LE BANQUET - SAINT-JEAN-PIED-DE-PORT

Thursday 5 July 1990

92. Début de la deuxième étape

Jeudi 5 juillet 1990

Huit heures du matin, sur la route de Sévérac.

J’étais arrivé au Jouquet, à Florac, chez Françoise, Jacques et Jérémie, le 7 juin et je suis reparti du Banquet il y a trois jours. Je suis donc resté plus de 3 semaines en congé de marche à pied, au cours desquels je suis allé à Genève pour le mariage d’Olivier et de Stella et au retour je me suis arrêté à Montpellier pour revoir Annick et Michelle venue avec Marielle du Canada, ainsi que Pascale, Pierre et leur petite Chloé, Véronique et Cynthia, la fille de Dominique.

Je voulais reprendre mon pèlerinage le 26 juin mais je ne suis revenu au Banquet que le 30, pour repartir aussitôt avec Jean-Claude Bois qui était venu me chercher pour faire l’ascension du Mont Lozère et me montrer sa maison de Malons dont il m’avait si souvent parlé. Une belle balade en voiture par des petites routes cévenoles que je n’avais encore jamais prises : Le Pont-de-Monvert, Génolhac, Les Vans, Malons, Miallet, Le Mas Soubiran et le Musée du Désert (visité pour la première fois), Anduze et La Bambouseraie, Saint-Jean-du-Gard, Saint-Étienne et Sainte-Croix-Vallée-Française.

Parti lundi matin du Banquet pour rejoindre le gîte d’Aire-de-Côte que je connaissais déjà pour y avoir passé la nuit deux ans auparavant lors d’une ascension de l’Aigoual. Je suis monté sur la route du Pompidou en coupant par Gabriac et La Falguière, pour redescendre sur Saint-André-de-Valborgne, et c’est ensuite que je me suis planté à mi-flanc de l’Aigoual, sans chemin, en plein milieu des châtaigniers et des bruyères. Heureusement que je rencontrai un «pays» qui me remit sur le droit chemin sans que j’eusse besoin de redescendre vers la route. Je rejoignis non sans mal le GR7, sur la crête, à l’aplomb de la cote 1994, puis sans encombre Aire de Côte en fin d’après-midi.

Dommage que le lendemain matin la pluie se soit mise à tomber. C’est Dans le brouillard que j’atteignais le refuge de Gabrillac à midi pour m’abriter et manger avant de repartir en direction de Meyrueis, sous un ciel plus clément. Une bonne nuit à l’hôtel avant de repartir pour Le Rozier par la vallée de la Jonte, superbement encaissée entre d’abruptes falaises découpées, offrant le spectacle d’insolites sculptures naturelles aux formes d’animaux étranges. Le Rozier est situé au confluent de la Jonte et du Tarn, un site enchanteur. À Peyreleau, juste au-dessus, je trouvai un gîte d’étape merveilleux et vraiment hors du commun. Il avait été aménagé par la municipalité dans une ancienne tour de guet dominant les vallées, le rez-de-chaussée transformé en lavabos et douches, le 1er étage en réfectoire, et les dortoirs des 2ème et 3ème étages en lits superposés très confortables, suspendus par des fers en T scellés au mur. L’éclairage extérieur de la tour ne m’a pas trop empêché de dormir car les étroites fenêtres ne laissaient passer que peu de lumière.

Quand j’y suis monté, avec la clé que m’avait confiée le responsable, par un raide escalier entre vieilles maisons de pierres usées et ornées de fleurs éclatantes, seul maître des lieux, je me suis tout à coup cru être Fabrice del Dongo dominant de la tour Farnèse le monde qui l’avait condamné. Je ne me sentais pas prisonnier, mais comme lui, bien au-dessus, à ce moment-là, des contingences banales des gens «d’en dessous». Je m’endormis fatigué de ma journée heureuse, rêvant au château que j’allai bientôt rejoindre près de Cahuzac où Chi, Henri, Olivier et d’autres amis nous étions donné rendez-vous deux ans auparavant, à Manille, pour le 14 juillet.

Pourquoi ai-je mis si longtemps à reprendre en main mon dictaphone ? Je ne sais pas, peut-être n’avais-je rien à dire de précis, ou simplement n’avais-je pas envie de parler. Je n’eus d’ailleurs guère l’occasion de méditer au cours de ces trois jours, ayant perdu l’habitude de mes soliloques itinérants pendant les trois semaines que je passais hors des chemins. Depuis lundi je me suis surtout occupé de la reprise quelque peu difficile de ma marche trop longtemps interrompue, dont j’avais oublié le rythme.

Mes muscles sont encore un peu durs et mon sac, bien qu’allégé de ma tente, du tapis de sol et de quelques lourdes babioles dont une paire de chaussures et de vêtements trop chauds pour la saison, n’en pèse pas moins de 10 à 12 kg. Si je le porte avec plus d’allégresse, j’en ressens néanmoins encore le poids.

Il faisait très chaud hier mais aujourd’hui le temps est couvert, je marche donc mieux. Malheureusement de bruyantes voitures me doublent et me croisent sur cette route assez fréquentée, la seule que je pouvais prendre. Je me suis baigné hier dans la rivière, à l’ombre d’un châtaignier, aux heures les plus chaudes, laissant aller mon corps au gré de ses sensations … inaudibles. C’est bizarre, j’ai l’impression d’avoir de moins en moins de choses à dire, ma solitude retrouvée n’en finissant pas de saluer les silences de la nature.

Voici Notre-Dame-des-Champs , une vieille église romane au campanile fier de ses quatre cloches et entourée de son vieux cimetière. Toute seule, là, en pleins champs. Ni village, ni maisons ne l’entourent, comme si on l’avait oubliée après sa construction.

La vallée du Tarn en cette saison est envahie de campeurs. Une publicité tapageuse tout au long de la route vante les mérites du dernier confort campé : eau chaude, machine à laver, tennis et piscine, mini-golf, manège, kayaks… qu’on loue et laisse où l’on veut. Toutes les commodités urbaines sont là : boulangerie, épicerie, pêcherie, cycles et trottinettes, lesquelles n’ont plus rien à voir avec les deux roues de mon enfance. À se demander ce qui différencie un camping d’un motel 3 étoiles – on classe aussi maintenant les campings par étoiles !

Je rencontre bien peu de piétons comme moi. Hier un couple parisien venu jusqu’à Millau en voiture pour se promener à pied, à cheval et en bateau dans la région. À Aire de Côte, 2 adultes et 3 enfants s’accordant quelques jours de marche dans le massif de l’Aigoual, parfois des pédestres égarés de courte durée, mais des marcheurs de longue haleine comme moi, je n’en ai pas encore vus. Peut-être en rencontrerai-je sur le chemin de Compostelle partant du Puy et que je compte rejoindre bientôt.

J’ai quitté le Tarn pour suivre une petite vallée adjacente qui m’amènera plus directement à Sévérac-le-Château. Nous sommes maintenant dans l’Aveyron : des près et des vergers : cerisiers et autres arbres fruitiers. Les gorges s’évasent, les montagnes s’affaissent, de petits villages peu peuplés se succèdent, presque sans touristes ni voitures, pour mon plus grand bonheur. Car voici de nouveau la vraie campagne et ses brebis à clochette, ses calvaires, ses champs bien fauchés, les premières vignes et le silence chanté des arbres et des oiseaux qui vous regardent tranquilles en vous saluant de leurs feuilles bruissantes de pépiements joyeux. La rivière chuchote la joie de vivre…

Pourquoi donc lire, penser, discuter tous ces événements extérieurs si lointains ? La coupe du monde, le congrès de Moscou, les lois de l’assemblée, les élections de droite et de gauche, les accidents, l’école et ses enseignements…, tous ces faits divers de partout et toujours me laissent presque indifférent. À quoi me sert-il de les connaître et de les apprécier, de les juger pour demain les oublier ? Vraiment, je ne trouve plus grand chose à dire sinon la joie d’être là, dans ce milieu naturel, que Dieu a choisi pour y faire vivre l’homme : mon jardin d’Éden !

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