55. Fils, femmes, fermes

Mardi 22 mai 1990

Ce petit café-épicerie des Barres était merveilleux, le seul débit familial de campagne rencontré jusqu’ici. Les gens viennent de loin pour y manger car la cuisine est bonne, bourgeoise, bien préparée et peu chère : 50 Frs le menu complet avec vin à volonté, beurre en motte, entrée, plat du jour, assiette de fromages 3 étoiles, de l’ambiance en sus. On se croit déjà un peu dans le midi. Les gens vous interrogent : «Il est lourd votre sac, où est-ce que vous allez comme ça ?» «Oh, c’est bien de faire ça !» Un couple de retraités vient manger ici quand il n’a pas autre chose à faire, donc souvent. Des ouvriers fidèles à leur apéritif de la mi-journée, routiers de passage, travailleurs locaux qui ne rentrent pas chez eux pour déjeuner. Un fils a invité son père à boire un petit porto. Les habitués se servent eux-mêmes et font le service quand la patronne est à la cuisine. Tant de convivialité m’enchante. Cette bonne franquette, franchement, me convient.

C’est aussi cela la France. Il y a encore des gens qui savent rire, qui prennent le temps de manger, qui se parlent sans se connaître, qui se rencontrent sans regarder leur montre. Ici on est bien loin de l’Yonne et de ses bouches cousues. Je suis arrivé dans l’autre moitié de la carte, le nord du sud, le Haut Beaujolais. Région très vallonnée aux nombreux petits villages entre fermes isolées, aux verts pâturages, aux abruptes prairies, sur champs cloisonnés de hautes haies hirsutes, de futiles futaies, et tressée de routes serpentines, de barrières inutiles de hêtres et de sapins en ligne, de rives pécheresses.

Je suis content de savoir que Jérôme se souvient intégralement du Dormeur du Val. Moi, je ne me rappelle que de quelques vers. Il me l’a récité un jour du début à la fin. Il a plus de mémoire qu’il ne le dit. Mais ce qui me fait plaisir surtout, c’est qu’il est sensible à ce que j’aime moi aussi, sous ses allures espiègles, ironiques, voire caustiques, devant le mur de son cœur d’artichaut.

Je verrais bien Laurent député-maire. Sénateur plus tard, beaucoup plus tard. Ou ministre ? Non, chef de cabinet et ne faisant partie d’un gouvernement que pour la durée de son choix préalable : voir et dénoncer. Une carrière politique lui irait assez bien : honnêteté, scrupules, adaptation, perspicacité, persuasion. Déjà préparé par un bon environnement. Je pense qu’il obtiendrait quelque succès à long terme, par avancées lentes, prudentes et déterminées.

Olivier m’inquiète un peu. D’abord il a trop souvent mal à la tête, je le trouve trop souvent fatigué et il ne montre pas assez sa joie de vivre, ou en a-t-il moins ? Il me semble dubitatif, pas inquiet, dubitatif, soucieux de son avenir. Et les petites choses de la vie courante le perturbent trop et le «disturbent». J’ai cependant bon espoir de le voir un jour se détendre, mieux se conforter dans une situation à sa mesure. Pour l’heure, il me semble être victime d’une foule de petits problèmes qu’il voudrait pouvoir mieux maîtriser, de contrariétés qu’il voudrait voir disparaître. Il est nerveux, mais c’est sa nature, il le sera toujours. En tout cas, hier, j’étais content de le voir avec Stella, si complémentaire.

J’aimerais bien voir une fois mes trois fils en même temps et passer quelques heures ensemble. C’est pourtant séparément que je me rapproche le plus d’eux, même si on ne se dit rien de particulier.

Si Gil et moi étions encore ensemble il n’est pas dit que nous aurions de meilleurs contacts avec nos enfants, et les contacts seraient de toute façon différents avec elle et avec moi. Ceux que nous aurions ensemble avec eux ne seraient pas forcément positifs, utiles, enrichissants. Si nous étions encore ensemble, nous serions toujours aussi indépendants. Je n’ai donc rien à regretter. Seulement peut-être pour les petits enfants. Le grand-père et la grand-mère en même temps, ce serait peut-être mieux. Mais on ne peut pas tout avoir. Et dans notre monde moderne, il faut savoir aussi tracer des voies nouvelles.

Anne-Caroline. Mon plus grand regret, c’est de ne pas lui avoir fait un enfant vivant. Je crois que c’est ce qui lui aurait fait le plus de bien, au sens le plus profond du terme. Il aurait été gâté mais pas mal élevé. Je l’aurais bien vu petite fille, ça m’en aurait fait une. Les augures l’ont voulu autrement. Elle n’a pas très bien su gérer son avenir, en fait, elle ne s’en est jamais occupé. Aurais-je pu faire mieux pour elle ? Je me le demande souvent. Est-ce que de rester auprès d’elle eût été plus profitable pour elle ? Je n’ai jamais cru qu’un climat de violence, d’agressivité, de contradiction pouvait être favorable au progrès. Suisse, Vaudois, Calédonien, plutôt lent à la détente, homme de réflexion progressive incompatible avec son sens immédiat, spontané, impulsif et primesautier, Corse matinée de Cévenole, au langage ambigu, aux réactions imprévisibles, aux ruptures foudroyantes. J’ai jugé mon éloignement préférable, mon divorce nécessaire. Mais pourra-t-elle m’oublier assez pour s’approcher de quelqu’un d’autre ? Je le souhaite de tout cœur. Je crains cependant qu’elle ne tienne que peu compte de ses expériences passées et ne fasse l’effort de réflexion nécessaire à un changement d’attitude devant la vie des autres.

Débarrassée de son fatalisme négatif, de la partie catastrophique de son imagination débordante, d’une trop grande propension à aggraver ses malheurs, inventer ses déboires sans retenue ni humour, à attribuer aux autres la cause de ses déconvenues, elle profiterait bien davantage de ses dons naturels, de son île de beauté.

Pour moi la Corse est devenue terre inhospitalière… Peut-être que je l’aime encore, que j’aime encore ce qu’elle ne me donne plus. Si je veux divorcer, c’est plus pour la libérer de moi que moi d’elle. Se libère-t-on d’une femme qui aime et qui n’aime plus ? Silence et temps sont les seuls remèdes.

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