Mardi 22 mai 1990
Mes héros romantiques sont Werther, Ruy Blas, Lorenzaccio, Lamartine et Cyrano. À Paris, je suis allé boire un petit coup avec Verlaine et je ne crois pas que Rimbaud m’aurait beaucoup plu. Du moins en prise directe, face à moi. Un peu comme Jacques Pajak. On se serait apprécié, mais en silence (j’oublie qu’il est moins jeune que moi …) Mais après tout la légende n’a-t-elle pas travesti la vérité ? Le bateau ivre, les voyelles, le poteau de couleur … et le dormeur du val, plus tard, dans le désert du Harar.
Victor Hugo, Musset – me souviens-je de cette Nuit d’octobre récitée aux pieds de la fille du Grand Consul de Sa Majesté britannique à Copenhague, au terme d’une escalade de son balcon (non, là, tu exagères, elle avait ouvert la porte d’entrée – Ah bon ?) une nuit d’été fée-rique (elle s’appelait Fay).
Goethe bien sûr.
Si j’avais vécu au XIXème siècle, j’aurais été l’un des douze enfants de mes parents et j’aurais aidé mon père à amarrer ses bateaux de plaisances aux bites du port de Territet. Je n’aurais pas vécu la vie romantique telle que le la vois maintenant, après tant de lectures et d’imagination. Aujourd’hui encore, il y a des romantiques, des artistes romanesques et des romanciers artistes, qui font de beaux livres peut-être …
L’œuvre et la vie sont deux créations indépendantes l’une de l’autre. Quand on lit les poèmes de Jean-Marie (Berthier), par exemple, on n’imagine pas du tout sa vie tracassière, souvent désordonnée et somme toute assez médiocre.
Certes, il faut avoir été créé pour créer, mais l’œuvre n’a de sens que séparée de son auteur, qui ne peut créer que ce qu’il n’est pas, que ce qu’il ne peut vivre. C’est peut-être pour cela qu’on a tant de mal à se représenter Dieu. La Création de Dieu n’a de sens que sans lui. Parce que si on l’avait vu à l’ouvrage, on aurait peut-être bien assisté à de drôles de scènes : hésitation, colère, violence, doute, refus d’aller plus loin – «C’est raté, je n’y arriverai jamais !». Bref, toute la panoplie de ce que peut dire un homme de génie !
Pour être œuvre de création, un chef d’œuvre se doit d’être reconnu en dehors de son auteur. Il vaudrait même presque mieux qu’il soit mort et oublié. Une œuvre anonyme ayant plus de poids qu’une œuvre signée, parce que mystérieuses, d’autant plus que le nom signé reste longtemps inconnu. Bibliographies, études, thèses et Cie n’y changent rien, sauf la cote des œuvres d’art … signées.
L’œuvre créatrice d’une femme, son enfant, devrait être séparé d’elle, sans pour autant que cette même femme ait besoin de renier pas sa mère : elle ne peut pas l’oublier. Un enfant en veut à sa mère si elle ne se souvient pas de lui et s’en veut s’il se souvient trop d’elle. Une mère trop attachée à son enfant devrait s’en détacher, puisque c’est son œuvre et qu’une œuvre n’a de sens que si elle sort de son créateur. Ou alors il faut admettre que c’est Dieu le créateur et que la mère n’est que son artisan.
Créateur et créature peuvent-ils vivre ensemble, se correspondre ? Si oui, l’un devient créature, l’autre créateur. Il y a donc incompatibilité. Pour cette raison je pense que mes enfants devraient davantage se séparer de moi, m’oublier, même si moi je pense à eux. Si je ne les oublie pas, c’est probablement parce que c’est encore ce que j’ai fait de mieux, il faut bien se garder quelques bonnes références pour notre satisfaction personnelle, quelques preuves ! Si j’avais été un savant, un grand artiste, un écrivain célèbre, peut-être mes enfants auraient-ils eu moins d’importance. Mais ils sont mes trois créatures, et encore, sans big bang. Le reste ne m’appartient pas. Sans moi, ils n’eussent pas été là, mais je n’ai fait que les concevoir – terme impropre puisque ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée. En somme, je n’ai été qu’un intermédiaire entre Dieu (ce mystère de la nature) et eux, nés à leur insu. N’empêche, c’est moi qui ai été choisi pour les faire «naître» comme ils sont, par l’intermédiaire de leur mère, que j’ai aussi choisie, du moins l’ai-je cru …
Déterminisme du libre arbitre !
J’ai froid aux jambes. À l’ombre d’un arbre, on est bien mais on finit par avoir froid, surtout sous un frêne ou un noyer. C’est parait-il dangereux. Mais je suis entre un frêne et un chêne, donc ça va. Je n’aurai bientôt plus de cassettes, c’est la dernière et elle approche de la fin. Si je veux continuer à me raconter des histoires, je devrai effacer ce que j’ai dit ou ne plus m’enregistrer. «Alors tais-toi pendant un moment, ça vaudra mieux. Tu continueras plus tard, quand tu auras reconstitué ton stock de cassettes vierges.»
… J’étais heureux, mais heureux comme on n’imagine pas qu’on puisse l’être. Et je disais : «je suis heureux, je suis heureux». Maintenant je suis aussi heureux d’avoir rêvé que j’étais heureux, comme si je vivais encore mon rêve.
Quel bonheur d’être heureux, surtout sans se demander pourquoi, là, comme ça. C’est un peu comme être amoureux, d’ailleurs c’est la même chose. Heureux, amoureux ?
Existentialiste d’après-guerre, au moment de mes études, je trouvais le «dasein» heideggérien extraordinaire : se sentir exister grâce à l’angoisse, et notre remise en question ! Aujourd’hui, je me sens exister par la joie. C’est mieux, non ? Je suis juste heureux de vivre, et heureux «d’être là». Happy Dasein !
Retour aux sources. Finalement Heidegger, comme Kierkegaard, fut terriblement influencé par le péché originel : l’homme doit avoir des remords, il doit être puni pour avoir enfreint la Loi, il doit porter sa vie durant le poids de sa désobéissance et subir son angoisse ; et on l’oblige en plus de savoir qu’il vit, qu’il est homme, qu’il «existe», grâce à cette angoisse ! Je doute que de nos jours les jeunes soient sensibles à cette rhétorique. Car je peux moi-même à présent prendre conscience de mon existence en me sentant heureux, et sans remords. Et bien en deçà du Paradis terrestre !
Être cafardeux, triste, nostalgique, voire dépressif, plongé dans une solitude morbide d’introspection masochiste (de type protestant calviniste). Ce n’est qu’une question d’humeur – de nos «esprits animaux», aurait dit Descartes –, de composition chimique particulière des neurones et des synapses, due au climat, à la nourriture, au repos ou à la fatigue, bref, à des paramètres mécanistes non encore bien évalués et qui sont sans doute quelques-uns des principaux éléments constitutifs de notre être-là (notre «Dasein»).
Il faudrait pouvoir tout déterminer : appuyer sur un bouton pour être heureux, sur un autre pour être malheureux (comme cette «machine» de nos jeux d’enfance). Car nous avons aussi besoin d’être malheureux si nous voulons être heureux. Chaque fois que l’arrêt de souffrance se produit, on est heureux ; et pour le redevenir, on se fait souffrir un petit coup, pour ensuite appuyer sur le bouton de la joie. En fait, n’est-ce pas ce que nous faisons sans le savoir ? Des magiciens vont bien nous bricoler ça un jour. Un logiciel de traitement de caractère, par exemple pour traiter nos prétextes. Titre : «De la manière la plus sûre et la plus rapide d’être satisfait», ou amoureux, riche, pauvre … juste pour savoir comment «c’est»).
Ma bande est achevée, ou presque. Adieu veau, vache, cochon, couvée … Quittant d’un œil marri le compte de mes biens, je m’en vais de ce pas conter mon aventure à Perrette, un pot de lait posé sur la tête.
Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m’est, disait-elle, facile,
D’élever des poulets autour de ma maison :
Le Renard sera bien habile,
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable :
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La dame de ces biens, quittant d’un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l’appela le Pot au lait.
Je n’ai plus rien à dire, pour l’instant c’est le silence absolu, je crois que la bande est finie … Peut-être les piles sont-elles à plat ? … Ça ne répond plus ![1]
Note
[1] La fin de la bande n’a pas été enregistrée et son autre côté est vierge. La face A de la bande suivante, n° 10, a dû être effacée par un enregistrement ultérieur, entre Chauffailles et Charlieu, puis Saint-Germain Lespinasse, les 23 et 24 mai. Aléas déambulatoires…