Mercredi 29 août 1990

Monte De Gozo, 7h30. Nous sommes partis de bonne heure de Lavacolla pour voir le soleil se lever ici sur Santiago à nos pieds. Mais une brume épaisse nous entoure, ne laissant échapper de la plaine que quelques lumières pâles et clignotantes. Il fait froid, alors pour nous réchauffer, nous avons sorti nos réchauds pour faire du thé, du café, du chocolat, avec ce qui nous restait de provisions. Mes compagnons espagnols, arrivés eux aussi hier soir à Lavacolla, et le couple français, sont là. Nous fêtons dans la nuit notre dernière halte. Il y a aussi le jeune couple espagnol qui a décidé de sacrifier ses dernières pesetas à l’Hostal dos Reis Católicos ce soir à Santiago.

Dix heures du matin. Montjoie Saint-Jacques ! Nous voici sur la grande place vide de la cathédrale de Santiago de Compostela … Imposante, non seulement par son architecture et sa taille, ses vieilles pierres et ses sculptures, mais surtout par son silence, à une heure pourtant tardive de la matinée – 10 heures et en fin de mois d’août.

À côté, la place plus petite de San Martín et son haut mur, 5 ou 6 mètres au moins, probablement plus, sans rien jusqu’aux petites fenêtres balconnées et cloisonnées d’où apparaissent des bouquets de géranium. On entend les cantiques de la messe transmise par haut-parleur …

J’ai acheté 3 petits pains, 2 yaourts, un litre de lait, une plaque de chocolat, un paquet de biscuits et quelques fruits au supermercado du coin et je suis en train de grignoter à demi couché sur mon lit, dans une habitación (une chambre dans un appartement), où nous avons été logés, le couple français et moi, grâce à l’initiative d’Isabelle – il est temps de l’appeler par son nom – la jeune française plus gauloise que nature. Elle s’est démenée hier avant notre arrivée pour nous trouver un logement décent, le refugio étant très loin, aux portes de la ville, peu confortable et presque aussi cher, avec des dortoirs immenses aux douzaines de lits sur-superposés.

Nous avions décidé de partir demain à Noia pour voir les restes de témoignages celtes annoncés par le guide et la carte, mais je n’ai plus tellement envie d’y aller, car elle a décidé d’emmener avec elle deux autres pèlerins, sympathiques par ailleurs, mais à quatre, je crains ne pas y trouver l’ambiance qu’il me faut… avec en plus certainement tout un tas de touristes. Seul, je profiterai mieux de cette ultime étape atlantique que je ferai peut être en autobus au lieu de louer une voiture comme j’en avais l’intention. Elle sera probablement déçue, mais j’essaierai de lui expliquer. Quoique son autorité de Verseau qui mène tout son petit monde tambour battant soit peu compatible avec celle du Lion, elle comprendra je pense. J’aurais volontiers fait un bout de chemin avec elle, mais en communication plus profonde, impossible en présence des autres. Prétexte peut être à ma propension d’exclusivité affective, c’est possible. Tant pis, ce soir je me sens fatigué.

Ce matin, nous sommes partis à 6h30 de Lavacolla et sommes arrivés à 9 heures à la Cathédrale où nous avons attendu jusqu’à 10 heures que la porte du secrétariat s’ouvre, en compagnie d’une vingtaine d’autres pèlerins, cyclistes et pédestres. Mais ce n’est qu’à 11 heures que nous avons pu présenter notre credencial aux multiples cachets bariolés, et il nous faudra à partir de 18 heures récupérer la Compostela signée du responsable ecclésiastique de service.

À midi, nous avons assisté à la messe quotidienne des pèlerins, empreinte d’une certaine grandeur, particulièrement au moment où nous nous sommes tous serrés la main devant l’autel au cours de la communion. Rien pourtant de très émouvant, de vraiment édifiant pour moi, protestant invétéré. Cette foule, ces pèlerins de tout poil qui vont et viennent dans cette cathédrale, lieu de curiosité touristique plus que de lieu de prière et de méditation, enlèvent beaucoup de solennité à cette église tout de même assez extraordinaire, il faut l’avouer, avec son Porche de la Gloire et Saint-Jacques trônant comme un empereur au milieu d’un fastueux décor doré extravagant, assez loin tout de même de l’image plus sobre de notre inspirateur spirituel temporaire au cours de notre austère pérégrination.

Mais il y a d’autres églises dans Santiago, j’en ai découvert quelques-unes, plus expressives, d’une foi vierge de tout apparat. Ce sont, comme toujours, les plus anciennes qui m’ont offert les motifs sculptés les plus intéressants. Quant à la ville elle-même, le vieux quartier est propice à la flânerie historique, le long de ses ruelles pavées, bordées de vieilles boutiques et d’exotiques restaurants.

Il y a malheureusement trop de monde en cette saison. Je ne m’y sens pas à l’aise. Je l’expliquerai tout à l’heure à mes amis qui eux ont envie de rester, sans se séparer.

C’est aujourd’hui l’anniversaire de Jaime. Il a reçu des cadeaux de ses compagnes compatriotes et nous avons bu à sa santé. C’était gentil, c’était jeune, c’était gai, mais déjà je ne me sentais plus vraiment avec eux. José m’a demandé de lui envoyer un livre, tout le monde croit que je vais l’écrire en arrivant à Paris et qu’il sera publié avant Noël. J’ai beau leur dire que ce ne sera pas avant un ou deux ans, ils n’en démordent pas. José voulait même me le payer d’avance, j’étais pris au collet de ma plume, regrettant un peu d’en avoir trop dit un jour de confidence pourtant bien laconique.

Les filles m’ont promis des photos. Macarena en a pris quelques-unes de notre groupe et Esperanza ou Gloria m’enverra les meilleures, dans la lettre qu’elles m’ont promis d’écrire. Je ne sais si Jaime le fera, mais je pense qu’il aimerait bien venir un jour à Paris. À chacun j’ai donné mon adresse en leur disant que je les recevrai avec plaisir s’ils viennent à Paris, mais pour l’instant, j’ai besoin d’être seul, de me retrouver avec moi.

Cette fin de voyage m’a fatigué et je suis en désarroi, c’est pourquoi j’ai besoin de vaquer à d’autres occupations immédiates prévues ces jours derniers. Je n’ai pas pu aller à la poste chercher mon courrier comme je l’espérais, le bureau de poste restante étant fermé l’après-midi. J’y retournerai demain matin et j’enverrai par la même occasion une série de cartes postales pour annoncer mon arrivée et un paquet de documents accumulés au cours de la semaine.

Et j’aimerais bien avoir une autre fois Gil au bout du fil car la dernière fois que j’ai essayé de lui téléphoner, je n’ai pu dire que «Montjoie !» à son répondeur, avant de raccrocher.

J’ai tant de cartes à envoyer, promises ou que je me suis promis d’écrire, à mes trois fils d’abord, et à Gil bien sûr, qui ont suivi mon périple avec une fidèle et solidaire affection, un peu d’émotion aussi peut être ; à quelques neveux, cousins, cousines et nièces aussi ; et enfin aux amis, à ceux et celles qui m’ont particulièrement bien accueilli au cours de ce pèlerinage et dont j’ai l’adresse. Ça doit bien en faire une quarantaine …

Et je ne peux pas leur écrire n’importe quoi ! J’avais l’intention de commencer ce soir, mais je n’en aurai pas la force. J’ai besoin de me reposer, de me changer les idées, mais je ne peux le faire dans une ville trop peuplée de touristes et de visiteurs si étrangers à mon état de grâce latente. Je vais plutôt lire un journal français trouvé par chance dans un kiosque, le premier que j’ai trouvé. C’est un Monde datant d’aujourd’hui donc publié hier et un Libé sorti lundi. Je vais manger encore un petit morceau, boire du lait et me coucher de bonne heure.

Je viens d’écrire mes messages à mes trois fils, mais je n’arriverai pas à écrire autre chose pour l’instant. Je ne sais pas comment ils la liront. J’ai essayé de leur dire simplement que je serai toujours là, auprès d’eux, maintenant et après …

Le vertige du vide au sommet de l’effort
L’angoisse du néant en bout de plénitude
L’énorme vacuité du repos obligé.
Après tant de jours passés sur une autre planète
Parmi tant d’ailleurs, de lointains retrouvés
Dans les silences de constante prière
Et la musique des rires partagés
J’ai marché, marché, marché.
Dans les pas d’autres compagnons solitaires
Sur les pierres vivantes
Dans l’herbe caressante
Aux margelles des fontaines attendues
Sensible au goût de l’eau
Gourmand des fruits cueillis au bord des chemins creux
Parfois perdu et toujours retrouvé
Par quelque passant solidaire du chemin d’espérance
Aux haltes accueillantes patiemment retenues,
J’ai marché, marché, marché.
Salué des enfants, des fleurs et des oiseaux
Fatigué mais serein
Me voici tout à coup au bout de ce chemin
Au revers de mon rêve
À l’envers de ma loi.
La fin n’a plus de sens
Le sommet est atteint
Mon parcours est brisé.
Déjà, ce n’est plus comme avant
J’erre comme un étranger dans les rues d’à présent.
Au moment de fêter l’Arrivée
Plus rien soudain ne m’intéresse
Je suis désemparé, j’ai trop marché.
Rien ni personne ici m’a conforté.
Plus d’allégresse.
Si je porte avec moi en retour
Le gouffre du silence
Dans le bruit insouciant d’une ville sans mystère
C’est que j’ai trop marché.
Tout soudain se disloque
Tous ensemble sont repartis
Chacun s’en est allé vers ses propres reliques
Sans marcher.
Au lendemain d’une victoire commune
D’une course insensée
Les pas éparpillés des pauvres pèlerins
Aux quatre coins de leur pensée
Ont éclaté.
Me restera quand même
La mémoire rencontrée
Des marcheurs démasqués
M’accompagnera quand même
Le souvenir caché
Des marcheurs remarqués …

Voilà, je vais partir dans un moment et rentrer à Paris, quitter Santiago et le «camino de los peregrinos». Mon sac est prêt. J’ai acheté quelques empanadas, une bouteille de vin blanc de Galice et de l’agua caliente de pays pour le retour. J’en boirai de temps en temps en repensant à ce voyage de 4 mois à travers la France et la Navarre, l’Espagne et la Castille, Burgos, León et la Galice. Je ne regrette pas de laisser Santiago derrière moi, ville trop ouverte aux touristes en mal de vacances culturelles et de repos artificiel, trop indulgente auprès des faux dévots satisfaits d’un signe de croix, d’une courte génuflexion et de la chair insipide en forme de galette de Notre Seigneur Jésus Christ. Mais ils repartiront blanchis de tous leurs manquements, de toutes leurs négligences et de leur fausse facture …

Un instant de ferveur, un moment de croyance, une minute de silence, un culte éphémère, un cantique collectif et les voilà en demeure de s’en aller le cœur serein vers de nouvelles extrasystoles.

Les pèlerins qui comme moi ont eu l’idée, la volonté, la patience et le courage de venir jusqu’ici à pied malgré la fatigue, la chaleur, les pierres, la poussière, la soif, la faim, l’inconfort des haltes aléatoires jour après jour éprouvés, ceux-là ont senti souffler de plus près l’Esprit d’en Haut, et regardé de plus loin une Marie, un Dieu, un Saint moins sévères à leur égard.

D’avoir marché côte à côte au cours d’une même journée, se dépassant ou se laissant dépasser, se retrouvant tous ensemble à l’étape obligée, nous a donné un peu de cette communion, un peu de cette réunion, d’église et de sacrement, peut-être aussi un peu d’union. Arrivé au terme de sa mission, de son vœu, de sa décision, chacun est rentré chez lui, déjà préoccupé d’autre futur mais porteur de quelque chose de plus. Quelque chose qui ne s’effacera pas au cours de leurs prochaines plongées entre deux eaux.

Ce couple de jeunes espagnols de Barcelone qui a souffert en chemin a trouvé sa récompense en s’offrant une nuit dans un hôtel remarquable pour le prix de 19000 Pts. Ce couple français qui depuis Le Puy a marché vaillamment sans se plaindre jusqu’au terme de son vœu a opté pour un week-end à la plage, en touriste cette fois, après avoir si longtemps vécu en pèlerin. D’autres ont pensé aux cadeaux qu’ils rapporteront chez eux, quelques anodines saint-sulpiceries ou saintes-jacqueries, objets insignifiants vendus très chers aux touristes avides de souvenirs tangibles, dérisoires reliques exposées aux combattants de la foi arrivés au terme de leur parcours.

Quant à moi, perdu dans le vide abyssal du projet accompli à l’arrivée finale, je n’ai plus qu’une idée, revenir à mon point de départ avec tout le poids de mes 100 jours de marche dans la tête après l’avoir supporté dans les pieds. Cent jours d’une marche souvent solitaire, parfois silencieuse, quelquefois joviale et volontiers méditative, 100 jours au cours desquels s’est déroulée et réenroulée plusieurs fois ma vie et un bout de celle des autres, autour de mes pensées, de mes idées sur le monde et les hommes. Ce poids, lourd de vent, de lumière, de ciel et de terre entrecroisés, je vais bientôt pouvoir le poser devant moi pour en séparer le bon grain de l’ivraie. M’attend un long travail de translation, de sélection et de recollection de tous ces morceaux disparates d’intense vécu. Il me faudra un autre courage, une autre patience, une autre volonté pour refaire ce chemin en images, en mots, en phrases et en pages ; pour traduire ce long effort physique en lentes effluves de temps raconté, au rythme de mon histoire parcourue hors des chemins battus.

Je n’irai pas plus loin que Santiago de Compostelle. J’avais l’intention de prolonger mon pèlerinage jusqu’aux rives de l’Océan atlantique, là où une délégation du peuple celte s’est installée il y a deux ou trois millénaires, là où la légende nous dit que des Atlantes y auraient débarqué, venus d’un continent englouti, dont il ne reste aujourd’hui que quelques minuscules indices.

J’avais recherché avec précision quelques lieux intéressants où j’aurais pu vérifier leur présence réelle, ces pierres levées dont on ne comprend pas encore très bien la raison d’être. Mais je n’ai pas pu aller plus loin. Mon but étant atteint, tout le reste ne me parut plus que divertissement frivole, curiosité futile.

Je n’ai pas pu non plus rester à Santiago plus longtemps, je me suis senti à l’écart de son sédentaire quotidien et de ses nomades éphémères qui hantent églises et hôtels. Il y en a beaucoup dans cette ville de pèlerins devenus citadins. Non, je ne pouvais pas rester. Je m’y suis senti trop seul.

Comme je suis parti, je m’en retourne, sans le dire à personne. Quelques-uns tout de même ont su mon départ et connaissent mon retour, des amis, des frères, des fils, à qui j’aimerais pouvoir donner un peu de ce que j’ai reçu. Ils m’ont accompagné de leurs pensées, de leur inquiétude peut être, de leurs encouragements tout au long de mon voyage. Cet acte décidé en toute méconnaissance de cause, ils seront heureux de le savoir accompli.

Ceux pour qui je n’ai pas voulu faillir m’attendent déjà. Ils m’accueilleront, ils me demanderont plus que je ne pourrai leur dire. Très vite tout rentrera dans l’ordre des choses habituelles. Je vivrai comme avant. Ils vivront comme après. Avec pour moi, quand même, une petite fleur de plus au bouquet de mes rêves …

Fin du pèlerinage méditatif déambulatoire
de Paris à Saint Jacques de Compostelle,
du 1er mai au 29 août 1990, seul et à pied.

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