52. De l'éducation

Mardi 22 mai 1990

J’ai passé trente ans de ma vie à enseigner, former, éduquer parmi tant d’autres et pourtant nous tous professeurs, éducateurs, parents éclairés, nous ne sommes qu’une toute petite minorité eu égard au nombre incalculable de gens qui n’ont rien reçu, sinon quelques bribes de pouvoir d’adaptation à un monde technique, matériel, en constant développement, et qui n’ont rien appris ou si peu de l’essentiel de la vie en groupe, du travail en commun, du comportement en société. De l’aménagement de leur propre territoire, de l’organisation de leurs biens communs pour le mieux de chacun. La plupart n’en ont aucune idée.

Les droits de l’homme sont attribués à tous, il n’y a plus ni plébéiens, ni esclaves, il n’y a plus ni homme ni femme de seconde ou troisième classe, en théorie, en intention et en timide réalisation, en tout cas dans nos pays démocratiques, mais le système auquel on se réfère, politique, économique et social n’est-il pas seulement adapté à une élite susceptible de s’en accommoder et apte à le croire le meilleur, s’appuyant sur la référence nationale, la devise républicaine, le code pénal, connus et oubliés.

Qui a été formé à changer d’attitude, qui a été éduqué contre l’égoïsme, la jalousie, la vanité et l’envie, à l’école, de façon rationnelle et objective ? Qui a suivi des cours de bonheur, des leçons de satisfaction de soi, des travaux pratiques d’ambition personnelle, dans le respect des autres ? Seuls de nos jours ceux qui veulent s’améliorer dans ce sens peuvent éventuellement s’inscrire à quelque stage privé d’intérêt sectoriel, dont l’accès n’est toléré qu’à ceux qui en ont les moyens.

Je me souviens que l’un de mes cours de philosophie portait sur les différentes théories morales. Peu de mes élèves semblaient y attacher de l’importance, tellement ils étaient imbus de leur propre morale, identique, à peu de chose près, à celle de leurs parents, de leur milieu, cette morale laïque venue de Kant et issue de notre vieille tradition judéo-chrétienne aux valeurs immuables et bafouées. Oui, même si nous ne l’admettons pas, notre morale ambiante est encore très biblique, plutôt désuète et très conservatrice.

L’une des morales proposée s’intitulait «sans obligation ni sanction», elle émanait des empiristes anglais Locke, Berkeley. Bien que très libérale, elle ne semblait pas beaucoup intéresser mes élèves. Un peu plus l’épicurisme, mais dans le mauvais sens commun qui l’a tant desservi : cet hédonisme qui consiste à réaliser tout de suite son désir dans le plaisir, alors que le vrai épicurisme est cet eudémonisme qui est une recherche subtile d’un plaisir raffiné qu’on ne peut atteindre sans effort, patience et sage préparation. Fruit de l’attente, du risque et de l’intelligence, ce plaisir est un bonheur.

Ces morales, on n’en parle plus que comme quelque chose qui a existé, comme des idées lancées à un moment de notre histoire, et qu’on ne cite plus que par érudition ou en passant. On lit Platon, et on oublie Socrate.

Rien dans nos programmes scolaires sur la façon de parler à autrui, sur la manière de l’écouter, sur les différents modes de discours (il y avait jadis une classe de rhétorique, notre 1ère de lycée actuelle), aucun exercice pratique d’expression (à quand le projet Démosthène ?), ni de profil d’aptitudes intellectuelles, techniques, artistiques et manuelles, susceptible d’orienter et développer l’enfant du côté de «son» avenir propre. Il y a certes des professeurs de musique, de dessin, de gymnastique, mais tellement discrédités par le faible coefficient de notation scolaire qu’on ne prend pas au sérieux. Il y a certes un baccalauréat à la carte, mais qui n’accorde qu’une compétence spécifique sans savoir-faire général ni connaissance de soi.

Seules les écoles maternelles ont réalisé un programme conforme aux désirs, aux besoins de l’enfant, correspondant à sa curiosité, son impatience, ses jeux. Après, on a beaucoup de mal à ajuster un système éducatif adapté à notre société moderne. Car il ne s’agit pas tellement d’intégrer l’écolier ou l’étudiant dans notre système social, mais plutôt de le prévenir contre lui-même, et des dangers qu’il court quel que soit son savoir. Il s’agit surtout de lui apprendre à apprendre, de lui montrer comment se corriger, se transformer. Il s’agit de lui enseigner les valeurs susceptibles de l’enrichir, les moyens qui peuvent l’aider.

L’environnement familial, le voisinage immédiat, toute la vie sociale quotidienne extra-scolaire sont plutôt des freins à l’émancipation de l’écolier, car peu d’adultes admettent que l’école publique enseigne encore quelque chose qu’ils ne savent pas et qu’elle peut les contredire, osant prétendre que ce qu’ils ont appris n’est plus tout à fait vrai.

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