Dimanche 26 août 1990

Il me reste encore à faire le bilan de cette démarche entreprise voilà plus de 100 jours, mais déjà je me sens porté ailleurs, plus loin, plus haut peut être, c’est comme si déjà toute cette aventure était derrière moi. Je sais cependant qu’il faut absolument que j’en fasse quelque chose de déterminant pour mon futur, mais elle semble s’être déjà infiltrée et intégrée dans le long parcours de ma vie autour du monde, et autour de moi. Je crains seulement que le futur proche ne m’absorbe trop vite et m’empêche de méditer cette fois «sur» ma méditation déambulatoire.

Je peux dès maintenant affirmer que mon pèlerinage fut plus déambulatoire que méditatif. Bien sûr, au cours de mes journées de marche, il m’est venu beaucoup d’idées, de pensées, de souvenirs, de projets, d’études critiques, d’ébauches de théories dans les domaines les plus variés. Et cette spontanéité de l’expression par le langage direct a été une expérience que je suis très content d’avoir faite. J’attends le résultat de la transcription de mon enregistrement pour en saisir toute la portée. Mais je peux déjà dire que je n’ai pas médité aussi souvent ni aussi profondément que je l’aurais souhaité sur la condition humaine, sur mon rapport aux autres et des autres à moi, de ma relation avec Dieu.

Car quand on marche, on est davantage sollicité par nos pulsions physiques, sensorielles, qui se prolongent bien sûr en observations, associations, fictions diverses fabriquées à partir de réminiscences d’une instruction passée, de bribes de savoir accumulées au cours des années, d’images reproductives ou récréatives plus que de véritable création intellectuelle raisonnée.

À part quelques moments émotionnels très intenses que j’ai pu relater au cours de mes enregistrements spontanés, je n’ai pas eu à proprement parler d’inspiration profonde, de sentiment d’être orienté vers une lumière plus éclatante, vers vérité une plus profonde. Beaucoup de choses se sont certes simplifiées, je suis même arrivé à définir ma vie de façon simple et homogène. La plupart de mes problèmes se sont évanouis au profit d’une grande sérénité, d’une plus grande liberté, d’une parfaite indépendance d’action et de pensée.

Certains soirs pourtant me revenaient quelques soucis, quelques anxiétés qui se fixaient sur des problèmes sociaux et affectifs non encore résolus et que j’espère voir réglés bientôt. Notamment celui de ma séparation d’avec AC, ou plutôt mon éloignement définitif mais sans rupture radicale. Mais pour l’heure je n’en demande pas tant, je voudrais surtout que toute cette procédure juridique et administrative se termine rapidement afin que nous puissions elle et moi repartir chacun sur d’autres bases.

Je n’ai pas eu non plus de véritable révélation, ni de grande extase. À part quelques moments d’émotion très intense qui m’ont arraché des larmes, chose rare à mon âge, comme si j’avais été transporté de joie dans une paix absolue et une permanence totale. Avec la sensation que mon être propre devenait universel, que tout ce qui m’entourait de plus fondamental, primitif, indispensable à une terre comme la nôtre – les herbes, les fleurs, les arbres, les pierres et tout ce que l’homme, dans sa ferveur ou sa foi, avait construit de plus beau, de plus solide – tout cela était en moi. Mon humble et précaire existence devenait partie intégrante de toutes ces choses-là, je les sentais en moi en même temps que je me sentais en elles.

La question essentielle pour moi, qui pose le sens même de mon existence, c’est de savoir à quel moment me séparer de la partie pour aller vers le tout. Si je ne m’en inquiète guère pour moi, j’ai quelque difficulté à bien savoir comment me séparer de ceux que j’aime, ceux auxquels je suis attaché, ceux à qui je peux encore donner un peu de moi, comment et à quel moment les laisser vivre sans moi, comment ne plus m’en «occuper». Quand me détacher du monde ? Comment me détacher de ceux que j’aime pour m’en aller plus loin et plus profondément à l’intérieur et à l’extérieur de tout et de tous ?

Comment éliminer l’acte ponctuel au profit d’une pensée absolue, plus large et plus profonde, plus humaniste, qui par sa force latente, sa puissance active et son pouvoir percutant pourrait aider le monde, faire avancer les choses ? Par la télépathie, l’écriture ou la manifestation ?

Cette pensée profonde, cet encouragement à vivre, cette recherche de solutions meilleures pour le progrès individuel et collectif, cette volonté de plus sereine communion, tant d’hommes déjà les ont tentés et entrepris qu’il semble vain d’en rajouter. Mais au-delà de la simple réalisation de sa propre vie personnelle, qui serait déjà une grande conquête, il y a la réalisation de ce qu’on aurait voulu faire pour les autres, pour quelques autres, ceux qui nous sont les plus proches. Pas ce que nous aurions voulu en tant qu’homme, en tant que père, en tant qu’ami, en tant que conjoint, mais ce qu’on aurait voulu voir grandir, se développer, mûrir chez l’autre. À partir du moment où l’on sent que ceux qu’on aime ont du mal à se réaliser ou qui se laissent aller à trop de négligences, trop d’oublis, ou à quelque paresse et distraction un peu trop prolongées, et que nous voudrions les aider à retrouver leur propre chemin, à les remettre sur leur propre voie essentielle, peut-être pas encore tout à fait reconnue ni définie mais dont quelques indices sont déjà apparus à leur conscience en marche hors des sentiers battus, … c’est alors que le choix devient difficile : faut-il intervenir dans la vie de l’autre, pour l’aider à tirer le meilleur parti de lui-même ? Ou s’abstenir et rester en retrait ? Je n’ai pas encore trouvé la réponse.

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