pas dû danser hier soir, ma cheville est toute enflée et je me
suis remis à boiter, mais avec la chevillière élastique que je porte depuis 3
jours, ça ne me fait pas trop mal. Quant à mon genou gauche, je le sens
toujours un peu mais pas trop.</p>
<p>Je ne me sens pas très frais aujourd’hui. Je n’irai sans doute pas très
loin, peut-être ne ferai-je qu’une demi-étape si le refuge situé à Rabanal del
Camino est correct. Demain, j’essaierai d’aller jusqu’à Ponferrada, ce qui me
fera rattraper le morceau escamoté aujourd’hui.</p>
<p>Désormais, je me laisse un peu aller au gré des circonstances car je sais
que je ne méditerai plus guère au cours des prochaines étapes, sur la condition
humaine en général et la mienne en particulier. Car sur ce parcours, il s’agit
plus de randonnée sportive que de retraite pieuse. J’ai cependant bien apprécié
les quelques belles choses que j’ai vues en cours de route, comme à Astorga ce
matin.</p>
<p>Le palais épiscopal d’Astorga de l’architecte Gaudí est absolument
surprenant. Copie surréaliste conforme d’une cathédrale à niches, tours,
tourelles, escaliers en colimaçon, salles immenses qui servent aujourd’hui de
musée et d’exposition aux magnifiques collections de statues de bois de saints
et saintes, de Jésus et de Marie de tout calibre récoltés dans les églises des
environs ; de candélabres en or ou argent massif, d’ostensoirs, de croix, etc.
Il y a même en sous-sol une partie romaine composée de stèles, de monnaies, de
poteries et de bijoux.</p>
<p>Au dernier étage, d’où l’on domine le centre de cette gracieuse petite ville
d’Astorga, des galeries de peintures de toute époque, dont quelques-unes très
intéressantes.</p>
<p>À l’entrée une grande statue de Saint-Jacques assis, un livre sur les
genoux, son bourdon à la main, qui semble nous inviter à la patience et à
l’humilité.</p>
<p>Premier vrai petit déjeuner français depuis longtemps ce matin au restaurant
de l’hôtel Osiris situé en face du palais épiscopal : toasts, beurre,
confiture, café au lait. Ce n’était pas donné, mais tout compte fait pas si
cher en Francs, du coup j’ai payé pour nous cinq avec ma carte bleue. Je leur
devais bien ça à mes compagnons de voyage qui souvent m’offrent des boissons et
spécialités régionales qu’ils achètent en cours de route.</p>
<p>Ils sont très gentils avec moi et semblent ne pas vouloir me lâcher. C’est
plutôt moi qui ai envie parfois de m’éloigner un peu pour me retrouver seul
quelque temps, surtout quand ils se mettent à parler à toute vitesse un
espagnol que ne comprends plus. Bien que cela soit aussi agréable d’être en
bonne compagnie dans un pays étranger.</p>
<p>Mais j’étais quand même bien content de marcher seul hier et avant-hier.</p>
<p>Ce matin ça ne va vraiment pas fort. Je marche comme un zombie, mes jambes
sont lourdes et en flanelle, mon sac à l’air de peser le double de son poids
habituel ou presque. Je ne sais pas ce que j’ai mais je ne suis pas comme
d’habitude. Peut-être ai-je abusé de mes dernières forces hier soir à la fiesta
! En tout cas j’ai bien l’impression d’être en train de marcher sur mes
réserves, et d’avantages par les nerfs que par les muscles qui eux m’appellent
de leurs douleurs particulières successives.</p>
<p>Elle était bien agréable cette petite pluie qui vient de s’arrêter. Mais le
soleil réapparu d’entre les nuages ne restera pas longtemps car le ciel est
encore bien couvert, surtout à l’horizon bien noir.</p>
<p>Je voulais m’arrêter au village de Santa Catalina de Somoza pour manger,
d’autant plus que de braves riverains nous avaient gentiment offert de nous
rafraîchir à leur robinet. Mais une fois de plus, j’ai suivi l’avis général qui
préférait aller jusqu’à El Ganso, 3 km plus loin. D’accord mais pas plus !</p>
<p>Il n’y a plus de cultures par ici, seulement quelques pâturages et bosquets
sur des parcelles brûlées. Paysage pauvre et bien aride. Au loin une ligne de
crêtes couverte d’arbrisseaux et la montagne au-delà. On se croirait sur le
Causse bien que ce ne soit pas aussi plat.</p>
<p>Mais qu’ont-ils donc à marcher si vite devant ? Il est vrai que nos trois
jeunes filles n’ont pas beaucoup marché hier, ayant pratiquement tout le trajet
entre Hospital de Órbigo et Astorga en auto-stop, alors que Jaime et moi avons
tout de même marché plusieurs kilomètres sur cette route surchauffée au cours
d’une digestion difficile. Mais ce matin il a l’air de mieux aller que moi qui
ai du mal à me remettre sur la bonne voie.</p>
<p>On marche à présent sur le bas-côté de la route où le sentier est à peine
marqué dans l’herbe rase et nos pieds foulent le thym. Dieu que ça sent bon !
J’en ai marre de la route goudronnée, même si elle n’est pas très fréquentée.
Mes plantes de pieds commencent à chauffer et me font mal à force de marcher
sur une surface dure et plane. AU moins le sentier bosselé me permet de bouger
davantage les orteils et d’éviter ainsi d’attraper des ampoules. Pour l’instant
je n’en ai pas, j’ai de la chance.</p>
<p>Une croix de bois un peu penchée, que quelqu’un a essayé de consolider avec
des pierres, se dresse là depuis sans doute plusieurs dizaines d’années, fidèle
au poste auquel on l’avait assignée. Un peu plus loin, une croix en fer, plus
récente bien que rouillée, agrémentée d’un coquille Saint-Jacques, est
solidement plantée au bord de la route. Elle n’est pas aussi élégante bien sûr
que sa sœur en bois qui nous regarde timidement de l’autre côté au milieu des
herbes sauvages.</p>
<p>Le village d’El Ganso ne doit plus être loin à présent. On ne le voit
toujours pas mais j’aurai peut-être la surprise, derrière le prochain virage,
de découvrir un clocher et quelques toits. Car j’ai vraiment besoin de
m’arrêter et j’ai lu un écriteau indiquant la présence d’un bar et d’une
tienda. Agréable perspective de boire une bonne bière fraîche et de manger un
morceau de pain et de saucisson.</p>
<p>Ah, les voilà ces toits ! Encore un peu loin mais bien visibles.</p>
<p>Mon sac est mal foutu, il a des bosses dans le dos. J’ai dû mal remettre en
place tout ce qu’il contient ce matin, il faudra que je regarde cela de plus
près tout à l’heure. Jusque-là, je l’ai porté sans trop de mal mais ce matin il
s’est alourdi des provisions que j’ai achetées pour ce soir, car il n’y aura
vraisemblablement pas de restaurant à la prochaine étape.</p>
<p>Décidément, je n’avance pas ce matin, c’est à peine si je fais un petit 4
km/heure. C’est dans ces moments où ça ne carbure pas qu’on ressent partout des
douleurs, comme si toutes les parties meurtries qui s’étaient tues jusque-là se
réveillaient soudain et appelaient toutes en même temps au secours. Elles
aimeraient qu’on s’occupe un peu plus d’elles, alors elles profitent de la
moindre faiblesse du pouvoir central pour exprimer leur mécontentement. Un vrai
concert d’imprécations ! C’est la grève générale qui ralentit la machine et la
menace de paralysie complète.</p>
<p>Mes muscles sont en train de freiner la marche de mon entreprise, il va
falloir que je mette un peu d’huile dans les rouages et que je leur offre
peut-être une petite augmentation – de temps de repos et de calories – car il
faut bien admettre que je les ai un peu négligés ces derniers temps. En
attendant, un ou deux bonbons vitaminés devraient les calmer. Quand je
m’arrêterai, ils ne rouspéteront que pour la forme et puis se reposeront sans
rechigner. El Ganso n’est finalement qu’un pauvre village avec quelques maisons
en ruines et les autres à peine debout sous leur pesant toit de chaume (voix de
femmes et d’enfants).</p>
<p>Je suis à Rabanal del Camino entre Astorga et Ponferrada mais avant El Acebo
de San Miguel. Le gîte sans lit et sans matelas me pousse à demander une
habitación au bar d’en face. La chance m’a souri. Étant le premier arrivé, j’ai
obtenu la chambre du fils parti à l’armée. Sa photo en beau costume militaire
tout neuf est là contre la tapisserie à fleur, en face de moi. Mon lit d’une
place et demie me semble très confortable quand je songe à la vingtaine de
pèlerins entassés dans la grange d’à côté, à même le sol, dans une promiscuité
qu’il m’aurait été de toute manière impossible d’accepter ce soir, même avec
des lits pour chacun. L’odeur des pieds, la chaleur humaine devenue animale,
les pets et les ronflements, ne m’auraient certainement pas permis de me
reposer aussi bien qu’ici.</p>
<p>Je me sens tout à coup beaucoup mieux dans ce monde plus habité des étapes
sédentaires. Le milieu des jeunes en vadrouille m’énerve parfois. Ils parlent
trop de leurs avatars et de ceux de la route – les mêmes en fait –, de l’étape
passée et de la suivante, d’où ils viennent et où ils vont, sans beaucoup
approfondir le côté culturel et spirituel du pèlerinage qui semble être pour
eux plus une épreuve sportive qu’une véritable expérience personnelle de
méditation intérieure. Bien sûr, il y a des exceptions.</p>
<p>Un couple français en particulier, avec qui j’ai mangé tout à l’heure une
bonne tortilla aux pommes de terre et qui font le chemin depuis Le Puy. Si j’ai
bien compris, c’est leur première aventure. Ils en sont très satisfaits bien
que très fatigués, comme nous tous. Douleurs des cuisses et des genoux et tutti
quanti.</p>
<p>Il y a aussi quelques fanatiques inconscients comme ces deux petits jeunes
de moins de 20 ans partis eux aussi du Puy, voulant à tout prix forcer l’allure
malgré leur fatigue et à cause de cela complètement démoralisés.</p>
<p>Et puis cette jeune fille française qui fait une étude pour le CNRS sur les
influences telluriques des anciens lieux celtiques et qui se dit presque la
descendante – spirituelle – de Gurdjieff, pourvue de pouvoirs captateurs
exceptionnels. Une suissesse à l’accent douloureux l’accompagne tout en se
plaignant de ce chemin, pressée de rentrer chez elle dans son appartement
qu’elle regrette d’avoir quitté. Elle marche le plus vite possible pour en
finir une bonne fois avec cette épreuve qu’elle n’apprécie plus du tout. Mais
subjuguée par sa compagne très instruite des capacités druidiques, elle s’est
jointe à elle dans ses recherches de vérité absolue révélées avec beaucoup
d’ardeur.</p>
<p>Il y a comme cela quelques «místicos» comme les nomme avec humour Jaime en
se moquant d’elles. Au moins, avec lui et nos trois compagnes de Logroño je ne
risque pas de sombrer dans le vaudou. Ils n’ont vraiment rien de mystiques, mes
amis d’aventure, ils aiment rire, boire et manger, tout en sachant aussi parler
art et littérature, surtout Esperanza, la plus cultivée et la plus sage du
groupe. Mais quand ils visitent une église, j’ai toujours un peu l’impression
que c’est pour la forme.</p>
<p>Je suis content de pouvoir de temps en temps me séparer de toute cette
marmaille jeune et bruyante, bien gentille de m’accepter parmi eux avec
indulgence sans me donner l’impression d’être un vieux. Mais moi je sens tout
de même la différence et j’ai besoin par moments de retourner à mes propres
fourneaux.</p>
<p>Un orage ayant soudain éteint la lumière, vite remplacée par quelques
chandelles, je me sens pèlerin du Moyen Âge ayant fait étape dans une auberge
de village, dans la salle commune bruyante et animée, entouré de voyageurs en
train de raconter leur aventure. Rires, chansons, histoires, filles de la
patronne, amis et voisins, voyageurs, étrangers, petite tour de Babel anodine
plongée dans l’instant révélateur du melting pot humain sans cesse remué et
jamais bien mélangé.</p>
<p>Et moi, ce pèlerin tout seul venant de très loin, de la Francia, ce
peregrino francés qu’on observe plus que les autres parce que venant d’ailleurs
et autrement, qui porte un regard différent et qui se tait. On lui a offert la
chambre du fils parti aux croisades et sa sœur, naturellement la plus belle
fille de la maison, s’est occupée de lui avec beaucoup de naïve attention.
Peut-être cette nuit rêveront-ils ensemble sous les poutres du grenier.</p>
<p>Il devait y avoir beaucoup de bâtards à cette époque, enfants de pèlerins de
passage élevés à l’ombre des estaminets, conçus de l’épreuve faillie entre deux
belles prières … Mais je n’en ai pas vu figurer aux registres d’état civil
consultés. Je n’avais pas le bon code d’accès des secrets de l’histoire.</p>
<p>Dans certains villages perdus en retrait du chemin passager, là où cependant
passaient souvent autrefois des voyageurs égarés, on trouve encore l’accueil
traditionnel des amis de Saint-Jacques, qui spontanément adressent un salut
fraternel au pèlerin d’occasion, tels ces vieux assis sur un banc de pierre
tout près de leur maison et qui ne semblent être là que pour indiquer le chemin
à celui qui ne le connaît pas.</p>
<p>Il suffit qu’on nous voie hésiter à la sortie d’un village pour que
j’entende : «Oh ! el camino es por aquí… no no, por allá «avant même d’avoir
besoin de le demander. Il y a toujours un gamin pour nous dire où aller et nous
accompagner un bout de chemin s’il le faut.</p>
<p>Renseigner les pèlerins traversant leur village est devenu au fil des
générations une activité habituelle sinon quotidienne. Et comme il ne se passe
pas grand-chose dans ces villages trop paisibles, chacun se saisi de
l’événement fortuit pour briser la routine. Et puis, qui sait, l’étranger de
passage est peut-être puissant et riche, il va peut-être apporter prospérité et
privilège, spirituel ou mercantile, sacerdotal ou commercial.</p>
<p>Beaucoup de ces villages sont très pauvres : quelques masures en mauvais
état, des brebis, une ou deux vaches et une poignée de paysans vivant encore
sous des toits de chaume ou à l’abri de tuiles romaines jamais remplacées. Mais
l’église est toujours là, parfois amputée de moitié avec son clocher qui sonne
encore l’heure pour les enfants de l’école et les âmes croyantes. Des chiens et
quelques chats sur la place où tout le monde se retrouve le soir à la fraîche
autour de la fontaine sur des bancs de fortune.</p>
<p>Seule la TV semble avoir quelque peu déplacé les sujets de conversation
habituels en leur montrant un monde lointain qui n’a pas l’air de leur
appartenir.</p>
<p>Me voilà donc dans cette chambre d’hôte, avec une poupée en guise d’autrui,
assise dans un coin sur la table de nuit, en face d’une toujours trop grande et
trop haute armoire à glace qui encombre, une minuscule fenêtre qu’on ferme par
un clou et une lampe de chevet qui ressemble à une lampe à pétrole. Et le lit
bien sûr qui pourrait accueillir avec moi la plus appétissante des filles de la
maison, libérée de son service ménager. Je m’en vais profiter de cette couche
silencieuse et moelleuse aux draps épais pour reposer benoîtement ma vieille
carcasse déglinguée en espérant que demain elle aura retrouvé sa forme
initiale. Bonne nuit donc et réveil à 6 heures … en principe. La patronne m’a
dit qu’elle se levait à cette heure-là. Je veux bien la croire car jusqu’à
présent je n’ai jamais vu personne dehors à cette heure. Mais peut-être que les
gens se lèvent plus tôt et n’entrouvrent leur porte que plus tard.</p>
<p>Buenas noches, hasta mañana.</p>144. De La Virgen del Camino à Astorgaurn:md5:a6232aa19ab24f845fc62cc720afdc1fSunday 19 August 1990Sunday 19 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Dimanche 19 août 1990</em></p>
<p>Astorga, 19 heures. Il s’est passé bien des choses depuis León où j’ai
décidé finalement de ne pas rester un jour entier comme prévu. J’ai préféré
repartir le soir même pour la Virgen del Camino, un village voisin situé à 8 km
du centre, le gîte de León étant médiocre et quasiment inhabitable. Bien
qu’offert par les pères de la basilique San Isidoro dans un magnifique édifice,
il n’y avait ni matelas ni douche. Lamentable.</p>
<p>Mais León est une belle ville que j’ai appréciée. Nous y sommes arrivés le
matin vers 11 heures et nous avons donc pu visiter ses principaux édifices, la
cathédrale en particulier, comparable aux plus belles de France, avec ses
nombreux vitraux et sa haute et magnifique nef centrale. J’ai cependant préféré
la basilique San Isidoro, plus ancienne, que j’ai pu voir de plus près car nous
étions logés au-dessus du cloître auquel on pouvait accéder par une passerelle
au-dessus de narthex et admirer en contrebas la nef et le chœur.</p>
<p>C’est l’un des avantages du pèlerin logeant dans une abbaye ou un monastère
de pouvoir visiter des lieux généralement interdits aux visiteurs. En se
débrouillant bien, on peut s’introduire par quelque porte dérobée dans la
sacristie et la salle capitulaire ou monter dans le clocher et les étages
supérieurs.</p>
<p>Nous avons été accueillis assez froidement à La Virgen del Camino, mais il
faut dire qu’il était déjà 9 heures du soir quand nous avons enfin trouvé
l’adresse, une église très moderne et sans âme d’où un père nous conduisit dans
une salle de classe aménagée pour les pèlerins avec juste quelques matelas en
mousse. Pas de douche non plus Mais dans l’état de fatigue où nous étions, nous
n’en demandions pas plus.</p>
<p>Nous sommes partis ce matin vers 7h30 pour Hospital de Órbigo où nous
espérions trouver un refugio plus confortable après plusieurs jours passés sans
pouvoir nous laver ni dormir correctement.</p>
<p>Grâce au fortuné repas de la veille et à un relatif bon sommeil, nous avons
marché d’un bon pas, les trois jeunes filles espagnoles, Jaime et moi chantant
tout le long du chemin qui était dur car il s’agissait d’une route goudronnée
où passaient pas mal de voitures. Après 9 heures, le soleil se mit à taper très
fort.</p>
<p>Mais hormis le magnifique pont romain à arches multiples que nous avons
traversé avec beaucoup de plaisir en arrivant à destination, nous avons été
plutôt déçus de Hospital de Órbigo, au point de décider de poursuivre jusqu’à
Astorga.</p>143. De Sahagún à Mansilla de las Mulasurn:md5:b61d052a3a2a462c534767bde6234d42Friday 17 August 1990Friday 17 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Vendredi 17 août 1990</em></p>
<p>Ah, si je pouvais faire seul cette étape, dans le silence des espérances
nues qui m’entourent. Une belle étape, mais la plus dure parce que la plus
longue et la plus fatigante, sous le soleil et sur les pierres.</p>
<p>Il est 9 heures. Depuis 6 heures ce matin, je marche en boitillant mais je
vais à mon rythme, sans rencontrer personne, sauf une hollandaise et un
américain en train de chercher leur chemin. Moi je sais que je l’ai perdu au
dernier village. J’ai devant moi 8 km de piste droite entre des champs de blé
coupés vers un horizon plat avec quelques arbres à gauche et une ligne
électrique à droite qui s’en va du même côté que la voie de chemin de fer, un
peu plus loin. Il y passe parfois un train au sifflet aigrelet.</p>
<p>Les deux dernières étapes, très physiques, m’ont empêché de penser
profondément. Car oui on souffre sur cette route, des pieds, des jambes, des
genoux, des épaules et, à partir de 10 heures du matin, de la chaleur. Et tous
ces kilomètres accumulés depuis trois mois commencent à se faire sentir. Je
n’ai plus le même enthousiasme qu’il y a un mois le matin en partant. Il est
vrai que le chemin espagnol ne présente pas pour moi le même intérêt que les GR
ou les petites routes que j’ai pris seul et en toute liberté depuis Paris, d’où
je suis parti voilà déjà … 16 semaines.</p>
<p>Ici le chemin est unique, balisé, officialisé et très fréquenté,
généralement par des jeunes qui le parcourent plus par esprit sportif que
religieux. Ils ne font que marcher, en faisant semblant de s’intéresser à
l’architecture médiévale des villages traversés.</p>
<p>Ce chemin espagnol est en fait un GR bien connu qui a l’avantage d’offrir
aux marcheurs toutes garanties de sécurité, d’hospitalité et de ravitaillement,
avec en prime la bénédiction des autorités civiles et ecclésiastiques tout au
long du voyage.</p>
<p>Pourtant, depuis deux jours, les refuges sont médiocres, parfois même comme
celui d’hier inhabitables, du moins pour ceux qui, comme moi, n’ont plus les
muscles très souples. Pour un gros bourg comme Sahagún, c’est minable. Le
meilleur repos pour le pèlerin fatigué, c’est une douche chaude et un lit ; le
reste vient après. Quoiqu’il en soit, cette dernière nuit dans une chambre
d’hôte, toute reposante qu’elle fût, n’a pas suffi à faire disparaître toutes
mes douleurs et ce matin, j’ai du mal à marcher. Il est vrai que je n’ai mangé
avant mon départ qu’un trognon de pain qui me restait de mon dîner, à l’image
de la journée d’hier, une journée de misère qui nous a tous démoralisés. Je
verrai ce soir en fin d’étape où en sera chacun de nous.</p>
<p>Pour l’heure, chacun suit son chemin au rythme de ses forces et de sa
volonté, sans trop se préoccuper des autres. Je suis content quant à moi d’être
seul aujourd’hui car je trouve que mes compagnons de route sont parfois un peu
bruyants et parlent trop en marchant. J’aime vivre mon pèlerinage davantage
dans le silence ou dans l’écho amical de la nature.</p>
<p>Je viens de me restaurer dans une fonda à El Burgo Ranero, à peu près à
mi-étape. J’ai bu deux bonnes tasses de café au lait et mangé deux belles
tartines de pain beurré à la mantequilla, une margarina con leche pas mauvaise
du tout, et me voilà d’aplomb pour aborder l’autre moitié d’étape. Mes jambes
flageolent encore un peu mais je me sens en forme. J’ai eu de la chance de
trouver cette fonda ouverte à 10 heures du matin.</p>
<p>La jeune femme et ses deux jeunes enfants prenaient leur petit déjeuner en
regardant la TV quand je suis entré. La mère est venue me servir et, apercevant
mon guide, elle me demanda aussitôt si sa fonda y était indiquée. Après
vérification, je la rassurai, son relai pour pèlerins y figurait bien, avec le
bar de la place.</p>
<p>Les fondas ne sont pas des bars ni des cafés, plutôt des tables d’hôte chez
l’habitant. On entre dans la salle à manger commune et l’on s’assoit à la
grande table familiale qui constitue souvent l’unique mobilier. De la cuisine
attenante, la maîtresse de maison prépare et sert ce qu’on lui demande. J’ai
payé 300 Pts pour ce copieux petit déjeuner, soit 15 Frs.</p>
<p>Il me reste 2 à 3 heures de marche jusqu’à Reliegos. Les villages que je
traverse semblent très pauvres. Cette brave femme qui m’accueillit dans sa
fonda doit être contente de recevoir des pèlerins qui mettent un peu de beurre
dans ses épinards. Beaucoup de maisons sont en torchis – mélange de terre et de
paille – très bien faites d’ailleurs, bien maçonnées et très propres.</p>
<p>J’ai gagné une demi-heure sur l’horaire indiqué dans mon guide, en comptant
même la demi-heure passée à El Burgo Ranero, ce qui me réconforte car je
croyais avoir un peu lambiné tout à l’heure. Je vois avec plaisir que je suis
toujours un bon marcheur, même avec une douleur persistante à la cheville.</p>
<p>Des trains passent sur ma droite tandis que sur ma gauche des troupeaux de
moutons rejoignent leur maigre pâturage ou le vaste champ de blé moissonné dans
lequel ils pourront glaner quelques épis oubliés. Les bergers les amènent au
champ le matin vers 7 heures et les rentrent quand il commence à faire trop
chaud, peu après midi. Plusieurs terres sont déjà labourées qui s’étendent à
l’infini. Ici et là quelques maisons en ruine, pouvant servir d’étables. Pas
d’arbres, à part deux maigres peupliers au loin, et toujours ce même chemin de
terre pierreux aux cailloux ronds qui déforment mes semelles usées.</p>
<p>Pour éviter de marcher sur les pierres du chemin, je suis le bord herbeux,
du moins quand il n’est pas recouvert par le gravier rejeté par les véhicules
roulant trop vite sur ces pistes sans obstacle et si droites. On essaie alors
de prévoir de loin l’endroit le moins caillouteux, zigzaguant de gauche à
droite et au milieu, comme un ivrogne imbibé de soleil et de fatigue.</p>
<p>Le dernier train n’a pas sonné trois fois. Aussi n’ai-je pas pu enregistrer
son sifflet qui cette fois ressemblait plus à une sirène qu’à l’avertissement
aigu du sifflet à roulette d’un agent courroucé. Sa plainte nostalgique
d’heureux temps révolus s’harmonise au paysage, et mon chemin, quoique
difficile, a de l’allure dans cette nudité, cette immensité et cette
platitude.</p>
<p>J’ai un peu l’impression de marcher sur une autre planète, une planète
habitée car travaillée mais, comme il n’y a personne, je peux imaginer
n’importe quelle espèce d’humanoïde capable d’utiliser comme nous d’identiques
techniques agricoles, plus devinées que constatées, car aucune machine à
cultiver n’est visible. Mais la coiffure rasée des champs de blé ou quelque
rouleau de paille compressée oublié en chemin laissent imaginer une utilisation
intensive de gros moyens mécaniques.</p>
<p>Récoltes de blé et d’arachide terminées, labours presque achevés, c’est le
moment d’une pause saisonnière à l’ombre d’un soleil trop puissant, où les
paysans fatigués vaquent à d’autres occupations domestiques moins exigeantes.
C’est de surcroît le moment le plus chaud de la journée, l’heure de la sieste
générale, le moment de pause au frais à l’intérieur des maisons.</p>
<p>Ce chemin nu, qui va se rétrécissant vers la rencontre du ciel bleu et de la
ligne d’horizon, jaune ou brune selon qu’il s’agit d’un champ de blé récemment
fauché ou d’une terre fraîchement labourée, c’est celui que je dessinais jeune
adolescent avec en surimpression deux enfants se tenant par la main. Maintenant
je suis seul mais j’ai souvent marché à côté de quelqu’un au cours de mon
existence, rarement cependant sur de tels chemins. Étais-je fait pour plus de
solitude ou m’y suis-je fait ? Choix ou destin d’une vie à utiliser sans mode
d’emploi.</p>
<p>Bien que notre avancée vers l’infini ne puisse se faire seul, il faut être
seul dans l’espace et le temps pour en capter toute la dimension et le sens. À
plusieurs, on perturbe la pensée par une conversation trop présente et souvent
superficielle ; on oublie de se regarder de l’intérieur en regardant
l’extérieur.</p>
<p>Je me demande d’ailleurs si finalement, à se sentir entouré d’infini – de
trop d’espace en somme – on ne perçoit pas du même coup l’infini de notre
finitude humaine. L’homme est une créature limitée dans le temps et dans
l’espace, qu’il franchit grâce à des moyens qui lui sont propres mais qui ne
vont pas au-delà d’une certaine dimension. Il est limité physiologiquement par
un début et une fin, et aussi par certaines lacunes d’imagination et de savoir,
déterminé par une série de lois physiques dont il n’est pas toujours maître ou
qu’il n’a pas lui-même établies.</p>
<p>Cet homme qui a une très haute conscience de son individualité propre,
constamment enrichie des progrès de sa nature et du développement de ses
besoins ; cet homme qui prend conscience de sa plus grande liberté face à
l’autre, face au monde et à ceux qui veulent le dominer ; cet homme qui suit sa
ligne intérieure en échappant à l’environnement extérieur ; cet homme peut,
dans des circonstances particulières comme celle-ci, découvrir tout à coup le
lien étroit qui existe entre l’intérieur fini et l’extérieur infini d’une part,
et l’intérieur infini et l’extérieur fini d’autre part.</p>
<p>D’un côté, je me sens fini et limité par rapport à l’espace infini et
illimité qui m’entoure. D’un autre côté, je me sens infini – potentiellement –
dans un entourage clos où seule une ligne d’horizon me sépare de mon espace
ultérieur.</p>
<p>Il y a donc corrélation – synthèse peut-être – entre fini et infini au
moment où ce que je considère comme fini en moi-même devient infini en dehors
de moi-même.</p>
<p>Hors de toute recherche philosophique trop doctrinale sur la finitude de
l’homme et l’infini – pascalien – du monde qui l’entoure, il y a place pour une
expérience sensationniste – si je peux me permettre d’utiliser ce terme
autrefois employé pour définir une certaine façon d’appréhender l’univers
–faite de perceptions bien déterminées, précises et douloureuses, comme
lorsqu’on marche depuis longtemps sans s’arrêter, mais aussi constituée de
sensations plus diffuses, internes, ouvertes sur plusieurs dimensions, au
moment et à l’endroit où justement l’être qui sent et le paraître qui montre se
rejoignent en communication parfaite.</p>
<p>Rare disponibilité de l’être hors frontière et hors concours de
circonstances.</p>142. De Carrión de los Condes à Sahagúnurn:md5:c69425cd3eee6579c1ba7d5daf64210dThursday 16 August 1990Thursday 16 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Jeudi 16 août 1990</em></p>
<p>Cette nuit nous avons couché à la belle étoile, Jaime, les deux jeunes sœurs
espagnoles de Logroño et moi. Esperanza, 25 ans et Lorenza, 21 ans, rencontrées
pour la première fois à Villafranca, ont commencé leur pèlerinage à Logroño et
marchent mieux que tout le monde. Difficile de les suivre !</p>
<p>Hier, j’avais mal à la cheville droite, un tendon en boule, apparemment.
Alors je boite un peu, d’autant plus que le chemin rectiligne et sans ombre de
la plaine castillane est très caillouteux. Pierres rondes qui roulent sous les
pieds et tordent les chevilles à la moindre inattention.</p>
<p>Il est 8 heures du matin. Je suis tout seul pour l’instant mais probablement
pas pour longtemps car derrière moi une dizaine d’autres pèlerins me suivent.
Nous étions tous au même refuge de Carrión hier après-midi quand nous avons
décidé Jaime, les deux sœurs et moi de continuer, car l’étape du lendemain
s’annonçait très longue et nous voulions prendre un peu d’avance. Nous avons
donc marché un peu de nuit au clair de lune et nous avons bivouaqué sous bois
comme de vieux campeurs aguerris. J’ai fait du feu avec le maigre bois que nous
avons trouvé, ce qui nous a permis de nous réchauffer un peu et de boire
quelque chose de chaud ce matin en nous levant. J’étais assez courbatu et pas
très en forme, mais à la vue des autres qui passaient justement sur le chemin
au moment de notre départ, ça m’a donné un coup de fouet. Nous n’avions pas
gagné de temps par rapport à eux mais nous avions bénéficié d’une belle nuit à
la belle étoile …</p>
<p>Le soleil se lève derrière moi, et j’entends les chasseurs en action. Sur
l’immense étendue dénudée de ces champs de blé tout juste moissonnés surgit de
temps en temps un arbre ou passe une voiture. Partie du parcours épuisante,
monotone et grandiose comme un désert.</p>
<p>Marche récompensée par de belles haltes oasis, surprenantes de paix et
d’intense humanité comme cette église de Carrión de los Condes au très beau
portail sculpté, malheureusement très endommagé mais dont les représentations
d’hommes et d’animaux m’ont replongé une fois de plus dans la mystérieuse
alchimie des symboles préchrétiens. Il n’y a pas de crypte dans ces églises
espagnoles romanes ou gothiques. Le père au refuge m’a expliqué une ou deux
choses intéressantes tandis que la femme de service, un vrai dragon, filtrait
soupçonneusement notre passage en nous abreuvant de recommandations
draconiennes. Mais lorsqu’elle vit arriver derrière nous une flottille de
pèlerins harassés se précipiter à sa porte, brusquement vaincue, elle s’est
tue.</p>
<p>Chacun marche à son rythme, mais tous s’attendent plus ou moins. Le couple
qui fête ses noces d’argent à un rythme un peu plus lent que nous attend la
jeune brésilienne rencontrée seule en chemin, chacun se demandant ce qu’elle
peut bien faire là, elle si peu entraînée à pareille épreuve. Elle a l’air de
beaucoup souffrir mais elle est courageuse, à sa façon. Deux jeunes gens ont
pris la route dans notre sillage, marchant côte à côte, et Jaime claudique des
uns aux autres, rajustant parfois son sac informe attaché par des bouts de
ficelle. Et moi enfin, qui voudrais me détacher de tous ces marcheurs bruyants
qui m’empêchent de trouver ma solitaire sérénité. Mais sans eux, je
n’avancerais certainement pas aussi vite, l’union faisant la force, comme
chacun le sait. Ensemble, on se stimule davantage et dans ces parages, chacun
en a besoin. Et puis cette solidarité de peine finit par tisser des connivences
affectueuses.</p>
<p>Il n’y a d’ailleurs rien à faire d’autre qu’à marcher dans ce désert et
prendre son mal en patience. Vivement León, la fin de cette douloureuse étape
aux refuges peu accueillants et pas très confortables.</p>
<p>Je crois que j’ai vécu aujourd’hui l’une des pires étapes de mon pèlerinage.
Et demain ne sera pas mieux paraît-il ! 43 kilomètres de Carrión de los Condes
à Sahagún (35 km pour nous qui avons campé à 8 kilomètres environ de Carrión) à
marcher sous le soleil et sur les cailloux. Et ma cheville ne s’arrange pas.
J’ai commencé hier à avoir vraiment mal. Il semble que ce soit une inflammation
d’un tendon. Je n’ai pas arrêté de boiter et de traîner la patte pendant tout
le parcours. Mais très gentiment mes compagnons m’attendaient, sans le montrer,
m’encourageant ainsi à les suivre. Nous sommes tous arrivés à Sahagún
essoufflés et fatigués pour trouver un refuge minable qui n’avait rien de
réconfortant.</p>
<p>Une grande salle sans lits ni matelas, sans douches ni toilettes et très
sale. Je ne sais pas comment ceux qui étaient venus avant nous avaient pu y
rester. Aussi décidai-je de chercher une pension avec une chambre un peu plus
confortable, tandis que cinq de mes compagnons se demandaient s’ils n’allaient
pas pousser jusqu’au prochain village, à 6 km d’ici, où paraît-il existait un
refuge un peu plus habitable. Une journée mal commencée ne se termine jamais
bien.</p>
<p>Je ne garderai pas un bon souvenir de Sahagún. Tous les hôtels, pensions et
gîtes étaient complets. J’ai finalement trouvé une chambre d’hôte à 1000 Pts,
pas libre avant le soir, très loin du centre, dans un appartement abandonné que
j’eus l’impression de squatter malgré moi. J’aurais vraiment eu besoin de
quelque chose de mieux. N’ayant pas mangé, je dus retourner à la Plaza Mayor
pour trouver un restaurant ouvert où je retrouvai le couple aux noces d’argent
qui avait eu autant de mal que moi à trouver où se loger – à l’hôtel qui
m’avait initialement refusé une chambre – et qui semblait encore plus fatigué
que moi. Le menú del día ne fut pas de meilleure facture, une soupe à l’ail et
au pain, une tortilla aux champignons tiède et un flan efflanqué, tout ça pour
700 Pts, alors que nous avions si bien mangé pour moins que ça la veille à
Carrión.</p>
<p>Vraiment Sahagún m’a beaucoup déplu : des gens peu accueillants, aucune
hospitalité réservée aux pèlerins. Même le monastère bénédictin nous reçut
froidement, se contentant d’un coup de tampon sur nos credencials.</p>
<p>Cette journée a été l’une des plus mauvaises de ces trois derniers mois. Le
moral est bien bas ce soir. D’autant plus que demain je devrais faire pas loin
de 40 km en pleine campagne, nue, sans arbres ni relief, sur un chemin tout
aussi caillouteux. Mes pauvres chevilles vont encore en prendre un coup sur ces
petits galets ronds qui roulent sous nous pas et nous font trébucher.</p>141. De Frómista à Carrión de los Condesurn:md5:eaaf329bd6e6797ae48e03773d7823f3Wednesday 15 August 1990Wednesday 15 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Mercredi 15 août 1990</em></p>
<p>Aujourd’hui, mercredi 15 août, je me suis arrêté deux heures à Villalcázar
de Sirga pour admirer l’imposante église de Santa Maria la Blanca,
extraordinaire de splendeur extérieure et de richesse intérieure.</p>
<p>Nous sommes arrivés à Carrión de los Condes à une heure de l’après-midi
alors que la fanfare du village battait son plein.</p>
<p>J’ai moins l’occasion de parler dans mon dictaphone depuis que je marche
plus souvent en compagnie. Il faudrait que je m’isole davantage pour le faire.
Mais en fin de journée, je n’en trouve ni le courage ni le temps.</p>140. De Castrojeriz à Frómistaurn:md5:da6c45ac0ee31fc0327aa86ac8d0df26Tuesday 14 August 1990Tuesday 14 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Mardi 14 août 1990</em></p>
<p>Il y a une heure que Jaime et moi avant quitté le refugio de Castrojeriz que
nous avions rejoint hier vers 20 heures. Nous cheminons sur la Meseta centrale.
Aux plateaux succèdent d’autres plateaux, un peu comme des causses de faible
altitude, se terminant par de petites falaises qu’il faut gravir ou dégringoler
alternativement. Sur chaque plateau s’étendent des champs de blé moissonnés à
perte de vue.</p>
<p>Nous sommes une dizaine marchant à la queue leu leu sur la piste d’herbe ou
de terre qui serpente d’un bout à l’autre de la Meseta. De loin, nous devons
tous avoir à peu près la même silhouette qui, si elle n’est plus tout à fait
celle des anciens pèlerins, doit quand même ressembler à celle d’un marcheur.
Certes, aujourd’hui, le short et le chapeau coloré ont remplacé la robe de
bure, le bourdon est devenu un bâton, et l’on porte sur le dos un énorme ballot
qui dépasse parfois la tête.</p>
<p>Je viens d’en dépasser quelques-uns qui étaient avec moi à l’étape d’hier :
il y a celui qui a repris à Burgos son pèlerinage interrompu il y a 4 ans, nos
deux allemands bien sûr, qui vont essayer de doubler l’étape d’aujourd’hui pour
arriver plus tôt à Santiago, mais ils savent aussi s’arrêter là où il y a
quelque chose de beau à voir, comme à Burgos par exemple, qu’ils avaient
rejoint bien avant moi. Leur objectif est cependant d’atteindre Santiago le
plus vite possible et ils n’ont qu’une idée en tête : marcher, marcher comme
des sherpas pour tenir l’horaire et joindre à tout prix le but fixé.</p>
<p>On se suit, on s’attend, on se rattrape et on se dépasse. C’est une bonne
journée. Le repos de Burgos nous a été profitable, nous avons passé notre temps
à visiter la superbe cathédrale gothique aux multiples richesses
architecturales, et d’autres endroits étonnants, nous avons flâné dans ses
petites rues et le long du rio Arlanzón, et bien entendu nous n’avons pas
échappé au «coca-cola con ron» bu avec délice à la terrasse d’un café (on ne
dit plus maintenant «cuba libre»).</p>
<p>Les trois espagnols d’Alicante sont repartis hier en autocar chez eux pour
reprendre le travail. Beaucoup s’arrêtent en chemin, soit par manque de temps,
soit par lassitude. On estime à 20% les pèlerins qui, partis de Roncesvalles,
arrivent à Santiago à pied.</p>
<p>L’arrivée à Burgos avant-hier fut épouvantable. Nous avons dû suivre la
route goudronnée principale à travers les faubourgs pendant des kilomètres, ça
n’en finissait plus, on n’en pouvait plus et le refuge était à l’autre bout de
la ville, que nous avons donc dû traverser entièrement. Par chance nous avons
trouvé l’un des rares autobus circulant le dimanche qui nous a transportés sur
un bout de grand-rue. Mais nous avons fait la plus grande partie à pied.</p>
<p>Pourquoi avoir installé le refuge si loin ? Nous y sommes arrivés exténués,
les trois d’Alicante, Jaime et moi. La sœur du couple espagnol était partie
devant, elle avait mal au pied, mais avait marché comme une folle sans
s’arrêter pour prendre le bus, aussi arriva-t-elle un peu plus tard de mauvaise
humeur … mais ça s’est vite arrangé. Nous sommes allés nous rafraîchir dans le
plus proche bar et, oubliant la fatigue, nous sommes retournés en ville – en
prenant l’autobus cette fois – pour y faire nos premières découvertes.</p>
<p>De retour au gîte après un bon repas, nous nous sommes endormis avec la
délicieuse perspective de ne pas avoir besoin de nous lever trop tôt le
lendemain matin. Mais en réalité, j’étais déjà debout à 8 heures.</p>
<p>Hier donc, Jaime et moi sommes allés passer quelques heures dans le centre
de Burgos, en commençant par un petit déjeuner copieux avec croissants et
double café crème, puis en allant poster notre trop-plein de paperasse et
acheter des timbres et des cartes postales. Aucune lettre ne m’attendait en
poste restante. Nous avons fait ensuite quelques courses, pour terminer par la
visite de la cathédrale, impressionnante.</p>
<p>L’église San Martín de Tours à Frómista, l’un des plus beaux exemples de
l’art roman, a été restaurée au siècle dernier. N’ayant jamais été en ruine, on
y retrouve donc à peu près tout d’origine, sauf quelques sculptures de
chapiteaux qui ont fait l’objet de retouches pudiques. L’ensemble cependant est
très bien conservé.</p>
<p>Le gardien m’a laissé entrer bien que ce fut jour de fermeture. Je serais
bien resté plus longtemps seul à méditer dans cette si belle église. Dommage
qu’elle ne soit pas située en rase campagne plutôt que sur cette place où les
gens la regardent à peine alors que les visiteurs intéressés ne peuvent y
entrer en raison d’une réglementation tatillonne. Heureusement on peut en toute
liberté en faire le tour et admirer l’extérieur de ce magnifique monument d’art
et d’histoire sacrée.</p>
<p>L’extérieur vaut l’intérieur : des supports de toiture sculptés de toutes
les images possibles, humaines et animales, de pures merveilles patinées de
mystère. Chaque colonnette est rehaussée de bas-reliefs imagés qui mériteraient
à eux seuls une étude exhaustive : gueules hilarantes, corps renversés, femmes
assises et pensives,…</p>
<p>Des donjons hauts de forme, aux longues ouvertures étroites, un portail
sobre à unique voussure, et toujours ces supports de toiture étrangement
sculptés, il y en a des centaines, tous différents. La tour octogonale est du
plus bel effet, avec sa colonne extérieure dont je ne comprends pas l’utilité
première. Très ramassée mais élégante, construite en pierres ocres et roses en
voûtes romanes et deux courtes nefs sous la tour, plus deux donjons au-dessus
du narthex, cette église est vraiment très belle, à la fois sobre dans sa
globalité et raffinée dans ses détails. Avec la cathédrale San Pedro de Jaca,
dont elle est la réplique, c’est l’un des plus beaux joyaux romans d’Espagne et
peut-être même d’Europe.</p>139. De Villafranca Montes de Oca à Burgosurn:md5:2a63c79c10816940b548fb98f0b3c82eSunday 12 August 1990Sunday 12 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Dimanche 12 août 1990</em></p>
<p>Enfin un bon chemin tranquille sur les crêtes et dans la bruyère, loin du
bruit. J’ai laissé mes compagnons partir devant, ils sont jeunes, ils marchent
vite mais ils s’arrêtent plus souvent et plus longtemps, nous nous retrouverons
bientôt.</p>
<p>Nous sommes le dimanche 12 août, il est 7 heures du matin, et nous sommes
partis de Villafranca il y a une demi-heure environ. Pour atteindre Burgos,
trois itinéraires étaient possibles, nous avons choisi celui du milieu, le plus
court semble-t-il, bien qu’un peu plus raide au départ.</p>
<p>C’est que je n’ai plus mon souffle ni mes jambes de 20 ans et dans les
montées, je souffre. Mais avec mes longues enjambées, mon rythme lent et
constant, je finis par rattraper les intempestives ardeurs des plus jeunes
partis à toute allure. Et ce matin, ce sont deux des trois jeunes filles qui se
sont lancées les premières pour bien montrer qu’elles n’avaient rien à envier à
la gente masculine. Derrière suivent les hommes qui s’arrêteront de marcher
quand elles le feront aussi. Le monde n’irait-il pas mieux s’il était conduit
par des femmes ?</p>
<p>La benjamine du groupe, celle qui veut toujours être la première et qui
connaît le chemin mieux que quiconque, s’est arrêtée pour prendre une photo du
soleil levant, splendide boule rouge à moitié cachée derrière un nuage flou,
entre les pins. Belle image banale qu’on retrouve sur tous les calendriers,
mais pour elle c’est magique et rare. Les autres se sont arrêtés aussi et
attendent le signal du départ. J’en ai profité pour m’éloigner du groupe et
marcher seul à mon rythme. Quatre jeunes gens accompagnant deux jeunes filles
qui déjà les mènent par le bout du nez…</p>
<p>San Juan de Ortega, bâtisseur de ponts et d’églises, fut l’adjoint de Santo
Domingo vers 1150 ; il a donné son nom au village et à son église que nous a
ouverte son gardien. Un pigeon en a profité pour entrer avec nous.</p>
<p>Burgos, il est 15 heures, il fait 35°C à l’ombre et il reste 20 km de
faubourgs avant d’atteindre le gîte à l’autre bout de la ville.</p>138. De Santo Domingo de la Calzada à Villafranca Montes de Ocaurn:md5:a4f8ea958a7ac2221b3ba3e79fa14ad6Saturday 11 August 1990Saturday 11 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Samedi 11 août 1990</em></p>
<p>Il est 7h30. Voilà une heure que j’ai quitté Santo Domingo et que je marche
sur la grand-route de Burgos, car il n’y a pas de <em>camino del peregrino</em>
sur cette portion d’itinéraire. Calamitoso camino ! L’épreuve est rude, le
moral est bas. Soixante-dix kilomètres séparent Santo Domingo de Burgos sans
refugio entre les deux paraît-il, du moins pas avant Villafranca. La route est
très encombrée de camions et de voitures malgré l’heure matinale.</p>
<p>J’étais très fatigué hier, après le détour par San Millán, que je ne
regrette pas, loin de là. Mais ma marche d’aujourd’hui s’en ressent. J’ai
retrouvé Jaime à l’étape avec les deux jeunes filles espagnoles de Logroño qui
marchent à peu près comme nous depuis trois jours. Il est parti ce matin avec
elles et un autre pèlerin, juste avant moi. En somme il m’a laissé tomber …</p>
<p>Le nom du village que je vais traverser correspond bien à mon humeur :
Grañón. Ça me fait faire un léger détour mais ça m’évite pendant un moment de
me sentir happé par les voitures qui me dépassent et de les sentir de trop
près. D’ailleurs, l’un des beaux écriteaux bleus à signalement jaune – coquille
de Saint-Jacques très stylisée – du chemin de Compostelle qui jalonnent notre
route propose aux pèlerins de passer par le village, alors j’obéis aux
suggestions de l’organisation du Primer Itinerario Cultural de Europa.</p>
<p>(Carillon de clochettes) C’est le plus grand troupeau de moutons rencontré
jusqu’ici, c’est beau à voir.</p>
<p>À Santo Domingo hier soir, quand je me suis débarrassé de mon sac et de mes
vêtements dans le dortoir du refuge, des centaines de grains de blé ont roulé
par terre sur le plancher ciré, j’en avais plein les poches. Souvenir très
vivant de cette bonne petite sieste sur un tas de blé se déplaçant lentement
sur un chemin de campagne.</p>
<p>Et je me retrouve aujourd’hui dans un champ de blé sur une piste que m’a
indiquée un villageois de Grañón et que je suppose être la bonne, vu le grand
nombre de traces de pas qu’elle révèle. D’ailleurs la route n’est pas loin sur
la droite, j’entends sans les voir les voitures qui passent.</p>
<p>J’ai pris un bon café à Castildelgado, il me reste la moitié du chemin à
faire jusqu’à Belorado où je devrais arriver vers midi et demi. Les quatre
espagnols partis avant moi réapparaissent sur la bretelle, tout proches … En
fait, ce ne sont pas les mêmes, ils ne sont que trois, encore trop loin pour
que je les reconnaisse, mais apparemment il y a au moins une femme avec eux. Le
dernier des trois vient de s’arrêter, juste avant le village que je vais à
présent traverser. Quant au premier, il marche devant à grands pas sur la route
toute droite, je ne saurai jamais qui c’est.</p>
<p>Villamayor del Río. Les trois qui étaient devant moi et que je les viens de
dépasser faisaient partie de ceux qui ont dormi au gîte d’étape de Santo
Domingo hier soir.</p>
<p>Le refugio de Santo Domingo est le meilleur que j’ai trouvé jusqu’ici, en
Espagne. Comparable à un bon gîte français de GR65 avec cuisine, réfrigérateur,
douche et lavabo, vaisselle et couverts. Installé dans une très ancienne maison
de maître au milieu d’un jardin. Il y faisait un peu chaud sous le toit mais ça
s’est rafraichi pendant la nuit.</p>
<p>Il faut marcher sans se poser de questions, sans regarder trop loin et
laisser ses jambes nous porter jusqu’à ce qu’on sente tout à coup le sol
s’affaisser sous elles, signal d’arrivée au col tant attendu, et qui d’en bas
semblait être à des kilomètres. Cette partie du chemin est inintéressante au
possible. Une route toute droite entre des champs rasés, monotone à souhait,
sans aucun village où s’arrêter, où camions et voitures se doublent et se
croisent à trop grande vitesse, bien au-delà de la limite autorisée, en me
frôlant à chaque fois, au point d’être obligé de m’arrêter et de me ranger sur
le très bas-côté – voire carrément dans le fossé – de la route.</p>
<p>Je suis le premier à arriver au refuge – inattendu – de Belorado, qui est
fermé. Au moment où j’allais repartir arrive en voiture un frère, très jeune et
sympathique, venu s’occuper de la prochaine fête de Sainte Clarisse. Du coup,
il m’emmène à la sacristie pour tamponner ma carte et ouvre le refuge pour moi.
Il devrait y avoir de l’eau chaude, me dit-il, et il y a un réchaud pour me
faire à manger.</p>
<p>Ouf, que ça fait du bien d’enlever ses souliers ! Il est midi moins le
quart, une demi-heure de gagnée sur l’horaire prévu. Si je me repose jusqu’à 15
heures, il me restera deux heures pour aller à Villafranca où il y a,
paraît-il, un centre d’accueil à l’école. Je m’y arrêterai pour la nuit et
ferai demain les 30 km qui restent pour rejoindre Burgos dans la journée.</p>
<p>J’ai pris une douche bien chaude, je me suis reposé, j’ai mangé et je suis
reparti à 13h45. Personne n’est venu me déranger, j’ai donc fermé la porte
derrière moi. Je me dirige vers Villafranca par un petit sentier parallèle à la
route, l’ancien camino, dans les herbes et les broussailles. Il fait chaud,
j’ai mon topoguide à la main car il est prudent de vérifier de temps en temps
où je suis, les flèches n’étant pas très nombreuses sur ce parcours. Je
m’arrêterai au bout d’une heure pour boire mais j’ai déjà soif.</p>
<p>Ma marche de ce matin fut la pire de toutes mais elle est heureusement
derrière moi. À Burgos, j’aurai peut-être du courrier, mais je vais surtout
essayer de capter les messages reçus «at home». Il faudra que j’aille à la
Poste Centrale lundi matin pour mettre tout ça en ordre et envoyer un paquet ou
une grande enveloppe contenant toute la documentation que j’ai ramassée et dont
je n’ai plus besoin. J’allègerai aussi mon sac, je ne veux plus emporter de
nourriture, c’est trop lourd.</p>
<p>Je téléphonerai à Olivier qui n’est peut-être pas encore parti, et à Laurent
pour lui demander d’enlever le courrier de ma boite aux lettres. À Gil et
Marcel aussi, qui sont peut-être à La Courcelle. J’ai prévu de rester un jour
entier à Burgos pour faire tout ça et pour me reposer, visiter la ville bien
sûr et repartir d’un bon pied sur le chemin de León, la deuxième grande étape
de ce camino francés décidément très dur.</p>
<p>Parmi ceux qui partirent en même temps que moi de Saint-Jean-Pied-de-Port,
certains ont abandonné, d’autres ont fait de l’auto-stop. Quant à moi, ce n’est
pas maintenant que je vais pouvoir méditer. Je peux tout juste penser à …
marcher. J’atteindrai Villafranca sans m’arrêter, aucun endroit intéressant ne
valant la peine de faire halte d’ici là.</p>
<p>On m’avait dit que la traversée de la Castille n’était pas folichonne.
Effectivement, il y a beaucoup de poussière, de soleil et de cailloux sur les
chemins, beaucoup de camions et d’autos sur les routes. C’est plat, à peine
vallonné sur l’horizon, sans arbres ni forêt mais avec des ronces et des
chardons. Des villages gris et roses tapis à l’ombre de leur église massive,
toujours endormis car il fait si chaud qu’on ne trouve personne dehors.</p>
<p>Je n’ai pas pensé qu’en emportant le pudding de semoule de maïs préparé tout
à l’heure à Belorado, je m’alourdissais du poids d’eau employé à le faire.
Après ma purée de pommes de terre au chorizo et au fromage, je n’avais plus du
tout faim. Il faudra aussi que je téléphone à Annie de Saint-Rat pour lui
demander où en est notre affaire.</p>
<p>Elle a beaucoup d’allure cette église de Villambistia, bâtie en très grosses
pierres comme une forteresse, probablement restaurée car les fenêtres sont
droites, seul le clocher octogonal a des ouvertures en plein cintre remodelées
en briques.</p>
<p>Le village, comme son église, est bien délabré. Je vois beaucoup de maisons
éventrées ou abandonnées, quelques-unes retapées, mais rien de très propre ni
de vraiment restauré. À la fontaine près du pont où je comptais remplir ma
gourde ne coule qu’un maigrichon filet d’eau …</p>
<p>En fait, les paysans de ces villages – mais ça doit être vrai aussi en
France – semblent s’occuper plus de mécanique que d’agriculture, avec tous ces
camions, tracteurs, voitures et machines agricoles en panne qui traînent un peu
partout.</p>
<p>Plutôt que d’attendre le réparateur ou de les envoyer au garage de la ville,
on essaie de les remettre en marche sur place. C’est comme cela que les paysans
se transforment peu à peu en mécaniciens. Mais quand l’élévateur de balles de
paille est en panne, alors il faut bien reprendre la fourche comme au bon vieux
temps.</p>
<p>Saint-Jacques je te remercie de ce petit nuage que tu as mis entre le soleil
et moi, et de la brise que tu me souffles dans le cou. Ainsi puis-je avancer
encore un peu sur ce sentier poussiéreux où les cailloux transpercent mes
semelles trop minces.</p>
<p>Encore un bonbon acidulé, ça redonne de la salive, ça fait passer le temps
et ça tient presque 2 km.</p>
<p>J’ai bavardé avec un paysan d’Espinosa qui prenait le frais sur la margelle
de la fontaine où je me suis rafraîchi. Il ne savait pas qu’en France il y
avait aussi un camino de Santiago, alors je lui ai expliqué qu’il y en avait
même plusieurs qui venaient de partout et se rejoignaient tous à Puente la
Reina, parce que Roncesvalles il n’avait pas l’air de savoir où c’était. Il m’a
souhaité bon voyage, bonne route. Hasta luego ! lui ai-je répondu.</p>
<p>Le frère de Belorado parlait bien français. Il était resté trois mois à Lyon
chez les Clarisses, un ordre que je ne connaissais pas, ce qui a semblé le
surprendre. Pour lui, un homme de mon âge ne pouvait faire ce pèlerinage que
très religieusement et en bon catholique. Je ne pouvais pas lui dire que
j’étais protestant, il aurait fallu que je lui donne toutes sortes
d’explications, et puis en Espagne, à la campagne, on n’est peut-être pas si
tolérant. Tout de même, je n’irai pas jusqu’à m’asperger d’eau bénite ou
m’agenouiller devant la vierge pour donner le change.</p>
<p>J’en ai marre de ce camino calamitoso. Quand sera-t-il carismático ?</p>
<p>À Burgos, j’achèterai un journal français pour me remettre un peu dans
l’actualité, après tant de jours d’abstinence médiatique.</p>
<p>Ah ces automobilistes qui font courir leur chien au bord de la route ! Ils
s’étonneront après de ne plus être obéi. Ceux-là en tout cas ont bien failli ne
plus revoir le leur, qui était prêt à partir avec moi.</p>
<p>Voir ou ne pas voir le clocher de Villafranca … that is the question. Je
suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu … cette étape de 32 km. Du monastère San Felix
de Oca, élevé au IXe siècle, il ne reste plus grand chose. Juste quelques
pierres rafistolées les unes sur les autres derrière une grille avec une
indication : «La ciudad de Burgos por su 1500 aniversario al Conde Diego, su
fundador que según la tradición aquí reposa – 1 de Marzo de 1984.» Pauvre
Felix, si tu voyais ça, il ne te reste presque plus rien quatre arches
préromanes, une coupole et une hirondelle qui volète tout en haut, près de
trois petites ouverture. Il n’y a que les pierres des fondations qui sont
d’origine.</p>
<p>J’ai une grande pensée pour toi et pour tous les Félix qui reposent sous ta
protection de par le monde, mais ce sont surtout ceux de La Rogivue que j’ai en
mémoire, qui reposent dans son cimetière du bois du Devin : tante Marianne et
oncle Jules, tante Rosine, tante Berthe et oncle Roby … Et ma mère, inhumée à
Massillargues, qui contemple la ligne bleue des austères Cévennes. Mes morts,
enterrés un peu partout, à Nouméa, Montpellier, Vevey ou Lausanne, je vous
salue et vous embrasse. Je vis encore un peu pour vous, avec Jean, Claude et
Aline, les trois cousins qui restent. Qui sera le prochain ?</p>137. De Nájera à Santo Domingo de la Calzadaurn:md5:72156426bd9b8cc56d1978e999459958Friday 10 August 1990Friday 10 August 1990HenrySAINT-JEAN-PIED-DE-PORT - SAINT-JACQUES-DE-COMPOSTELLE <p><em>Vendredi 10 août 1990</em></p>
<p>Sept heures du matin. J’ai décidé d’aller à pied à San Millán de la Cogolla,
pour voir surtout le monastère de Suso, celui que m’avait indiqué Evelyn avant
de partir, un soir chez Véro, et qu’elle a beaucoup aimé. Je m’en suis souvenu
à temps. J’ai vu sur une carte que c’était près de mon chemin, mais il faut
faire quand même un long détour par le Sud de Nájera pour rejoindre ensuite
Santo Domingo à l’Ouest. Soit près de 35 km que j’espère faire dans la journée.
Comme il n’y a pas de refugio à San Millán, je dois me dépêcher. Je crois que
le détour en vaut la peine, quelqu’un qui y est allé hier m’a dit qu’il avait
été émerveillé, par le monastère de Suso en particulier, de style wisigoth
préroman, plus que celui de Yuso, un monastère gothique habité par des moines
augustins.</p>
<p>San Millán, 17 km. Bonne route mais ça fait quand même 4 heures de marche.
J’y serai vers midi si tout va bien. Un renard qui traverse sans trop se
presser la route fraîchement macadamisée à bandes blanches toutes neuves,
museau futé à l’affût, le corps longiligne souple et ondulé, queue en panache à
houppe blanche. Après avoir traversé le pont qui enjambe la Najerilla,
direction Sud-Ouest. Encore 12 km jusqu’à San Millán.</p>
<p>Depuis une semaine que je suis en Espagne, je ne me sens plus tout à fait
dans «mon» pèlerinage. Il n’est plus le mien, mais celui d’autres pèlerins qui
suivent pas à pas ce chemin de Santiago, étape après étape, gîte après gîte, le
bourdon à la main, sac à dos, plus ou moins vite mais certains de toujours
rencontrer d’autres pèlerins en route. Pèlerinage collectif dont je ne suis
plus qu’un membre sporadique anonyme, alors qu’en France j’étais seul et libre
de choisir mon propre itinéraire. Je m’arrêtais quand je voulais et où j’en
avais envie, je repartais à mon gré. Pas de carte de pèlerin à faire viser
obligatoirement, pas de point de passage obligé.</p>
<p>Me trouvant ainsi souvent en compagnie, je me sens frustré, ayant moins
l’occasion de bavarder avec mon dictaphone, de méditer tout au long du chemin
parcouru. Mais ce matin, je me retrouve seul comme avant sur «mon» itinéraire,
séparé des autres, qui continuent sagement le parcours officiel ou vont à San
Millán en car touristique.</p>
<p>À Cardena, un petit village tout ensoleillé des premiers rayons du matin,
toutes les maisons sont fleuries de dahlias, géraniums ou de tulipes. S’élevant
au bord de rues étroites, parfois de guingois, elles sont rafistolées tant bien
que mal. Je suis entré dans le premier bar ouvert, la dame m’a d’abord dit
qu’elle ne servait pas de café mais quand je lui ai expliqué que j’allais à San
Millán, traînant un peu et s’allumant une cigarette, elle est partie dans sa
cuisine pour me préparer un nescafé au lait qu’elle m’apporta sans un mot avec
deux biscuits secs.</p>
<p>Au centre du village, adossé à l’église, un immense fronton : El pilar. Je
ne savais pas qu’on était encore – ou de nouveau – en pays basque.</p>
<p>Encore 10 km jusqu’à San Millán.</p>
<p>Conseil aux piétons : «Peatón : en carretera, circule por su izquierda». Ce
n’est pas en France qu’on trouverait de tels panneaux sur les routes pour nous
protéger des voitures. Au moins, en Espagne, il y a encore des gens qui
marchent à pied et on en tient compte.</p>
<p>Des oiseaux et des chats écrasés, j’en ai vus quelques-uns sur toutes les
routes que j’ai empruntées, quelques hérissons aussi, mais des lapins ou des
chiens, jamais.</p>
<p>Un beau champ de pommes de terre suivi d’une planche de haricots entre deux
rangées de vignes et un noyer, une grosse borne jaune et blanche marquant
probablement une frontière cantonale, et un poirier. Voilà un exemple de ce que
je peux embrasser d’un seul coup d’œil en marchant …</p>
<p>Cette poire n’est pas très mûre mais elle était bien tentante. C’est
maintenant un champ de betteraves ou d’oseille, suivi d’une planche de tomates
puis de haricots, puis de poivrons. Quelques pêchers aux fruits encore verts et
des champs de blé moissonnés.</p>
<p>Je suis sur un plateau coupé de champs modestes séparés par des canaux
d’irrigation en ciment. Le paysage est très vert, c’est un peu la campagne
française ici. Les crêtes mamelonnées à l’horizon sont un peu estompées par la
brume du matin. Il ne fait pas très chaud mais j’ai tout de même enlevé mon
blouson que j’avais mis en partant car il faisait encore frais à 7 heures du
matin.</p>
<p>Les grosses bornes que je prenais pour des bornes frontières sont en fait
kilométriques, mais pourquoi si grandes ? Et triangulaires ? Pour mieux les
voir et de plus loin sans doute.</p>
<p>LO 834. Ce doit être le numéro de la route. Devant moi le village de Badarán
aux maisons pastellisées de rose, de bleu, d’ocre et de gris, de terre de
Sienne. Au-dessus une crête boisée, longiforme et sous le vert de la forêt tous
les champs de blé coupés et ratissés. Au bout du chemin, sentinelle pétrifiée,
un vieil arbre mort qui longtemps fut soigné, grande souche aux blessures
cimentées et bandelettes de béton, deux branches encore levées en bras de
crucifié.</p>
<p>Au milieu du tronc sec, une cavité est aménagée, fermée par une petite porte
grillagée laissant voir la statuette d’un homme – ou d’une femme – aux traits
indistincts à cause de l’obscurité. Au-dessus un écriteau : «Badarán por
Nuestra Señora de Valvanera». C’est donc bien une femme, mais je n’y vois
goutte à travers la vitre sale et sous le soleil qui brille. Cet arbre doit
être très très vieux.</p>
<p>J’ai bavardé chemin faisant avec un promeneur. Il me demanda où j’allais et
je lui répondis d’où je venais. Je n’ai pas eu besoin de lui dire que j’étais
français, il l’avait compris, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à me parler
en espagnol comme si je le comprenais bien. Tout de même, il va falloir que
j’augmente sérieusement mon vocabulaire …</p>
<p>Ah, cette fois j’ai un vrai «café con leche grande» que je bois avec un
morceau de pain trempé dedans. Délicieux. Je peux maintenant poursuivre
«énergiquement ma longue et lourde tâche … puis après, comme moi, souffre et
meurs sans parler» et d’un pas énergique franchir les 7 km qui me restent. Mon
premier «gardian civil» tout de vert habillé et de bicorne coiffé, debout en
face de son poste de garde, m’a salué. Un gendarme français m’aurait sûrement
demandé mes papiers.</p>
<p>La police et la gendarmerie espagnoles sont plus discrètes qu’en France. Je
n’ai vu sur la route jusqu’à présent que deux policiers en camionnette
contrôlant des voitures et c’est tout. Ici on laisse les piétons tranquilles
car il y en a beaucoup, alors qu’en France ils sont suspects, on les interpelle
à tout bout de champ. La maréchaussée espagnole est toute prête, au contraire,
à nous venir en aide, nous informant du lieu du refuge, de la route à prendre,
etc.</p>
<p>Comme ces policiers que j’ai vus dimanche dernier Puente la Reina. La mairie
était fermée, je suis entré par derrière dans le bureau de la permanence et ce
sont eux qui m’ont remis la clé du gîte des pèlerins situé près de la piscine
municipale, timbrant du même coup ma carte de pèlerin. Ils gardèrent cependant
ma carte d’identité en échange, pour être sûrs que je rapporte la clé, sans
doute. Cette fois au moins, je n’ai pas oublié ma carte, comme je l’avais fait
à Cordes.</p>
<p>L’Espagne est vraiment très méditerranéenne, sud-européenne en tout cas, les
gens prennent le temps de vivre, il n’y a pas de grand remue-ménage, même dans
les grandes villes comme Pamplona ou Logroño. On ne s’affole pas, on laisse
aller le temps, on se lève tard, on se couche tard … c’est mieux ainsi je
trouve.</p>
<p>J’ai mangé hier à Nájera dans un restaurant dont la terrasse donnait sur le
rio tandis que l’entrée était dans la ruelle piétonne, de l’autre côté de
l’immeuble. Il était 19 heures et je voulais dîner mais le barman me fit
comprendre qu’il ne servait pas avant 21h30. J’ai pu toutefois grignoter des
tapas servis sur la terrasse où peu à peu les clients sont arrivés pour
l’apéritif ou simplement y prendre le frais avant de rentrer chez eux, car on
était encore loin de la «cena».</p>
<p>Plus qu’en France, on rencontre ici des groupes de femmes s’installant pour
boire un verre et bavarder librement entre elles, sans hommes mais avec leurs
enfants quelquefois, des femmes plus ou moins jeunes, portant toutes une robe,
une longue robe légère, jamais un pantalon, l’air libérées, sûres d’elles,
riant et jacassant sur fond d’histoires de famille ou d’amitiés retrouvées.</p>
<p>Jamais plus que cette nuit je n’ai entendu meilleur ronfleur que mon voisin
de lit. Il m’avait prévenu la veille qu’il ronflait souvent et, pour ne pas
gêner les dormeurs, il avait acheté en pharmacie un petit appareil en forme de
pince qu’il devait placer entre les narines, supprimant, selon la notice, tout
ronflement. Pourtant, cette nuit-là, j’eus l’impression qu’il ronflait encore
plus fort que d’habitude. Un ronflement continu mais sur divers tons, un vrai
concert de trompette bouchée entrecoupé de brusques rattrapages sifflés, de
brefs silences syncopés, de grognements sourds de crécelle fêlée. C’était
intolérable. Aucun de mes sifflements désapprobateurs n’eut l’effet escompté.
Je dus le secouer plusieurs fois pour qu’en changeant de position, l’air de ses
tuyaux s’essouffle différemment. Un petit moment de répit et ça recommençait.
La jeune fille d’en face devait être encore plus contrariée que moi car elle se
leva soudain pour aller le secouer et lui dire, une fois qu’il était bien
réveillé, de … s’arrêter. Il aurait bien voulu le pauvre.</p>
<p>Ça nous a tout de même tous un peu énervé et notre sommeil s’en est
ressenti. Peut-être pour se venger, la jeune fille intolérante a, ce matin,
allumé délibérément la lumière à 6h30, sans considération pour les dormeurs,
mais ça m’arrangeait car je ne m’étais pas réveillé à 6 heures comme prévu.</p>
<p>Les espagnols, se sentant chez eux, ne prennent pas beaucoup de précautions
pour ne pas déranger les autres ; ils sont sympathiques mais bruyants et ont
l’habitude de se coucher tard. Et il vaut mieux arriver assez tôt au refugio
car sinon toutes les meilleures places sont prises, lits et matelas occupés, et
douche inaccessible.</p>
<p>Je suis à Berceo, à la jonction de la route qui va de San Millán à Santo
Domingo. Le monastère de Suso est à 1 km d’ici et je cherche un endroit pour
laisser mon sac avant de monter au monastère pour le reprendre au retour. J’ai
d’abord demandé à une dame qui rentrait chez elle si elle accepterait de le
garder une heure ou deux, mais elle me dit de m’adresser au curé (ils sont là
pour ça devait-elle penser), mais il était à San Millán. Alors j’ai insisté,
mais elle a fait semblant de ne pas comprendre.</p>
<p>Les maisons sont joliment fleuries avec leurs dizaines et dizaines de pots
de géraniums, dahlias, lauriers, marguerites, mais leurs propriétaires sont
moins aimables que leurs fleurs, un peu comme en Suisse. C’est drôle que sur
les balcons fleuris il y ait tant de femmes pincées …</p>
<p>Bon, je vais quand même pouvoir monter au monastère sans mon sac, j’ai
trouvé quelqu’un qui a bien voulu le garder pendant mon absence. Alors je
retire ce que j’ai dit, il y a partout une voisine aimable et une qui ne l’est
pas, habitant souvent l’une en face de l’autre, c’est ça l’humanité, moitié
altruiste moitié égoïste.</p>
<p>Me voici au carrefour des chemins : San Millán de la Cogolla, monasterio de
Suso, monasterio de Yuso. Je vais commencer par Suso, plus éloigné et plus
élevé et en redescendant je passerai par Yuso.</p>
<p>Marcher sans sac, quel rare plaisir, quelle douceur, quelle extase ! Mais
aussi, au début, l’impression d’avoir oublié quelque chose. On devrait toujours
voyager sans bagage, une veste à la main, et tout dans les poches. Le reste,
qui se résume finalement à peu de chose, on pourrait l’acheter au fur et à
mesure de l’usure ou du besoin. Il y a dans les refuges lits et couvertures, et
de l’eau pour se laver. Il me suffirait d’emporter une brosse à dent et un
tee-shirt de rechange. Mais il n’y a pas toujours de refugio et les hôtels sont
chers et on n’en trouve pas partout. Il y a bien les chambres d’hôtes, mais il
faut savoir où s’adresser.</p>
<p>Tout à l’heure, sur la grande ligne droite de Berceo, je me serais cru en
train de faire le pèlerinage de Chartres, comme Péguy. Dans ce paysage à peine
moins plat que celui de la Beauce, il ne manquait que la haute flèche de la
cathédrale dépassant des champs de blé.</p>
<p>La petite route qui monte à Suso traverse une pinède et une chênaie. Je
passe en ce moment juste en dessous du gros bonhomme de pierre que je voyais
d’en bas, mais le monastère, lui, reste caché, je le surprendrai bientôt à un
détour du chemin.</p>
<p>Oui, le voilà, deviné plus qu’aperçu à travers le feuillage, tout entouré
d’arbres. Sans la route asphaltée et une voiture arrêtée, j’aurais pu
m’imaginer être un Wisigoth récemment converti allant honorer de ma prière ce
jeune monastère préroman. Il est certainement l’un des plus anciens de cette
époque.</p>
<p>Je n’ai pas envie de parler de Suso, je ne pourrais pas. Les cartes postales
achetées au gardien le décriront mieux. Je préfère garder pour moi les instants
privilégiés pendant lesquels je me suis trouvé seul dans ce temple témoin de
tant d’histoire et de si riche culture – wisigothe, préromane et mozarabe – à
l’image frustre mais tellement forte de croyance et de foi en un Dieu tout
puissant.</p>
<p>Dans les sarcophages millénaires de pierre au couvercle si lourd que quatre
hommes pourraient à peine le soulever, restent les restes d’une vivante
spiritualité remémorée, d’art et de culture pétrie, d’humanité primaire
peut-être mais la première sanctifiée. Ces ossements blanchis derrière la vitre
des vivants sans squelette, sont les témoins de la mort permanente dans la nuit
continue. Quelle dévotion, dans cette forêt toujours renouvelée depuis dix
siècles et davantage de nature immortelle…</p>
<p>Pourquoi tant d’émotion sous ces voûtes immobiles que je n’ai pas vues
sortir de terre ? Je n’arrive pas à le comprendre et pourtant je le sais :
c’est ici, et dans d’autres lieux saints très anciens comme celui-ci, que je
peux encore pleurer, sans me demander pour qui ni pourquoi, tout simplement
verser sans retenue des larmes de nostalgie et d’abandon.</p>
<p>Est-ce l’éternité qui m’entoure ? Le témoignage des pierres, les signes
d’anciennes traces d’aurore perpétuée sur les colonnes fières d’un
christianisme militant aussi humble qu’intrépide ?</p>
<p>Est-ce la dimension temporelle de ce haut-lieu d’histoire qui, malgré moi,
ouvre les portes d’une mort vivante ?</p>
<p>Dans ces moments de pesante grâce (oui, sentir sur soi la pesanteur de la
grâce) je suis si près de ceux que j’aime, si proche de ceux qui m’ont précédé
dans la mort et des vivants comme moi encore prisonniers du présent. Mais je
vous embrasse tous dans la contemplation intime, humble et réservée de ma
modeste, totale et universelle dimension. Non, je n’ai pas envie de parler de
cet instant de temps parfait d’où me viennent ces larmes de joie.</p>
<p>Mourir ainsi, mourir ici sous le soleil et sous un chêne, sous le couvercle
sculpté d’un sarcophage de pierre nue, m’allonger dans l’un de ces lourds
tombeaux creusés en forme de corps humain, la tête de côté, pour y mourir en
éveil … ou vivre ici pour toujours, immobile et présent.</p>
<p>Je veux me souvenir le jour de ma mort prochaine, de ce moment, pour clore
mes yeux dans la paix, cette paix que je découvre aujourd’hui ici à Suso.</p>
<p>«Que habla en el dictáfono ? E después que habla ?» «Jo que se dice oye bien
cuando ceradaba por ejemplo en el monasterio de Suso que del seculo sieste, del
seculo vestimo del wisigotico-mosarab e construir la cuevas abaja la roca, ha
del monasterio medieval que predominando los tres siglos visigótico,
prerrománico e mosarabico, hm …» (sic)</p>
<p>(Tentative de transcription de l’enregistrement d’une explication donnée par
le gardien des lieux, mais que je n’ai pas entièrement comprise.)</p>
<p>Il est temps que je parte. La meute de touristes curieux commence à envahir
mon haut lieu de prière et de méditation solitaire.</p>
<p>J’ai parlé un instant avec le gardien tout heureux de pouvoir montrer son
savoir mais il a dû bien vite retourner à ses occupations habituelles :
accueillir les clients de cartes postales et vérifier qu’aucun d’eux n’a
emporté un morceau du passé : fragments de tombe, de chapiteau ou de colonne.
L’homme n’est-il pas davantage attiré par le passé que poussé vers l’avenir ?
Du futur, il ne voit ni n’entend ni ne sait rien. Ne pouvant que l’imaginer, il
préfère s’en tenir au présent, qu’il compare au passé, par manque
d’imagination.</p>
<p>J’ai passé un très beau moment à Suso, juste avant que d’autres touristes ou
pèlerins n’arrivent, ayant pu ainsi être seul avec ma joie et mon émotion
devant cette énorme présence divine infiltrée dans ces pierres taillées de main
d’homme. J’ai eu une bonne idée de faire ce détour par San Millán, ce sera une
belle pierre blanche dans mon pèlerinage, dont je me souviendrai longtemps.</p>
<p>Le monastère de Suso est ouvert aux visiteurs le matin de 10 à 14 heures, et
l’après-midi de 16 à 20 heures. J’ai eu de la chance d’arriver pendant les
heures d’ouverture. Je ne savais pas du tout comment ça se passerait en venant
ici.</p>
<p>Ah, laisser couler l’eau d’une fontaine dans ses mains et s’en rafraîchir le
visage, quel plaisir !</p>
<p>Je sors du restaurant complètement groggy après un repas copieux arrosé
d’une bouteille de vin de la Rioja. Je suis dans un état second, proche de
l’inconscience, marchant sous le soleil en mode automatique et plus ou moins en
direction de mon sac que je me souviens avoir laissé quelque part au village,
sur la place de l’église, chez une dame, au rez-de-chaussée, à droite … Oui,
c’est bien ça.</p>
<p>Je marche de travers au milieu de la route, ivre d’émotions, de visions,
d’histoire et de gastronomie, dans la torpeur de l’après-midi, tandis que les
gens s’attardent à table ou commencent leur sieste. Je suis seul à nouveau,
dans ce monde habité par tant de présence cachée, dans mon éternité plus que
dans leur présent, mais attentif à chacun des instants qui passent : ces jeunes
garçons à bicyclette, par exemple, ou cette auto arrêtée, ou ce couple assis à
l’ombre en attendant Godot …</p>
<p>Ah ! Voici mon église, ma dame et mon sac.</p>
<p>Deux vieilles dames sont venues me dire adieu et m’encourager pour cette
étape de 18 km me séparant de Santo Domingo. J’ai laissé sur la table un billet
de 1000 Pts et de nombreuses pièces de monnaie qui pèsent lourd dans ma poche,
j’espère que la serveuse s’y retrouvera.</p>
<p>Je marche comme un zombie, plein de verve et de vin, de présent, de passé
mais sans trop de futur, ému, recueilli, fatigué, tout rempli d’insouciance.
Mais je marche, que Dieu me prête assistance. Bientôt 16 heures, il me faudra
bien 4 heures pour rejoindre Santo Domingo, et me réfugier au refuge du
passant, du nomade, de l’itinérant qui avance droit devant lui sans toujours
savoir pour où ni pourquoi, grâce à Dieu et grâce à lui.</p>
<p>Le pèlerin requinqué à l’hospice d’un monastère, nourri de pain et
d’absolution, peut repartir d’un pas ferme et léger, l’esprit vaillant sur le
chemin de Santiago de Compostelle qu’il veut atteindre à tout prix, sans
pouvoir dire pourquoi.</p>
<p>Bon, je dois à présent évacuer tout ce que j’ai trop bu au cours de mon
gargantuesque repas (petit bruit de cascade). Ainsi allégé des résidus de
matières comestibles indispensables à mon intempestive marche, seul à défier
«el sol del mediodía», j’en viens à espérer l’arrêt d’une voiture à mes
côtés…</p>
<p>Contrairement à Suso, le monastère de Yuso est habité et en impose par le
volume de ses bâtiments, son grand espace et les travaux de restauration
effectués. J’ai souffert au cours de la visite guidée du monastère de Yuso,
modèle d’ennui culturel. Il me fallut d’abord attendre une heure précise de
visite en groupe. Il fallut ensuite m’astreindre au rythme collectif et lent
des promenades commentées. Oui j’ai souffert du blabla appris par cœur et
débité sans émotion du fonctionnaire zélé et emmerdant qui ne pouvait se rendre
compte que chacun aurait préféré visiter librement ce sanctuaire à la cadence
de ses propres impulsions. Plutôt que de faire semblant d’écouter ses paroles
onctueuses et monotones une heure durant.</p>
<p>Je m’en suis libéré en achetant un opuscule dont le texte traduit en
français me permit de recomposer à ma voix le long palabre administré de
mortelle façon par mon guide timoré. Yuso est le parfait exemple du monastère
riche qui utilise curiosité crédule et engouement public pour se faire valoir
en toute pragmatique conscience. Les moines eux-mêmes, je ne sais ce qu’ils
sont, on ne les voit pas. Les visites organisées heure après heure, jour après
jour, sont la rançon du profane payée à celui qui prie pour lui, à l’ombre du
marché du temple. Épiphénomène séculier qui ne saurait compromettre l’ordre
régulier bien protégé dans quelque partie secrète des bâtiments non visibles au
profane.</p>
<p>J’aurais bien aimé voir l’abbaye cistercienne de Cañas, dont les moines
bernardins font au moins vœu de silence et préfèrent la discrète prière
intercessive à l’appel d’offre d’une religion médiatisée. Yuso est certes un
bel ensemble gothique originel, mais surchargé de baroque aurifère de mauvais
goût, agrémenté de sombres tableaux de maîtres inconnus et raconté de manière
détestable. Sa visite m’a gâché celle de Suso, que j’avais heureusement eu le
temps de mettre à l’abri dans un tiroir précieux de ma mémoire.</p>
<p>Suso, caché dans la forêt, perdu des hommes, abandonné des moines résidents,
trop pauvre, trop sobre, trop éloigné pour être réhabité, absent du monde
médiatique crispé sur son présent lucratif, c’est toi que je préfère.</p>
<p>Je marche seul dans la campagne fleurie où chaque pas me confronte au
travail de mon semblable, absent à cette heure trop chaude de la journée mais
très proche de ma route. Homme au travail lent des saisons immuables, tu as
choisi le rythme de ton temps au gré de ton courage ou de ta paresse, à la
mesure de ta volonté d’avoir, d’être et de devenir.</p>
<p>Et tandis que tu te reposes derrière tes volets clos, je marche porté par
l’euphorie du vin et du pain de communion terrestre, nourri de chair historique
fervente, preuve d’enthousiasme spirituel, ancré au creux de ma récolte. Je te
garde, Suso, dans mon jardin secret, tout près de la fontaine d’eau vive qui
l’arrose de ma mémoire sélective.</p>
<p>Plus l’espoir que le désespoir me fait marcher sur cette route déserte,
moderne à en souffrir, toute habillée de goudron. Mais je me sens porté par je
ne sais quelle force neuve qui me meut en avant, vers l’inconnu de l’arrivée
indécise, en détour d’allégresse, ici entre Nájera et Santo Domingo de la
Calzada.</p>
<p>Des vignes partout, et personne à cette heure. Un martien descendu de sa
soucoupe volante posée là au milieu des champs se demanderait sûrement où ont
bien pu passer les êtres qui travaillent ainsi et vivent de la sorte à cet
instant du jour. Cette terre si structurée, si organisée, si mal exploitée
aussi, par quels curieux personnages doit-elle être habitée, penseraient-ils.
Tant d’intelligence et tant de maladresse, tant de méthode et tant de
négligence, de drôles de zèbres assurément.</p>
<p>Et dire que nous nous embouteillons constamment sur des routes jamais assez
larges et qu’il nous suffirait d’une petite soucoupe volante pour satisfaire
tous nos déplacements ! Et ces fils, tous ces fils, ça fait désordre. Que
diront nos futurs archéologues quand ils mettront à jour tout ce que nous avons
enfoui sous terre ? Nous passerons à leurs yeux pour des primitifs. Eau, gaz,
électricité, téléphone transmis par conduites ininterrompues de tuyaux, câbles,
fils et autres supports hétéroclites, quel gâchis ! Et tous ces petits sacs en
plastique blanc, bleu ou rose, à quoi pouvaient-ils bien servir ? De chapeau
imperméable pour empêcher leur maigre matière grise de s’échapper ? Qui sait
?</p>
<p>Tant de progrès techniques et si peu de résultats utiles au bien-être et à
la paix de chacun. Tant d’humaines ambitions et si peu de projets
humanitaires.</p>
<p>Je viens de laisser passer une occasion de faire un bout de chemin autrement
qu’à pied. Mais je ne me sens pas encore trop fatigué et continue de marcher au
gré de mon tempérament, de mon comportement, de ma résistance et de ma
liberté.</p>
<p>J’ai écrit trois cartes postales tout à l’heure, une à Gil, une autre à
Danielle et la troisième à Laurence. Trois femmes que je crois susceptibles de
comprendre un peu de ce que j’ai ressenti à Suso. Trois cartes intimes,
personnelles et sincères, peut-être un peu trop … impressionnistes. Je m’en
apercevrai bien lors de nos prochaines rencontres, qu’auront-elles retenu de
mes messages ? Les trois plus belles images de Suso ou les trois plus profondes
visions intérieures d’un spectateur émerveillé ? Je ne sais pas. Je leur ai
donné un peu du meilleur et du plus intime de mes jardins secrets, elles en
feront ce qu’elles veulent. D’autres peut-être auraient été plus proches, plus
sensibles à ma situation actuelle, mais je ne les connais pas. J’ai envoyé mes
trois messages aux trois personnes que je crois avoir le plus approchées.
Enfin, c’est mon impression, forcément subjective, peut-être se sentent-elles
toutes les trois très loin de mon existence actuelle.</p>
<p>Pas d’ombre, le soleil brûlant et Dieu omniprésent au-dessus de ma tête.
C’est maintenant que je vais pouvoir mesurer ma limite d’homme face à la nature
omnipotente qui m’entoure. Le chocolat doit fondre dans la poche extérieure de
mon sac et ma gourde ne contient plus qu’un peu d’eau tiède dont je boirai
quelques gouttes au détour du chemin, ce chemin qui serpente au gré d’un relief
contraignant.</p>
<p>Je vais prendre un raccourci, le raccourci du piéton qui peut se passer de
la route. Jadis ce raccourci n’en était pas un, c’était la voie habituelle que
tout le monde empruntait, à pied, à cheval et en charrette, plus directe que la
route carrossable des carrosses. Comme jadis, il y a la route pour les voitures
et le sentier, de moins en moins fréquenté, pour les piétons marginaux et de
plus en plus rares.</p>
<p>Cette énergie qui me permet de marcher envers et contre toute paresse,
envers et contre toute habitude de l’homme d’aujourd’hui, je la voudrais
dirigée vers quelque combat pour une cause commune et populaire en faveur des
déshérités victimes de notre politique de marchés que favorise une élite
financière ne songeant qu’à augmenter leurs avoirs alors que tant d’êtres n’ont
pas de quoi nourrir jour après jour leurs enfants conçus et nés dans le creuset
d’un amour simple et naturel, des enfants qu’il faut protéger et instruire.</p>
<p>Mon énergie intempestive s’est brusquement arrêtée devant un petit ruisseau
qu’il me faut maintenant franchir tant bien que mal à travers ronces,
barrières, grèves glissantes et eaux suspectes, à la seule force de mes pieds
fatigués. Me voilà contraint encore une fois de suivre un passage obligé, une
porte de sortie que je n’ai pas choisie.</p>
<p>Un chemin tortueux a suffi de m’écarter un moment de mes prévisions
fanfaronnes d’homme croyant pouvoir franchir n’importe quel obstacle naturel,
alors qu’à lui tout seul il peut à peine soulever une grosse pierre et franchir
un fossé, ou parcourir longtemps la distance d’un lièvre. Il a besoin de la
servitude d’esclaves dociles, de l’aide de nombreux bras acharnés qu’il nourrit
de pain et de jeu grâce à la complicité d’un pouvoir politique corrompu. Ainsi
les forts soumettent-ils les faibles à leurs ambitieux égoïsmes afin de mieux
servir leurs folles ambitions, leur faisant payer bien cher toutes les chimères
qu’ils leur font miroiter.</p>
<p>Mû par un orgueil atavique consternant, je suis contraint d’obéir à ma fière
indépendance pour affronter des raccourcis qui n’en sont pas pour ne pas suivre
la loi mesquine du plus grand nombre, celle du confort, de vitesse et du
progrès. Au bout du compte, je me retrouve quand même et bien malgré moi sur
cette route bâtie par l’homme pour le plus grand nombre.</p>
<p>Je comprends mieux Jésus qui maudissait le figuier sans fruit et le chemin
sans ombre. Mais Dieu n’est pas à tous les rendez-vous, il ne peut à tout bout
de champ faire jaillir l’eau des rochers, d’un coup de baguette magique. Ses
longs silences pourraient même nous faire douter de sa puissance et son humour
nous paraît souvent bien caustique, particulièrement quand il veut rappeler ses
créatures à l’ordre.</p>
<p>C’est un chassé-croisé de m’aura / m’aura pas, un wabubun<sup>[<a href="http://henry.pasteur.ch/index.php/post/1990/08/10/137#wiki-footnote-1" id="rev-wiki-footnote-1" name="rev-wiki-footnote-1">1</a>]</sup> effréné entre Lui et nous, car on se demande
parfois si Dieu savait vraiment ce qu’il faisait lorsqu’il créa la Terre… Ne
pourrions-nous pas lui apprendre maintenant quelque chose ? Mais attention, Il
a encore quelques tours dans son sac à maléfices pour nous mettre en garde
contre nos artifices. Aussi restons prudents et gardons quelque respect pour ce
vieux Créateur qui ne se montre plus guère mais qui se fait encore sentir.</p>
<p>Moi je cherche en tous sens, plutôt à gauche qu’à droite, question de
distance … La route de Santo Domingo ne cesse de monter, sans ombre, sans
arbres.</p>
<p>Je ne vais pas craquer maintenant alors que rien ne me paraît impossible. Je
monte jusqu’à ce col qui se découpe sur l’horizon céleste et rien ne
m’empêchera ensuite de continuer à gravir mon échelle de Jacob jusqu’à
l’infini. Mais je ne suis qu’un homme aux pieds d’argile, je n’ai pas d’ailes
et mon sac est trop lourd pour atteindre Dieu et son univers éthéré et mes pas
me conduiront inéluctablement sur la pente douce du retour au possible.</p>
<p>S’asseoir là sous un chêne, contempler la vallée et apprendre l’éternité, au
carrefour de l’espace-temps.</p>
<p>Cette route, je la préférerais tunnel, tant elle est lumineuse et brûlante.
En attendant la fraîcheur de l’oasis prochain, nul besoin d’adhérer au principe
objectif de l’effort, source de plaisir (Maine de Biran), l’impatience à
trouver un coin d’ombre m’est suffisante. J’ai besoin de souffler, souffler de
trop de peines, d’orgueilleuses intentions, de stériles ambitions …</p>
<p>Mais je vois là des hommes au travail, à l’ombre de la maison qu’ils
construisent, ou construiraient-ils l’ombre de leur protection ? Ils élaborent
néanmoins, de leur agile truelle, le mur lisse et froid de leur savoir, de leur
vouloir et de leur pouvoir.</p>
<p>Villar de Torre, le nom du village est inscrit sous le panneau rouge et
blanc de limitation de vitesse (40 km/h). Par erreur, chance ou inadvertance,
un bar est ouvert à cette heure. Que puis-je demander, de quoi ai-je envie ?
Diabolo menthe, Perrier citron ou boisson particulière du sud des Pyrénées ?
Agua natural, agua mineral, agua con yo no sé qué…?</p>
<p>Qu’ont-ils donc ces chiens à aboyer de la sorte ? C’est pourtant encore
l’heure de la sieste ! Aussi cons que leurs maîtres, qui ne semblent pas les
entendre. J’aimerais les détacher, les conduire dans une forêt profonde et les
laisser à la merci des loups qu’ils ont trahis par paresse, négligence et goût
du confort temporaire et illusoire. Gardiens de villages inutiles et endormis,
je vous hais, vous qui avez troqué les joies simples du passé pour les plaisirs
insipides, incolores et muets du présent. Et je vous hais aussi, villages sans
ambition au service des villes qui vous ont domestiqués comme des chiens.</p>
<p>Il n’y a pas de vaches dans ce village, seulement quelques tracteurs qui se
mettent quand même à circuler à 5 heures de l’après-midi. Il serait temps de
travailler, non ? Avec un peu d’organisation, tous ces hameaux de campagne
pourraient faire des villes leurs esclaves.</p>
<p>Pas l’ombre d’une ombre et toujours pas de borne qui pourrait me dire ce
qu’il me reste à parcourir !</p>
<p>Me voilà juché sur un tas de blé dans la benne d’une remorque de tracteur
sur le chemin de Santo Domingo. Mon corps s’est incrusté dans les épis, ou
plutôt dans les grains. Je farniente au soleil sur mon matelas végétal, heureux
comme tout, à demi enterré dans mon blé. À mon tour de faire la sieste,
transporté par un véhicule à peu près aussi lent que moi à pied. Mais une
sieste qui avance, on ne voit pas souvent ça. Tous les cadeaux de Noël ne sont
rien à côté de celui que vient de m’offrir ce paysan, je crois que je n’aurais
pas pu marcher 2 km de plus.</p>
<p>Je ne suis plus qu’à quelques kilomètres de Santo Domingo que je devine
devant moi. Un peu reposé et ragaillardi par ma petite sieste mobile, je laisse
les bruyants véhicules épris de vitesse me dépasser sans vergogne. Je sais à
présent que je dormirai ce soir là où je l’avais prévu. Et pour me donner un
dernier coup de pouce, la fuite d’une conduite d’eau en bordure de route
m’accorde la gratuite fraîcheur d’une douche bien arrosée … le temps de passer
lentement à travers.</p>
<p>Et voici enfin le panneau annonciateur d’une toute proche arrivée. Il est
17h50 …</p>
<div class="footnotes">
<h4>Note</h4>
<p>[<a href="http://henry.pasteur.ch/index.php/post/1990/08/10/137#rev-wiki-footnote-1" id="wiki-footnote-1" name="wiki-footnote-1">1</a>] Wabubun : mot Nengone signfiant la «fin» (d’un récit
ou d’un travail par exemple). (Ndlr)</p>
</div>