Lundi 16 juillet 1990

Le rendez-vous au château d’Alos m’a laissé perplexe. Bien sûr il avait été prévu – sinon organisé – très à l’avance, mais c’est un peu le propre de la génération actuelle d’avoir l’air de ne rien préparer et d’arriver malgré tout à échéance de l’engagement pris, approximativement au jour – sinon à l’heure – fixé, et de tout faire au fur et à mesure des urgences, dans un parfait désordre bon enfant qui, somme toute, aboutit quand même à de bons résultats, mais dans un brouhaha, un va-et-vient, des allers et retours ahurissants, tout cela à la bonne franquette.

Comme il s’agissait d’un château, le problème des chambres, en surnombre, ne se posait que dans leur distribution. Lits, matelas, draps et oreillers, on en trouva dans tous les placards, un peu moins les couvertures. Mais en ce mois de Juillet on ne peut pas dire qu’il faisait vraiment froid, malgré les murs épais encore un peu humides d’hiver et de printemps.

Avec le recul, toute cette activité brouillonne était finalement assez sympathique, mais il manquait tout de même un maître de céans ni trop autoritaire ni trop organisé, simplement pour mettre tout de suite à l’aise ceux qui ne se connaissaient pas, ceux qui venaient là pour la première fois, avec au moins un semblant de présentation qui eût pu faciliter d’emblée les échanges amicaux, les discussions opportunes, et de meilleures découvertes d’affinité commune.

Car il y avait là des frères épars, des amis proches et plus lointains, des membres de famille séparée tout mélangés et ne se reconnaissant pas toujours, à tous les niveaux de relation permanente, antérieure ou fortuite. Aussi les 20 à 30 personnes brusquement toutes ensembles et en même temps se sont-elles tout naturellement regroupées en couples, familles et équipes déjà constitués, favorisant malencontreusement l’isolement aux premières heures de convivialité apparente. Mais enfin, trois jours ont suffi à lier cette mayonnaise qui en fin de compte eut très bon goût, avec çà et là quelques petits grumeaux dus à la précipitation. Mais il aurait été vain de tenter de réamorcer, de reprendre ou de prolonger d’anciens moments particuliers d’amitié trop étroitement partagée dans ce capharnaüm d’éléments disparates soudain et très provisoirement amalgamés.

Je regardais tout ça d’un peu loin, moi comme toujours le plus vieux de la vieille, le seul de plus 45 ans bien sûr, ce qui ne m’a pas empêché de m’intégrer à l’ensemble et de m’approcher de chacun avec bonne humeur et complicité. J’ai cependant regretté de ne pas avoir pu voir assez longtemps deux de mes fils présents, Stella et ses amies philippines, et surtout Chi et Henri, que je n’avais pas revu depuis mon retour de Manille en décembre 88.

Lors d’une générale rencontre, le revoir et l’au-revoir sont les seuls moments émouvants, expansifs, pleinement solidaire et quelque peu intimes. Ainsi quand Jérôme m’a rejoint à Cordes par exemple, sur la terrasse de l’hôtel de la Bride, ce fut un instant exceptionnellement chaleureux, comme si à la fois on ne s’était pas revus depuis très longtemps et quittés la veille, sans éclat d’amour intempestif, plutôt même silencieux, mais heureux, la gorge et le cœur serrés, l’un contre l’autre retrouvés. Simplement biens d’être ensemble, à manger, à se promener, à se parler – pas trop – face à face et côte à côte, puis l’arrivée tous les deux au château d’Alos abandonné de ses occupants… Il m’est arrivé ainsi quelquefois, avec chacun de mes fils, de vivre l’un de ces hors-du-temps-courant privilégiés comme les pierres blanches repères d’un gué-passeur-de-berges reconnu.

Ce petit moment à deux, Olivier et Stella ont su en profiter au-delà de toute convenance collective. Mais pourrait-on reprocher au vieil organisateur généreux d’hospitaliers ensembles, cette incartade d’exception au lendemain de leur mariage ? Leur mignonnette convolée hors et en présence des autres était pour moi le rappel de tant de florilèges amoureux du temps de mes liesses à deux, et le discret regret de n’y être invité. Mais peut-on à la fois être tout à l’un et un peu à chacun ? Confortés l’un et l’autre au creux de leur intime histoire, ils ne peuvent encore ensemble se séparer pour offrir à plusieurs ce qu’ils ont tant à se donner. Se protéger du monde extérieur pour mieux aménager son intérieur, je crois qu’on a tous fait cela. Ce qui est merveilleux, c’est qu’Olivier ait pu, enfin, le faire…

Quant à Henri et Chi, pour qui je m’étais dérouté un peu, je ne les ai guère approchés, occupés qu’ils étaient à répondre à toutes les amitiés retrouvées après leur longue absence, et peut-être étaient-ils fatigués, pressés eux aussi de se retrouver un peu seuls en repos. Je les ai sentis encore trop près de leurs lourdes activités professionnelles qu’ils n’avaient pas encore pu oublier tout à fait, au terme d’un retour mouvementé.

Entre deux activismes résiduels d’énergie constante, j’ai cependant soupçonné à une ou deux reprises de décélération fortuite, un peu de caressante chaleur émaner d’un regard au-delà du langage. Ces mots de remerciements de Chi pour mes lettres – de longues cartes postales seulement – auxquelles elle n’avait pas répondu et qui la faisait me considérer comme un écrivain … écrivant bien, qu’elle aimait lire. Un compliment flatteur mais jusqu’à quel point véridique ? Sans douter de leur sincérité, je me demande toujours s’il est objectivement vrai.

Je me sens parfois gêné par la trop intime connivence d’une femme dont je ne saisis pas toujours l’exacte répercussion. Comme si je voyais revenir avec anxiété l’innocent boomerang d’une tendre effraction. Mais à mon âge, puis-je encore craindre ou espérer le sourire enivrant d’un regard pour moi-même ? Par mes yeux transparents les cœurs débordants ne voient plus par mes fenêtres que l’au-delà de ma maison. Installé dans ma fausse apparence, je vois passer en moi, sans s’arrêter, les chercheurs de chimères. En retenir un par la main serait-il ma déchéance … ou ma résurrection ? Mais quel voyageur solitaire, quelle promeneuse éperdue, conservera sa main au cœur de mon silence ?

Encouragé à écrire, je devrais écrire davantage, et mieux. Surtout de façon plus homogène, plus complète, un article, un essai, une nouvelle, un roman, bref quelque chose de fini, d’achevé. Hors je n’ai que des morceaux d’histoires qui me paraissent sans intérêt pour les autres car elles ne concernent que moi. Quelques aventures, de bouts d’histoires, un ou deux aphorismes et une correspondance perdue, sont les seules prouesses d’une plume versatile qui va dans tous les sens et ne sait s’arrêter.

Le roman demande une construction assez stricte, une succession de dialogues naturels que je n’arrive pas à écrire spontanément car je ne me dissocie pas facilement de ce que je dis. Il me faudrait inventer des personnages, en tout cas mettre dans la bouche de personnes imaginaires des paroles qui ne soient pas le miennes, tout en étant ce que je pense. Cette expression personnelle présentée via un intermédiaire fictif, je n’arrive pas à l’écrire convenablement. Mais toujours employer la première personne doit vite devenir fastidieux pour le lecteur. Quant à la troisième, elle risque de beaucoup l’éloigner du sujet ! D’un sujet qui se voudrait très, très près de l’objet de son dire.

Cette brève rencontre d’Alos, bien que brève, fut grave, pour ses seuls embrassements de début et de fin, pour ses seuls regards forts d’accueil et d’adieu, pour ses poignées de main qui cherchent à dire ce que les lèvres taisent. Ces «saluts à bientôt peut-être un autre jour porte-toi bien», pour conventionnels qu’ils soient, sont aussi sincères qu’un prude «je t’aime… bien» porteur de sentiments pudiques. Un petit bout d’ensembles entre deux chacuns, un tu entre deux nous furtifs dans l’ensemble de tous. Après tout, les revoirs ne sont-ils pas à la mesure de nos adieux, moins ce qui a été oublié ? Nos adieux n’attendent-ils pas de prochains au-revoirs, avec en plus le souvenir ?

Mais ce ne fut pas la fête du Grand Meaulnes.

C’est au moment de reprendre mon pèlerinage, après un retour au monde des autres, que je sens tout à coup se réveiller la vanité de mon projet, son inutilité. Alors un grand point d’interrogation se pose au pied de ma décision prise, non pas à la légère puisque j’y avais pensé déjà il y a deux ou trois ans mais sans l’avoir inscrit dans un contenu plus large de ma vie propre. Un peu une expérience pour voir, dans l’attente de quelque chose qui pourrait se passer en cours de route et qui déterminerait mes prochaines années à venir. C’est vrai, j’entrevois déjà quelques orientations possibles se dessiner à l’horizon de mon présent. Mais je ne sais pas encore laquelle se précisera, laquelle je choisirai, où en fin de compte je me déterminerai à aller vivre et travailler. À être et à faire.

Pour commencer, je devrai à mon retour mettre toutes ces cassettes en bon ordre, ce qui me demandera un gros effort et beaucoup de temps, d’attention et de persévérance. C’est pourquoi je dois absolument être rentré avant le 15 septembre pour fonder mon voyage sur des bases écrites réfléchies, après avoir tant parlé à bâtons rompus, en assis sédentaire immobile et non plus en debout nomade en constant mouvement.

Quand je ne développe plus les conséquences de cette hypothèse d’inutilité d’un si long voyage à pied qui m’aura pris 4 mois, je me plais à susurrer l’idée qu’après tout, cette promenade à travers la France que certains considèrent comme des vacances, d’autres comme une épreuve sportive ou une pieuse contrition, vaut bien n’importe quelle façon de vivre de n’importe qui d’autre.

Que je sois en train d’enseigner dans une classe de petits africains sous l’égide d’une ONG quelconque ou en train de coller des enveloppes pour une association d’aide humanitaire, que je sois en prison, dans un camp de réfugiés, sur un bateau d’immigrants ou chez l’un de mes fils pour lui dire bonjour, échanger quelques propos et jouer avec l’un de mes petits-enfants, faire mille et aucune choses qui font perdre du temps et gagner de l’oubli, tout finalement ne revient-il pas au même, si là où je suis, dans ce que je fais, j’ai le sentiment de vivre l’entier de moi-même ?

Quoi de plus important, dans la vie d’un homme, que son activité propre, selon sa volonté propre, dans l’entourage qui lui convient ? De se faire plaisir à soi-même pour un bien collectif, aussi restreint soit-il, conjugal, familial, amical et quelquefois social. De poursuivre une ambition prévalue un peu partagée, de se sentir bien dans sa peau, son cœur et son cerveau…

La seule référence me permettant de définir ce qui est utile ou ce qui ne l’est pas est celle qui me concerne en propre : est-ce nécessaire, est-ce utile, est-ce opportun, pour moi ? Mais quel moi ? Le moi égoïste, hédoniste, le moi à venir, le meilleur de moi ? Et dans ce dernier cas, quel meilleur ? Technique, intellectuel, sensoriel, humanitaire ? Ou simplement humain ? Dans la joie de vivre comme on aime être et avec ce qu’on aime ?

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