Dimanche 8 juillet 1990

Chaque fois qu’il y a une «Notre-Dame» sur ma route, il m’arrive des couilles. Tout à l’heure, à la table d’orientation, il y avait une croix, immense, Notre-Dame-des-Hauteurs, qu’on nomme cet endroit. Eh bien, elle ne m’a pas porté chance du tout, comme celle de la source de l’Ouche qui me confisqua mes lunettes pendant une demi-journée. Vraiment, la vierge Marie, c’est pas mon truc. J’aime mieux adorer une femme enceinte, ou à la rigueur une femme allaitant son enfant, une femme fertile, ensemencée, créatrice de vie, productrice d’évolution, ça oui, mais une vierge pure, vide, sainte et sans marque, non décidément…

Le curé d’Estaing n’arrêtait pas de prier Notre-Dame, et de s’adresser à la Vierge Marie, notre mère à tous… Et bien non, à moi ça ne fait aucun effet. Il est vrai que je n’ai pas été élevé au milieu des statues, des bénitiers, des images pieuses et des chemins de croix. Je n’ai pas été marqué par ces madones en stuc, en plastique, en papier et en sucre de toutes les couleurs, dans toutes les poses à tous les coins de chapelle. Mon éducation protestante m’a refusé cette douce saint-sulpicerie, m’obligeant à m’adresser directement à Dieu, avec les moyens dont je disposais, ce qui n’est pas toujours facile, car on ne sait jamais si tout a été dit, si l’on est tout à fait pardonné. Et si Lui on l’écoute, est-on sûr que Lui nous entend ? Bref je suis toujours resté le seul juge de ma confession, depuis que je n’ai plus eu de parents conseillers. Et toujours les mêmes questions se posent : toutes nos fautes ont-elles bien été reconnues, nos efforts ont-ils été suffisants, nos bonnes actions justement récompensées ? On se demande toujours si Celui à qui on s’adresse, Celui qui nous parle, n’est pas tout bonnement soi-même. Comme Abraham, Moïse, et Jésus ou Paul, déclarés envoyés de Dieu, uniquement légitimés par ceux qui leur ont fait confiance.

Dire qu’on a vu Dieu (dans le buisson ardent) ou qu’on l’a entendu (sur le chemin de Damas), c’est un peu la même chose que de déclarer aux gendarmes qu’une soucoupe volante s’est posée dans son jardin. Ça ne peut servir qu’à soi et ça ne peut nous faire du bien que si on y croit. Mais comme cette prise de connaissance transcendantale brutale ne dure jamais très longtemps, on se remet vite à douter de ce qu’on a appris, on remet vite en question la certitude rencontrée.

Le protestant est un bon introspecteur qui peut devenir un impitoyable justicier manichéen, masochiste pour lui-même, sadique pour autrui, ou les deux à la fois. C’est un excellent jardinier de complexus-culpabilis, ces fleurs mauves qui poussent le long de nos remises en cause.

En fait, à présent, je ne me sens pas tellement coupable et je me demande quels reproches ceux ou celles qui m’ont connu, qui m’ont aimé, pourraient bien encore me faire. Aurais-je tant de mal à définir mes plus graves péchés ? Quand il m’arrive d’en trouver, ils ne sont généralement pas dirigés vers les autres mais presque toujours vers moi. Et si je me reproche quelque chose c’est de ne pas avoir fait assez, pour les autres bien sûr, mais sans pour autant avoir le sentiment que je leur ai fait du mal, du moins sciemment, délibérément. Je me reprocherais plutôt de ne pas leur avoir fait assez de bien. C’est assez flou et très relatif.

Est-ce que jusqu’à présent Gil, ma première et seule véritable épouse, pouvait dire que je lui ai fait grand mal ? Est-ce que mes enfants, toute dépendance filiale écartée, peuvent me reprocher un fait, une parole qui les aurait fait souffrir inutilement, profondément. Oui Laurent me l’a dit parfois. Même s’il a été le plus difficile à suivre, à comprendre, à éduquer, je ne crois pas avoir manqué d’amour pour lui mais peut-être ai-je agi de façon trop discrète en affection et trop autoritaire en éducation. Est-ce là un péché ? L’un des péchés qui pourrait être inscrit sur la liste des péchés traditionnellement reconnus ? Le seul qui me vient à l’esprit, celui qui me tourmente le plus, c’est celui d’avoir triché, deux fois.

La première fois, ce fut à Caen, en 1946, quand j’ai passé ma deuxième partie de baccalauréat alors que j’étais encore militaire au camp d’Auvours. J’ai demandé la permission d’aller aux toilettes où j’ai consulté un aide-mémoire de géographie pour voir où se situait l’Amazone et savoir ce qu’il pouvait bien y avoir au Brésil, sujet de mon épreuve de géographie. En fait, ça ne m’a pas servi à grand-chose car sur ma carte, je plaçais l’embouchure de l’Amazone dans la baie de Rio de Janeiro.

La deuxième fois, ce fut à Strasbourg, en 1950-51. Je présentais mon certificat d’Histoire de la Philo, épreuve d’explication et commentaire d’un texte ancien. J’avais donc à traduire, pour commencer, un passage de Phédon, étudié en cours d’année avec Mr. Paul Ricoeur, que j’aimais beaucoup. Mais la peur de rater mon examen, de ne pas bien comprendre le texte, donc de mal le commenter, me poussa à jeter un coup d’œil sur la traduction littérale de Guillaume Budé qui traînait sur la table tandis que mon surveillant – Mr. Ricoeur en l’occurrence – était parti un moment dans la pièce voisine… Dans quelle intention, je ne le saurai jamais. Voulait-il me laisser plus de liberté dans mes recherches ? Me faisait-il une absolue confiance ? Je n’ai jamais été un bon élève ni en latin, ni en grec. Seul candidat, je réussis cet examen avec la mention assez bien.

Quant au péché de la chair… Ah, le péché de chair ! J’en ai souffert, il m’a torturé tout au long de mon adolescence, car j’avais appris tout seul, comme tout le monde, le plaisir de la masturbation, et chaque fois qu’il m’arrivait de «succomber à la tentation» je sombrais dans le plus virulent des reproches, me traitant de faible, de lâche, de jeune homme sans volonté. Je m’engageais à ne plus recommencer, je priais Dieu de m’aider à m’abstenir. Mais rien n’y faisait, la nature était la plus forte, elle me poussait toujours à recommencer jusqu’au jour où j’eus l’occasion de vérifier ma juste virilité sur une jeune polynésienne au cours d’une grande fête organisée dans la tribu d’un grand chef coutumier. J’avais alors 18 ans, je vivais «Paul et Virginie».

Si cette première expérience sexuelle reste pour moi l’un des plus beaux souvenirs de mon histoire secrète, c’est qu’elle se déroula dans le cadre idyllique d’une île enchanteresse, propice aux purs élans du plus beau romantisme : promenade sur la plage après les danses nocturnes au rythme de tam-tam en folie, une torche allumée dans une main et l’autre au cœur d’une autre, rires tendus et candides, frôlements innocents, chuchotements désinvoltes, approche timide d’une envie espérée, corps et âme engagés sur le sentier parfumé d’une gloire galante… Les cocotiers, la mer, et la case cachée à l’ombre du secret défendu. Je commis l’adultère en toute obéissance sur l’échiquier pervers d’un amour enfantin. La princesse noire eut cette nuit-là sa meilleure victoire sur le jeune soldat blanc affamé de conquêtes.

Mon remords ne prit jamais une trop grande ampleur sur l’échelle de mes reproches, car j’eus très vite le sentiment de n’avoir fait de mal à personne. Au moment de quitter le port de Tadine et mon adolescence, peu fier et persuadé qu’un changement crucial se lisait par tous à visage ouvert, je baissais chastement les yeux devant la foule qui me disait adieu, tandis qu’en me serrant la main quelques doigts féminins entendus grattaient leur connivence sur ma paume surprise… dans les chants d’au-revoir aux marins en partance :

Onomeï nu ci de awane
bunidjengo, ri nameï, ri aketi
Niesungo. Co aeked e aecdawen…

Racontée ainsi, cette première aventure sexuelle ne m’apparaît pas du tout répréhensible. Au contraire, ce fut ma plus belle épopée d’amour courtois, aussi simple qu’il pût être. S’il y eut défaillance morale, je ne peux la trouver que dans l’infidèle abandon momentané d’une cause chrétienne à laquelle j’eus l’audace de préférer les délices de l’initiation païenne. Mais loin de défaillir, je me hissais au rang des authentiques héros de mes contes de fées : cette histoire biblique de parents helvètes à la recherche d’une première vérité, d’une vérité première.

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