29. Ethique et politique

Samedi 12 mai 1990

Puisque le cordonnier de Saulieu m’a pris pour un peintre, alors c’est que je suis peintre. Lui, en tout cas, est poète. Resté là pour reprendre à son compte l’échoppe de son patron à la retraite plutôt que d’accepter l’offre alléchante que lui fit le gérant d’une grande surface de la région parisienne : boutique-talon et clé-minute.

Il manque à l’organigramme gouvernemental un bureau interministériel rattaché au cabinet du premier ministre, chargé de mesurer l’humeur des gens, non par sondages et questionnaires mais par envoyés spéciaux sur le terrain. Un corps de fonctionnaires particulier donnant confiance aux tout-un-chacun et faisant peur aux cols blancs préfectoraux chargés des rapports de tendance.

Ces hommes de terrain seraient invités à donner leur point de vue sur la santé de la France en conseil des ministres afin d’informer, de façon plus crédible, le gouvernement de ce que pensent les français sur la situation, quels sont leurs problèmes individuels et collectifs majeurs, et de proposer des solutions faisant plus appel à l’imagination qu’au budget.

Ce corps d’élites d’enquêteurs professionnels bénévoles – pourquoi pas des retraités ? – donnerait également son avis sur l’esprit et les méthodes de travail des administrations locales, afin de rechercher les meilleurs moyens d’augmenter son efficacité et d’améliorer ses rapports avec le public. Un concours d’un type particulier serait ouvert aux candidats triés sur le volet en fonction de leur bonne volonté, leur sens de l’entraide, leur compétence professionnelle et leur faculté d’analyse critique. Un test d’humour pourrait y figurer.

Ainsi serait mis à la disposition des gens un service intermédiaire entre individu et société, petits soucis de la vie quotidienne et grands problèmes d’État. Un Monsieur Conciliateur multiplié par 100 ou 1000 dans chaque département, à la tête d’une équipe mobile d’amants du patrimoine, d’informateurs-éducateurs assermentés aidant les plus démunis à s’élever un peu mieux, suscitant de nouveaux intérêts collectifs dans les plus petites agglomérations rurales. Ils deviendraient les raccommodeurs de notre tissu social, les hauts couturiers de l’étoffe publique.

Des initiatives communales et départementales apparaissent çà et là. Ainsi dans la Nièvre que je traverse, la pêche est-elle organisée au mieux de l’intérêt des pêcheurs, des riverains et de l’écologie. En Côte-d’Or, le syndicat d’initiative m’a offert une carte des rivières à poissons abordables et tous les renseignements piscicoles désirés. Avec la participation des pêcheurs eux-mêmes au maintien en bon état des installations, à la protection de la faune fluviale et à la propreté des rivières.

Les chasseurs devraient s’en inspirer, et tant d’autres corporations sportives à l’esprit de clocher.

Transformer les mentalités rétrogrades, fustiger l’inertie administrative, réformer les habitudes archaïques, insuffler de nouvelles idées, proposer d’autres orientations, redonner confiance au prochain, susciter la tolérance et l’amabilité, voilà un programme électoral qui mériterait d’être présenté. Nos piètres élus semblent avoir complètement oublié le sens de leur devoir. Qui mieux qu’eux pourraient s’occuper de tout ça ? Si peu cependant s’en soucient. Un maire par ci par là, quelques conseillers généraux perdus dans la masse, et quant aux députés, ils ne peuvent s’occuper d’aussi basse besogne. Paris a besoin d’eux.

Je reviens à mon recrutement d’agents de service communautaire. Je suis sûr que parmi toutes les lettres personnelles adressées en haut lieu et qui restent la plupart du temps sans réponse, quelques-unes mériteraient d’être publiées. On y découvrirait certainement de bonnes idées, d’intéressantes suggestions et des offres de services inédits. Par elles, un jury compétent serait à même de choisir certains de leurs auteurs pour une éventuelle présélection de candidats enquêteurs.

Il m’est arrivé d’écrire à un ministre ou à un secrétaire d’état. Au premier ministre lorsqu’il est allé en Nouvelle-Calédonie, au ministre des DOM TOM lorsqu’il y est revenu. Vue ma situation particulière de caldoche-kanak (kaldok-chanach), né à Maré, en rapports étroits jadis aussi bien avec mes coreligionnaires du collège La Pérouse à Nouméa qu’avec mes copains de jeux à Tadine, (j’en ai retrouvé quelques-uns au cours de mon dernier voyage), je pensais pouvoir apporter – même modestement – une contribution utile au programme de développement et d’apaisement issu des accords de Matignon.

Remerciements polis d’un employé de Matignon, silence administratif du ministère des DOM-TOM. Combien de qualifications négligées, de bonnes volontés perdues, de compétences inemployées ont-elles ainsi passé à côté d’un projet bien intentionné malheureusement préparé et mis en œuvre par des services administratifs stéréotypés se contentant de suivre les habituelles voies administratives traditionnelles, toutes empreintes des méthodes centralisatrices, hiérarchiques et anachroniques d’un système de gestion colonial plus napoléonien que républicain. Nominations, promotions, missions et autorisations sont encore établies en fonction de critères d’efficacité fondés sur l’appréciation théorique de documents anonymes, dans une perspective technique, matérielle, progressiste et volontariste, certes, mais limitée à ses résultats politiques et financiers, plus faciles à calculer. Aucun critère éthique, psychologique n’est retenu. L’interview direct par un responsable concerné n’a lieu qu’après intervention personnelle de relations privilégiées, ce qui exclut la majorité des éventuelles bonnes candidatures latentes noyées dans l’anonymat des laissés pour compte (de modestie, de maladresse ou de fierté) peu enclins à favoriser un copinage qu’ils abhorrent.

Comment un chef d’état, un agent recruteur n’a-t-il pas encore compris que ses meilleurs collaborateurs ne se recrutent pas parmi ceux qui viennent le voir ou se font officiellement connaître de lui mais bien plutôt parmi ceux qui se tiennent à l’écart du pouvoir ?

À quand un «concile d’état» chargé de mesurer la valeur éthique des responsables politiques d’un état ?

Églises et congrégations religieuses l’ont établi depuis longtemps, alors pourquoi pas la confrérie laïque d’une nation ? À moins que le Sénat ne jouât son rôle de conseil des Anciens !

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