106. De Livinhac à Figeac

Mercredi 11 juillet 1990

Livinhac, départ à 7h30, un peu de brouillard sur le Lot mais beau temps, aucun nuage.

Au gîte d’étape, nous étions quatre ou cinq, dont les trois filles rencontrées à la chapelle Saint-Roch et un cycliste australien qui faisait le chemin de Compostelle depuis Le Puy. J’ai bavardé avec lui une bonne partie de la soirée.

Il y a là deux petits lapins qui me disent bonjour, l’un courate avec sa petite queue blanche, l’autre, l’oreille aux aguets, frimousse le nez au vent. Se sauvent, s’arrêtent, repartent et détalent selon un programme qu’ils sont seuls à connaître. J’étais caché derrière un écriteau sur lequel était écrit : Interdit, danger… (les lapins ?).

Des nappes de brouillard s’échappant du Lot tentent de me rattraper mais comme je vais plus vite qu’elles, je reste au soleil. Peu de monde debout, quelques matinaux dans la rue, au jardin potager. Une bonne journée s’annonce, calme ensoleillée, de bon augure.

J’ai parfois remarqué, devant une maison, un mât planté – sans cocagne ni bouquet – avec une large pancarte et cette inscription : «Honneur à notre Élu». Jolie tradition.

Quel plaisir de traverser la Lozère et l’Aveyron par ces chemins de terre ombragés, rejoignant parfois des routes qu’il faut bien sûr emprunter quelque temps, mais ce parcours est tellement plus agréable que tant d’autres effectués depuis Paris, sur des routes à voitures et camions me frôlant dangereusement au passage. Alors qu’ici, c’est à peine si j’entends le bruit d’un moteur au loin. Mais il faut se méfier aussi de ces GR qui vous attirent comme des sirènes dans de verts pâturages souvent bien éloignés de votre objectif. Il faut savoir choisir entre le temps long et l’espace abrégé.

Il y a encore quelques petites choses qui se font à la main et au pied à la campagne. Ainsi conduire les vaches aux champs, transporter le fumier hors de l’étable et le mettre en tas – le monte-charge a remplacé la fourche, mais quand même –, cultiver le jardin potager – réservé aux 3ème et 4ème âges, plus habitués à courber l’échine sous le joug du temps.

La nouvelle progéniture rechigne à se baisser, elle préfère s’asseoir sur les sièges des transports en commun, le coussin d’un fauteuil réservé aux grands-mères, et de plein droit sur leur tracteur-roi. Il fait si chaud et la terre est trop basse, si dure et trop ingrate. Pourquoi la caresserions-nous de nos mains blanches ? Quand deux heures de labour mécanique préparent un arpent qu’il eût fallu deux jours à bêcher à la main ?

Pas une seule fois cependant je n’ai rencontré une mémé jetant du grain à ses poules ou apportant de l’herbe à ses lapins. Plus de pep pep pep, pip pip pip, on n’appelle plus la volaille, elle reconnaît ses grains.

Les ordures ménagères dans un sac poubelle sont portées à jour fixe sur le bord de la route, comme à la ville. Plus de déchets alimentaires pour le chat, les poulets, la lapine, désormais nourris à la pâtée en poudre et aux granulés. Même chose pour les vaches, mais en plus gros. La bouillie verdâtre que je les ai vu ingurgiter tout à l’heure devait être faite de poussière de foin coupé de compost fermenté et de croquettes trempées. Comment peuvent-elles encore ruminer placidement cet infect menu ? Il est vrai qu’une vache n’a jamais l’air particulièrement gaie.

Le taureau par contre, seul parmi une ribambelle de génisses inconscientes, semblait se réjouir de la bonne journée qu’il allait passer avec elles. Mugissant d’un désir languissant au plaisir espéré, il attendait impatiemment que ses deux gardiens peu pressés aient disparu de son champ d’action mâle. Les vaches sont part principe consentantes et les veaux suivent leur mère.

Ces longues portées de musique qui rayent le ciel de pylônes en poteaux, les gens du Moyen Âge ne les connaissaient pas. Quand ils levaient la tête, c’était un arbre, un oiseau et le bleu du ciel. Le toit d’une maison ne leur parlait que de bonnes choses.

Dans quelques millénaires, quand les archéologues découvriront ces kilomètres de fils, de tubes, de tuyaux s’entrecroisant sous terre et sur terre, de toutes couleurs, de tout calibre, ils se demanderont perplexes à quoi cet embrouillamini pouvait bien servir. Mais notre histoire leur aurait peut-être appris que leurs ancêtres du XXe siècle ne connaissaient ni l’électricité sans fil ni l’eau en poudre ! Ils avaient encore besoin de routes pour se déplacer et de câbles pour communiquer.

Après tout, l’électricité n’a qu’un siècle, le téléphone à peine moins. Alors ça peut bien durer encore un peu. Mais à la place des transformateurs EDF et des cabines PTT nous verrons peut-être bientôt apparaître des centres de distribution d’énergie auxquels nous n’aurons plus qu’à brancher nos appareils universels à pile rechargeable pour renouveler notre stock transportable de son et de lumière, de chaleur et de froid en bouteille. Plus de circuits compliqués : un mini-ordinateur de poche et une carte à puce suffiront à enclencher tous nos services domestiques. Quant à l’eau, elle ne sera accessible qu’en un seul point de notre demeure, en réserve, à pression, filtrée et recyclée pour tous usages, évier, cuvette, robinet douche et arrosoir. Peut-être même n’y aura-t-il plus ni cuisine ni salle de bain. Qui sait si nous ne retrouverons pas alors une nouvelle convivialité à la japonaise, toute la famille réunie dans la même eau du bain.

Par ici les gens sont charmants, ils prennent le temps de vivre en travaillant, se disent bonjour, s’arrêtent pour bavarder, s’interrogent à haute voix sur le temps, la terre et la famille. On voit encore la mère et la fille revenir gaiement des champs où elles ont conduit les vaches, comme si elles revenaient des courses, plus habillées en petite ville qu’en ferme de hameau, une canne plus qu’un bâton à la main. Et derrière elles à 100 mètres, le fils-frère et sa belle se tenant par la main, chacun prenant le temps d’apprécier le moment qui passe.

Gentil, joli, désuet, ce tableau d’innocente campagne. Dommage que les peintres n’en brossent pas plus souvent. «On annonce le beau temps mais il fera chaud» m’a dit la dame, «pour l’instant il fait frais, on est au nord, enfin, vous qui marchez, vous ne vous en rendez pas compte». – «Si, tout de même, quand je m’arrête, je sens bien la fraîcheur». – «Bon, et bien au revoir, bonne continuation.» – «Oui, c’est ça, merci, vous de même, bonne journée». Voilà, c’est tout et c’est beaucoup. Elle contente d’avoir rencontré quelqu’un au début de sa journée et moi content d’avoir parlé un moment avec quelqu’un, comme si j’étais du coin, en immédiat contact simple et chaleureux.

Il n’y a qu’avec les chiens que je ne suis pas arrivé encore à m’entendre très bien. Ils aboient toujours, automatiquement, dès que quelque chose passe… à pied bien entendu, car les voitures, ils n’y font plus attention. Après leur avoir trop longtemps couru après, ils ont fini par admettre la fatuité de leurs vaines poursuites. Mais nous autres piétons, nous sommes des proies à leur mesure et plus courts ils sont attachés, plus férocement ils aboient. Ce que je ne comprends pas très bien, c’est que leur maître les attache pour qu’ils ne risquent pas de mordre les passants qui les font aboyer, tout en leur faisant peur afin qu’ils n’aient pas envie d’entrer. Mais quand ils aboient, le maître excédé les fait taire parce qu’ils lui cassent les oreilles autant que celles du passant.

À Notre-Dame-de-la-Pitié en sa chapelle de Montredon de Quercy :

Montredon, fier sommet tendu vers la lumière
Le ciel s’émeut pour toi au lieu de Montquercy.
La vierge de pitié daigna sourire
bâtie pour aller avec ferveur altière.
Le sanctuaire aimé, paroisse hospitalière
Digne de ton honneur accepte qu’aujourd’hui
L’humble pèlerin vienne chercher appui
Et sur ses deux genoux implorer à sa manière
Des cœurs riches, vibrants par le monde égarés
Tous ceux qui s’aimaient et qui sont séparés
Que celui qui tout seul dans l’abandon vous prie
Du juste sous l’épreuve en son chemin ardu
Du pécheur inquiet son soutien éperdu
Du prodigue obstiné prenez pitié Marie.

Février 1953.

En ce lieu calme et silencieux
Paisible, si près de Dieu
Je ne te connais pas mais je crois ta présence
Et devant toi je prie en leur absence
Pour vous mes enfants, votre mère et ceux
Que dans le monde j’ai aimé et qui m’aiment
Je suis vos travaux, je partage vos peines
Mon cœur est près de vous. Solitaire
Pèlerin, qui va sur les chemins
Tout autour de la terre.

Je me doutais bien que j’allais revoir mon australien cycliste ! Il passait à vélo et s’est arrêté quand il m’aperçut assis au pied d’un arbre en train de grignoter. Nous avons discuté un moment et échangé nos adresses. Voilà quelqu’un que j’aurai plaisir à revoir[1], et je crois qu’il en est de même pour lui. Comme il vient quelquefois à Paris peut-être me fera-t-il signe la prochaine fois et, qui sait, moi-même repasserai-je peut-être un jour par l’Australie. Ce n’est pas loin de Nouméa et Melbourne, où il réside, n’est pas loin de Sydney. Divorcé deux fois, il a quatre garçons dont un est mort à Singapour d’un arrêt cardiaque. Les trois autres à peu près du même âge que mes fils, éparpillés dans le monde. D’abord ingénieur, puis autre chose, il s’est mis au droit international et voyage entre deux retours professionnels obligés. Il rentre cette fois «pour gagner un peu d’argent» puis reviendra en Europe pour revoir ses amis. C’est la France qu’il préfère, il a une cinquantaine d’années, il a décidé d’aller à Santiago à bicyclette au dernier moment, un peu par hasard, si j’ai bien compris.

Zut, l’église Saint-Félix est fermée, j’aurais bien aimé la visiter et surtout faire apposer son sceau sur ma carte de pèlerin, ou sur une carte postale que j’aurais envoyée à La Rogivue ! Il n’y a d’ailleurs personne dans ce village qui porte le même nom que ma mère. Qu’est-ce qu’il y a comme noyers par contre, c’est incroyable !

Note

[1] Ce fut fait l’année suivante à Paris. (Ndlr)

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