54. Du gouvernement

Mardi 22 mai 1990

Le cœur est à gauche, dit-on. Il a des raisons que la raison, à droite, ne connaît point.

La droite serait-elle plus intelligente que la gauche ? Il y a pourtant des intellectuels de gauche. Ce sont ceux qui pensent. Leur idéologie est le plus souvent socialiste, collectiviste, égalitaire et progressiste. Ils parlent des droits de l’homme, de liberté, de justice ; leurs idées sont raffinées, cultivées, humanitaires. Mais que font pendant ce temps les intellectuels de droite ? Davantage de profit sur le marché des changes. Alors, cœur dans la poche de gauche, arme dans celle de droite ?

Pourtant les instituteurs, qui étaient plutôt les gauches de la gauche, sont assez près de leurs sous, à en croire leur puissant syndicat, le SNI. Mais ils ont été longtemps des enseignants primaires – maintenant ils font des études supérieures – peu ouverts au secondaire. À l’autre extrémité, les très à droite sont allergiques à l’ouverture, ils sont aussi fermés et obtus que les gauchistes. Serait-ce par ignorance ? Par manque d’éducation ? La main droite est habile et lourde. La gauche est maladroite et imprévisible. Avec un peu d’intelligence elles peuvent parfois se joindre, sans se faire prier.

La bêtise généralisée des ignorants serait-elle due à leur paresse, à leur négligence ? Dans un contexte socio-culturel donné et sans tenir compte de leur point de départ initial, ils s’installent dans une inertie première, un conservatisme restreint qu’ils ne cherchent pas vraiment à dépasser, dépourvus du gène aventurier d’homme d’action, nécessaire à son évolution.

Il y aurait donc deux types d’espèce humaine, l’une chargée de maintenir l’acquis sans le transformer, l’autre destinée à changer l’existant par l’invention, la révolution, la nouveauté. Ce même dualisme existe-t-il chez les animaux et chez les plantes ? Les biologistes devraient faire des recherches de ce côté-là : essayer de savoir si, à l’intérieur de chaque espèce, il n’y a pas des individus porteurs de missions génétiques spécifiques, apparemment contradictoires, les unes tendant à maintenir un statu quo ante, les autres exploratrices d’orientations nouvelles.

Si l’ignorance des conservateurs est si puissante à retenir le progrès, c’est qu’elle est mieux organisée, parce que plus homogène. D’où son efficacité sur le plan de la persuasion. L’intelligence des progressistes, elle, a beaucoup plus de mal à s’imposer, en raison de la complexité de ses réseaux, de la variété de ses manifestations, du raffinement de ses cultures, de la complexité de leurs représentations.

Plutôt qu’une union de la gauche et qu’un cartel de la droite, ne vaudrait-il pas mieux mettre dans le même panier conservateurs idiots et révolutionnaires bornés et, dans un autre, mainteneurs intelligents et progressistes sensibles ? L’élite – qu’on peut trouver dans toutes les couches de la société – se lit de gauche à droite, comme le sens du regard, la marche de l’écriture.

Mais attention à l’idéologie exclusive qui chasse toute idée nouvelle. Le progressisme peut devenir conservateur si son progrès est limité. Il faut aussi, à l’intérieur d’un parti pris, d’un consensus consenti, accepter le mouvement, les partisans du changement, une réforme. Et non pas les exclure, dans l’espoir de renforcer le «mouvement». Un danger qui guette aussi bien le RPR que les socialistes, porteurs d’archaïsmes obsolètes.

À gauche, ceux qui ont une responsabilité politique, sociale, économique, ne semblent plus avoir sassez d’idées nouvelles quand ils s’enferment dans une idéologie exclusive ou trop bien définie, qui tend déjà à se conserver avant même de s’être réalisée. Les situations réelles se transformant, l’idée qu’on s’en fait, les projets qu’on élabore, sont vite dépassés.

Les nouvelles réalités n’apportent pas nécessairement des idées neuves à une gauche qui cherche à s’adapter, tend à se diviser, comme c’est le cas actuellement. Non seulement les moyens pour atteindre la même fin sont différents, mais la fin elle-même – de droite comme de gauche d’ailleurs – ne semble plus être assez claire pour chacun.

On devrait davantage faire appel aux philosophes, aux écologistes, aux scientifiques physiciens, géologues, astronomes. Dans l’Inde antique, les Kshatriyas, qui avaient le pouvoir des armes – donc politique – demandaient conseil aux Brahmanes, sans pouvoir temporel mais porteurs de connaissance. De nos jours, artistes, scientifiques, intellectuels refusent la politique, refusent d’en faire. Ils ont raison dans la mesure où la politique est devenue un produit de marché qui aliène leur liberté, leur créativité. Si les politiciens ne sont plus que des professionnels de métier, des carriéristes, soumis aux lois de la libre concurrence, sans éthique, sans déontologie, ils n’ont plus guère l’occasion de faire bon usage de «la République» de Platon.

Les partis ne devraient pas être divisés entre droite et gauche mais entre dynamisme et statisme, mobilité et immobilité. Le parti du mouvement serait toujours dans l’opposition jusqu’à sa majorité, renversant le parti conservateur. Mais dès que les nouveaux élus seraient installés dans l’immobilité du pouvoir en place, ils deviendraient conservateurs, sujets à opposition.

Ainsi la fidélité à un parti ne serait plus que fidélité à une évolution, à un progrès et non à une idée stable, même révolutionnaire. Le parti de l’immobilité serait toujours celui du gouvernement en place, le parti du pouvoir, chargé de conserver les acquis et de mettre en place les réformes réclamées par le parti du mouvement, alors que ce dernier serait dans l’opposition. Un gouvernement toujours enclin à se maintenir au pouvoir ne peut longtemps durer. Pour le comprendre et l’admettre, il faudrait bien sûr procéder un changement radical d’esprit politique, un bouleversement total de notre façon de voir les choses.

Les socialistes, qui ont réussi à s’imposer en 1981 et sont maintenant au pouvoir, devraient «pouvoir» changer bien des choses, puisqu’ils se disent parti du changement. À part quelques réformes allant dans le sens des revendications de leurs électeurs, il semble que ce gouvernement préfère s’occuper de la réalité – une réalité avant tout économique, non seulement nationale, mais européenne, internationale – non en la transformant, mais en s’y adaptant, acceptant ainsi, au moins provisoirement, un système capitaliste généralisé devenu le seul moyen de croissance économique. Une fois cette économie rétablie et une place nationale respectable dans le cadre des grandes puissances, alors seulement les réformes sociales pourraient commencer, réformes qui coûtent cher en argent, en abandon de privilèges, par ceux-là même qui enrichissent l’État.

Beaucoup l’oublient en cours de route, d’autres sont freinés par ceux qui ne veulent pas aller trop vite, trop impressionnés par une droite si longtemps au pouvoir, et qui désormais s’installe dans l’opposition.

Les socialistes s’endorment, à part un Premier Ministre et quelques-uns de ses partisans qui essaient de combattre l’inertie administrative et le conformisme politique de l’opinion. Le temps use ; et à trop user de diplomatie, de patience, de consensus démocratique, l’échéance des grands desseins s’éloigne.

J’en reviens à ce parti du mouvement qui devrait se présenter comme le stimulant et le surveillant d’un gouvernement qui cherche tout naturellement à se maintenir au pouvoir, oubliant – ou reportant – les résolutions annoncées qui l’ont porté au pouvoir. Comme ce n’est pas à l’opposition de jouer ce rôle – trop préoccupée à reprendre un pouvoir perdu – ce devrait donc être au parti socialiste de s’opposer aux lenteurs, aux négligences, aux opportunismes d’un gouvernement qui, comme tout gouvernement, cherche la stabilité pour gouverner le plus longtemps possible sans risque de dérégulation explosive.

Certes tout le monde est à peu près d’accord sur le rôle que doivent jouer nos institutions démocratiques : le gouvernement contrôle certaines activités privées, source d’inégalités et d’injustices, veille à ce que la libre concurrence ne favorise pas les divisions sociales, génératrices de trouble public, cherchant à éviter par la loi le retour à la loi du plus fort.

Malheureusement, ce sont les plus forts – les hommes politiques au pouvoir – qui sont chargés de surveiller les plus forts – les hommes de pouvoir, non politiques. Deux pouvoirs en face l’un de l’autre qui se combattent ou s’entendent trop bien. Combat de nantis, lutte d’hégémonies avec concessions mutuelles et tolérances indirectes. L’argent est le critère de référence, jusque dans les couloirs du Droit. Politique et économie se confondent et se défendent sur l’échelle branlante de nos valeurs humaines. Si l’économique joue parfaitement son rôle, en satisfaisant le principe qui le concerne, le politique a par contre du mal à se rappeler que sans éthique, il ne peut guère prétendre au respect qu’il réclame.

La démocratisation d’une société n’apporte pas que des avantages. Elle peut même, mal comprise ou mal gérée, être source de graves préjudices.

En effet, si la liberté du citoyen n’est pas un tant soit peu «surveillée» – comme les récréations d’enfants désireux de jouer dans la cour des grands – on arriverait vite à l’anarchie, chacun se mettant à piquer les billes de l’autre, jusqu’à la guerre civile. Aussi un gouvernement se doit-il d’être un aréopage de sages montrant l’exemple, un peu monastiques, au-delà de l’envie, de l’ambition personnelle. On en est loin. S’efforçant de ressembler à tout le monde par souci démocratique, nos élus vont jusqu’à représenter les défauts de leurs ouailles, les amplifiant même par leur statut privilégié. On m’a toujours appris qu’il ne fallait jamais laisser son argent trop près de ceux qui en ont besoin. Ainsi en va-t-il des hommes politiques, si proches du trésor public. Pourquoi ne pas s’en servir pour la bonne cause, celle de leur propre ambition ?

Ainsi assistons-nous à ce manque d’ardeur du citoyen pour un engagement politique voué à trop de déceptions. Si jadis l’habit ne faisait pas toujours le moine, du moins poussait-il un peu le moine à prendre la couleur de son habit. Mais de nos jours, en voulant supprimer les signes extérieurs de richesse, tout le monde peut s’habiller n’importe comment, sans pour autant s’enorgueillir de leur beauté intérieure. Un conseil des ministres en robe de bure, sans tabac ni alcool, s’ouvrant sur une prière laïque et clôturant ses débats sur quelque déclaration humaniste, ne se protégerait-il pas mieux des épizooties d’amoralité ambiante ? Ses décisions, elles, n’en auraient que plus de pertinence.

Si une loi stipulait que seuls ceux qui abandonnent leurs activités lucratives pendant leur mandat ont accès aux marches du pouvoir, nous serions vite pourvus de Cincinnatus courageux débarrassés de tout soupçon. Je ne dois pas être le seul à désirer servir l’État pour sa fonction d’arbitre intègre, sans privilège ni indemnité compensatoire. Mais tant que l’élection, la promotion et la désignation se feront à l’intérieur de familles politiques protégées, par le jeu d’influences capricieuses et d’héritages clandestins, le retour à une vraie politique d’État, fort et impartial, ne peut guère avoir lieu.

Il s’agit là encore plus d’un changement de mentalité que de régime, redonnant un sens à certains mots oubliés ou jugés archaïques : honnêteté, rigueur, morale, conscience, respect, etc. On cherche l’honnête homme, sans croire à l’homme honnête. Quant au respect, il n’a plus que le triste aspect de l’obéissance. À force de réclamer des libertés, on obtient des licences. À force de refuser la justice, on reçoit la charité. L’accélération du progrès provoque l’insatisfaction latente de ceux qui le subissent sans en profiter. Et l’administrateur des biens de la nation, ce maître d’œuvre du développement, ce prospecteur de mieux-être, notre gouvernement, est toujours en retard d’une guerre, car incapable de prévoir la demande.

Je verrais bien un Fabius maître d’école, infligeant 100 lignes à ses mauvais élèves députés : «Je dois assister aux sessions parlementaires de l’Assemblée nationale». Vous refusez ? Allez voir votre Président !

Montesquieu avait bien raison de se méfier de la démocratie, pour un peuple mal préparé à l’admettre. Pourtant notre siècle des lumières n’avait-il pas alors une plus haute idée du citoyen que de nos jours ? Combien sommes-nous aujourd’hui à tenir compte des lois, sinon pour en déplorer la rigueur, à parler de devoir, sinon pour faire valoir nos droits ? L’éducation civique n’étant plus assurée, ni en famille, ni encore moins à l’ENA, où voulez-vous que l’électeur – ou l’élu – aille rechercher les motifs d’un sens civique sans résonance ?

Les ministres sont choisis par le premier Ministre sous la haute surveillance du Président de la République. Pourquoi n’y aurait-il pas un concours ministériel ? Les directeurs de cabinets, les hauts fonctionnaires sont nommés par le Ministre. Pourquoi n’y aurait-il pas tirage au sort parmi les compétences ? Ça n’irait pas plus mal et avec quelques précautions, les chances de succès seraient même supérieures. Puisque de toute manière un ministre est appelé à démissionner, un directeur à être déplacé ou remercié ?

Mais depuis des siècles, le service public fonctionne à la routine. En changeant l’un des rouages de la machine, on ne fait que l’aider à fonctionner de la même façon. Et changer de machine ? Depuis que l’automobile existe, on en est toujours au même moteur à explosion.

Il serait vraiment temps d’avoir de nouvelles idées fondamentales et surtout d’appliquer celles dont on dispose. Mais il n’y a plus de grands philosophes, plus de grands hommes d’État. Nous sommes à la fin d’un deuxième millénaire essoufflé par trop de marches forcées, avare de temps et dispendieux d’espace. Inerte, paresseux et activiste, bouillonnant d’idées saugrenues, bruissant d’affaires douteuses, à court de potion magique.

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