Mardi 22 mai 1990
On devrait remplacer le service militaire par un deuxième cycle d’éducation qui corrigerait et prolongerait le premier – un art de vivre en fonction de l’intention de chacun.
Le plus important devrait être une révision des connaissances, vers 40-50 ans. Les hommes et les femmes de cet âge sont les plus dangereux, car les plus sûrs d’avoir raison et les moins sûrs d’être justes. Ne pouvant se référer qu’à leur génération désuète, leurs vérités deviennent aléatoires et leur savoir acquis ne les place pas vraiment au sommet de l’actualité. Comme les jeunes plus dynamiques, compétents, conquérants, au goût d’aventure et de risque, n’ont pas encore les moyens – social et politique – de se faire valoir et respecter, notre société n’est plus qu’une gérontocratie de retraités battue en brèche par quelques révoltés anarchiques. Les personnels administratifs de direction devraient quitter leur fonction à 45 ans, avant d’avoir atteint leur niveau d’incompétence (cf. le principe de Peter). Mais que feront-ils après ? D’utiles bénévoles !
Comment faire admettre à un fonctionnaire, à un directeur général, de quitter son bureau pour vaquer à des occupations plus restreintes et accepter un salaire dégressif ? «Quelle révolution ! Quel non-sens ! C’est un procédé absurde !», diraient les uns, «C’est la mort de l’équilibre social, ou le chaos !», diraient les autres. Pourtant, à y bien réfléchir, qui serait lésé ? Le conservateur, le réfractaire de progrès, l’Harpagon perdu sans sa cassette… La société, elle, en quoi serait-elle déficitaire ? Un peu moins de lois, de textes, de discours peut-être, ce qui ne serait pas plus mal.
Mais que faire des vieillards de 50 ans ? Il leur reste au moins 20 à 30 ans à vivre. Et bien, il y a des emplois pour cette catégorie d’individus chevronnés, capables de faire valoir leur expérience et leur savoir tout autour d’eux, à bon escient.
Tout le monde croit que pour réussir il faut absolument gravir un à un les échelons de la promotion professionnelle, sociale ou politique comme si la seule valeur qui compte était le progrès absolu, plus de richesse, plus de pouvoir, une meilleure «situation», selon des critères qui datent de la révolution industrielle.
Cette notion de progrès pousse l’individu, les syndicats, les collectivités locales à vouloir toujours davantage, plus d’argent, plus de pouvoir d’achat, plus de confort, plus de liberté, plus de propriété, plus de services publics et moins d’impôts ! Chacun considère qu’il y a régression quand il n’y a pas progression. D’où des revendications sans fin, des insatisfactions constantes, des humeurs chagrines d’une société qui ne fonde plus son épanouissement que sur un développement matériel permanent.
Il n’y a pas si longtemps, dans un contexte plus stable, le même salaire au cours d’une longue carrière n’était pas décevant, le même pouvoir d’achat au cours de toute une vie était jugé satisfaisant. Hors de l’accélération effrénée du «progrès», il y avait beaucoup moins de raisons d’en vouloir plus car il n’y avait pas plus. De nos jours nous vivons dans un magasin de grande surface, sollicités par l’indescriptible panoplie des objets «nécessaires» sans lesquels on ne peut vivre décemment. Et c’est ainsi que l’homme actuel s’inquiète plus de l’avoir que de l’être.
Un jeune homme entreprenant – Klaas[1] par exemple – n’a rien à fiche d’une ascension professionnelle, sociale, politique. Il travaille certes pour gagner de l’argent, mais ses valeurs, où les trouve-t-il ? Au fond des puits, sous terre, là où il y a encore quelques trésors cachés. C’est en creusant le sol et sa cervelle qu’il avance. Un trou en direction du centre de la terre pour s’enrichir. Oh, pas simplement la petite pièce gauloise découverte, mais le plaisir de l’avoir «inventée», après l’avoir recherchée au cours d’aventures secrètes. Mais on ne sait plus descendre de nos jours, on veut monter, sans fatigue grâce à la mécanique, même pas au ciel, non, simplement sur la table, sur le banc, sur le podium ou sur ses grands chevaux, se monter en épingle, en neige ou à califourchon, sur le pied du voisin. Du moment qu’on est un petit plus haut, un petit peu plus au-dessus …
Pauvres hommes surdimensionnés : quand comprendrez-vous que c’est en grattant la terre, en fréquentant les caves, les souterrains (ils vous ont sauvés des bombardements, ne l’oubliez pas), que vous y trouverez encore quelque chose ? Vous n’avez pas besoin d’avoir toujours les yeux baissés, non. Regarder par terre, c’est aussi regarder l’horizon, la ligne bleue des Vosges et même un bout de ciel avec quelques étoiles… Quand on marche comme moi le dos courbé sous une charge, c’est fou tout ce que l’en bas révèle.
Une toute petite merde vivante consommant les quelques années qui lui sont attribuées parmi les milliards d’années-lumière qui l’entourent : sa voiture, sa maison, son étiquette, ce qu’on dit d’elle, ce qu’on en fait et ce qu’elle pense… Quelle importance ? Et de tous ces petits étrons accumulés, de cette humanité, que reste-t-il ? Quelques pans de murs, quelques bouts de parchemins, et un progrès, oui, il faut bien le reconnaître, mais le progrès de l’homme seul, pas le progrès du monde. Ah, quel progrès !
J’en ai assez de parler, à bientôt.
Les 3,5 km sont accomplis. J’ai failli rater la D 66 qui m’amène à Chauffailles. Il était temps. Je suis à présent dans le département du Rhône. J’ai quitté la Saône-et-Loire aux beaux paysages historiques, à l’archéologie prestigieuse.
Note
[1] Nicolaas Wertenbroek, créateur de Business Images. (Ndlr)