38. A mes fils

Mardi 15 mai 1990

Rappelez-vous mes fils que chaque matin un jour nouveau commence, différent d’hier et de demain, et le même depuis des millénaires. Différent parce que nouveau, et pourtant déjà rempli de mille petites choses identiques. Neuf parce qu’il sera vu autrement par chacun des regards portés en permanence sur le monde. Ce jour nouveau, de génération en génération, l’homme l’appréhende de la même façon : il se prépare à vivre, et survivre.

À quoi bon alors faire tant d’efforts pour une vie qui ne nous est offerte que pour un temps donné, à la même place (la terre) et dans la même matrice (l’humanité) ? Avec certes quelques aspirations au changement, de gros «progrès», mais toujours esclaves de l’échec et du doute, avec certes des rêves d’ailleurs et de mieux, parfois réalisables mais qui souvent s’oublient.

Et bien soyez simplement fiers d’être vivants, reconnaissants d’avoir été choisis pour vivre un temps sur terre parmi tant de vivants qui n’ont pas votre héritage. Vous êtes venus au monde avec votre personnalité propre, votre indépendance, et un libre arbitre qui vous autorise à choisir en toute liberté. Non sans combats, non sans efforts, non sans obstination, certes, mais avec la ferveur de votre rang. On peut se sentir parfois le prisonnier d’un infini incohérent, de limites contraignantes, mais nous avons nos yeux pour les dépasser et notre cœur pour deviner.

Cet inconnu qui nous entoure, votre imagination peut l’habiter, cette ignorance qui vous habite, votre esprit peut l’effacer. Vous avez le pouvoir de modeler la nature à votre guise, d’en faire un paradis. Si vous la regardez de près, si vous savez vous y prendre, vous y trouverez ce que vous cherchez. Mais cherchez ! Ce qui vous contrarie et vous attriste ne sont que l’expression d’un moment, d’une partie de vous. Or vous vivez dans le temps et l’espace d’une vie entière et au-delà. Le chant de l’oiseau ne s’arrête pas après l’avoir entendu, ni le sourire de l’enfant après l’avoir reçu. Vous participez comme moi à cette lente, permanente évolution de l’espèce, vous êtes comme moi solidaires de l’univers lui-même dont nous ne sommes peut-être qu’un grain, une graine !

Alors rappelez-vous chaque matin que vous allez avancer d’un pas vers la porte lointaine qui vous dissipera dans l’infini, comme cette fumée que je vois s’échapper d’une maison voisine, toute chargée des rêves de la nuit, des craintes du crépuscule, des espoirs de l’aurore. Je me plais à croire que parmi tous ces arbres, au-dessus de ces herbes, sur les chemins, dans les trous de rocher, contre les murs et les parois entre les hommes, et bien oui il y a cette noosphère omniprésente dont parle Teilhard de Chardin, cette participation de l’homme à l’œuvre dans la nature, la création continue de Dieu en l’homme.

Nous sommes au point où nous pouvons faire à peu près ce que nous voulons de la nature, nous l’avons presque entièrement domestiquée, nous sommes capables de nous protéger de la plupart de ses catastrophes, de ses caprices, et nous commençons à nous enorgueillir d’être les seuls maîtres de notre planète, au moment où nous nous demandons si nous ne l’avons pas déjà assassinée. Nos productions n’ont été jusqu’ici que des prédations, nos créations des destructions, nos inventions des déviations. Souvent. Et si tout simplement nous procréions la création ?

Il n’est pas trop tard pour la protéger, la conserver, l’enrichir. Mettons à son service notre intelligence, notre savoir-faire, notre étonnante capacité d’organisation, de fabrication. Mais à quoi bon le dire si chacun de nous ne prend pas une part, aussi modeste soit-elle à cette œuvre solidaire de protection.

Mes fils, je vous ai dit tout à l’heure que vous deviez être fiers de vivre; parce que vous êtes des privilégiés, de naissance et d’enfance, qui fut heureuse, même si parfois il vous vient quelques regrets, de mauvais souvenirs. Qu’importe, vous êtes riche d’un immense patrimoine culturel, naturel et familial qui vous permet d’atteindre de bien plus vastes aspects de vie, de bien plus hauts sommets de connaissance que la grande majorité de ceux qui ont moins reçu que vous. Vous ne le devez pas à moi, à mon père, ou à votre mère, mais à toute cette ascendance qui mystérieusement vous a peu à peu enracinés, par hasard et par nécessité, là où vous êtes et non ailleurs, avec en plus ce que vous apportez, avec ce que vous faites, personnellement. Être, avoir et faire, c’est cela la vie.

Les bâtisseurs de cathédrales, les constructeurs de murs, ces fermiers, ces ouvriers, ces passants du passé savaient-ils que ce qu’ils laissaient derrière eux (ou devant ?) serait encore debout aujourd’hui, encore apprécié, encore appris ? Ils vivaient comme vous, leur présent par leur passé et pour l’avenir, notre présent. Le paradoxe de l’homme : cette fidélité à une vision du monde qui l’oblige à réaliser ce qui souvent peut paraître dérisoire et inutile, mais nécessaire, qui l’oblige à toujours aller de l’avant, comme poussé, mû par une force en location qu’il gère à sa manière. La durée de l’emprunt : sa vie, grâce à ce moteur inusable et permanent qu’est l’amour. Mais en même temps, il oublie cette permanence, cette durée, et néglige l’entretien de ce qu’il a reçu, étrange perte sélective de mémoire, cruelle ignorance du futur… Coincé entre un passé pesant et un futur fatal, il absorbe son présent à petits coups de langue, de gestes et de grimaces.

Quand nous sommes là, authentiques, dans la sincérité de notre présent, de cet instant à vivre, nous oublions bien sûr notre fidélité au temps qui nous y attache, inexorablement. Essayons quand même de nous arrêter un moment sur le fil du rasoir, entre les deux pentes opposées pour vivre cet acte instantané intensément reçu au présent, mais qui fait partie de tout notre temps et de celui des autres. Nous parviendrions peut-être alors à diluer nos effrayantes contradictions humaines dans une nature plus homogène. Un espoir d’atteindre, par la synthèse du moi et de l’autre, à une symbiose totale de l’ici et du là, du maintenant et de l’après, bref, du mariage absolu du ciel et de la terre…

Partager cette page Share