90. Rencontre avec l'invisible

Mercredi 6 juin 1990

J’ai beaucoup de condescendance amusée à l’égard des anciens dieux anthropomorphes de nos ancêtres. Mais ne faisons-nous pas nous aussi de l’anthropomorphisme infantile envers notre Grand Dieu … chrétien ? Toujours consciencieusement décrit conforme à nos sociétés adoptives. On a représenté Dieu longtemps comme un beau vieillard, que j’aime encore admirer au plafond de la chapelle Sixtine, à moitié caché derrière un gros nuage blanc. Son fils, lui, a toujours été montré en pied, avec plus de réalisme et un peu moins de respect. Bien que conçu du Saint-Esprit, il n’en était pas moins de notre espèce. Gnostiques, scientistes et protestants de toute foi ont bien essayé de le médiatiser en image de synthèse mais ils se sont aperçu que le commun des mortels avait besoin de plus de figuratif pour croire, en raison de leur manque d’imagination évident face à l’inconnu. Quant au athées – ou à ceux qui prétendent l’être – ils n’ont pas fait beaucoup de progrès non plus depuis le Deus ex machina de Voltaire… Matérialiser Dieu dans l’orfèvrerie, la cosmogonie ou la saint-sulpicerie n’est que l’effet naturel de ce besoin inassouvi des «humanimaux» de la terre à se trouver un roi.

Chacun de nous a le Dieu qu’il mérite, à la mesure de sa compréhension du monde, de sa connaissance de l’univers, de l’idée qu’il se fait de lui-même.

Les quatre religions monothéistes : Bouddhisme, Judaïsme, Christianisme, Islamisme nées à un demi millénaire de distance n’ont rien fait d’autre que de reprendre l’ancien Dieu du panthéon craint par ses sujets. Malgré toutes les nouvelles connaissances acquises, nous n’avons pas vraiment réussi à changer son visage. Nous faisons gentiment cohabiter les textes religieux les plus anciens avec les révélations scientifiques les plus modernes, comme si nous voulions conserver à tout prix ce qui nous apparaît le plus aléatoire.

Le magique, le transcendant, l’incompréhensible sont rejetés au-delà de la raison, que nous espérons assez spacieuse pour contenir tous les mystères qui encombrent encore nos esprits. La prétention à vouloir tout expliquer exclut dès lors toute croyance, toute méthode d’approche de la vérité par d’autres moyens de connaissance, comme si l’homme moderne ne pouvait admettre de ne pas tout comprendre, de ne pas tout connaître. Plus de connaissance transcendantale révélée, plus d’amour comme mode de connaissance. Seule la connaissance immanente de l’homme forgeron de ses propres fers a désormais droit de cité.

Quelques esprits ouverts à de nouvelles révolutions acceptent cependant de se pencher sur certains phénomènes irrationnels qui continuent de hanter les âmes les plus simples, les cœurs les plus sensibles, au grand dam de nos directeurs de conscience. Car enfin, a-t-on éliminé à tout jamais l’intime conviction, la soudaine illumination, la fulgurante vision ? Ces découvertes immédiates qui se passent de démonstrations et de preuves parce qu’elles se présentent d’emblée comme des certitudes, non pas universelles mais nécessaires et suffisantes pour celui qui les a rencontrées.

Pourquoi n’y aurait-il plus de nos jours de buisson ardent, de voix dans le désert, de chemin de Damas ? Nos sciences n’ont pas encore révélé la Politique que nos presciences ont fondée en religion. Nos connaissances intellectuelles nous ont-elles appris où nous sommes, à l’intérieur de cet univers infini, sur l’échelle démesurée d’un temps illimité ? Pourquoi, en attendant, ne pas faire appel à notre modeste croyance ?

Il nous faudra encore de bien longs silences, de bien grandes solitudes, de bien profondes méditations pour rejoindre cet univers mystérieux, pour découvrir un à un chacun de ses aspects dans ce grand cercle dont le centre est nulle part et partout. Et bien d’autres instruments de haute précision, de calculs ordonnés pour élever notre informatisation au rang de connaissance absolue.

Entrer dans la danse pour comprendre la musique ou devenir des danseurs pour étudier la danse ? Deux approches différentes d’un même phénomène ? Un jour le savant et le saint se rencontreront dans le parc de Princeton.

Rien de mieux que pèleriner en nature pour déchiffrer sans effort son appartenance universelle. Je saisis Dieu ici par chacune de ses plus humbles manifestations terrestres, par le plus petit élément de sa création : la fleur que je respire, l’herbe que je cueille, le cri que je reçois, le souffle que j’expire… Et quand je dis Dieu, c’est de cet univers auquel j’appartiens que je veux parler, mon D.U. (Dieu-Univers).

Aurais-je atteint cette connaissance du troisième genre que Spinoza situait au faîte de son Éthique ? On m’accuserait de panthéiste. Mais aborder notre être sur la côte de terres inconnues après une longue errance sur des mers hostiles, n’est-ce pas ce qu’on appelle l’aurore ?

Le seul mystère subsistant désormais est probablement la part accordée à l’homme de choix et de destin. La course d’un homme sur la piste de son évolution se développe-t-elle en termes de libre arbitre ou en fonction d’un déterminisme préétabli ? Nous voilà revenus à Antigone.

Aristote prétendait que nous devions toujours aller du particulier au général, et la passion du Christ égoïste n’a pas détruit son action charitable. Quand aboutirons-nous de l’autre côté de notre long tunnel ascendant, que la génétique explore à la lampe à souder ?

L’événement de mon histoire, c’est que quel que soit le siècle, le pays, la société auxquels j’appartiens, je peux toujours m’étonner de ce que je vois pour la première fois, je peux toujours croire à ce que je ne sais pas encore et apprendre ce qui a été compris, je peux toujours enseigner à ceux qui s’impatientent ce que j’ai découvert avant eux. Mais créature, je ne peux me créer. Mon pouvoir est illusoire. Prévalant mon orgueil, je pousse toujours plus loin les limites de ma fausse modestie tout en sachant très bien que nous ne serons jamais créateurs d’univers.

À ce point de mon discours, je me sens bouleversé comme le fut Pascal lors de son extase du 23 novembre 1654. À cette rencontre avec l’invisible. J’en pleure de joie, sur la beauté du monde, sur l’océan de l’univers, si seul et si bien entouré. Ces quelques larmes pour les abysses de mon ignorance éperdue.

Des yeux, verser son sang de gratitude sur un monde confondu, larmes de sang qu’enseigne la douleur, au seuil de la joie. Les plus grands saints étaient nos vrais savants. Nous avons préféré écouter le profane, crédules incroyants prêts à servir le progrès de nos besoins stériles, dans le confort et sans effort, accumulant l’avoir et nous vidant de l’être…

Le ciel s’est lavé de ma grisaille, le vent a dispersé la poussière de mes pauvres trouvailles. Dans les cendres de mes mots, la lumière d’une braise enflamme l’horizon.

Mes fils,
Puissiez-vous toujours vous arrêter parfois,
en marge de vos élans
sur le regard ami de ceux qui vous attendent.
Puissiez-vous broder votre existence
en conscience absolue.
Ouvrir doucement
l’huis de votre jardin aux intimes du moi,
et violemment franchir l’unique universel.
Puissiez-vous toujours apprendre
les subtils moyens de vivre fort,
le pouvoir de dire vrai,
par lente approche d’avoir et de savoir
au service de l’Être, pour le succès du Faire,
vous, porteurs de création continue.

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