Lundi 7 mai 1990
Sur le chemin de Lain à Druyes, ma première vraie montée ; ce n’est pas encore là que je vais entreprendre ma méditation déambulatoire. Il fait chaud, toutes mes sensations se relativisent ; j’ai chaud maintenant parce que tout à l’heure j’avais froid, et dans un moment lorsque je serai à l’ombre j’aurai l’impression d’avoir froid. Ainsi en va-t-il de notre vérité. L’absolument ceci ni l’absolument cela n’existe, car pour l’un ce ne sera pas comme pour l’autre. Exemple : j’ai chaud, mes jeans me collent aux jambes, la sueur coule de mon front, mais je marche et je ne peux pas dire que je souffre vraiment de la chaleur. Mais peut-être qu’un autre que moi ne la supporterait pas, ou la supporterait mieux. Que sont en réalité la sensation de chaleur, la sensation de fraîcheur ?
Pour se mettre à l’écoute de son corps il suffit de lui obéir. C’est lui qui te dira : arrête-toi, repose-toi, mange, bois, assieds-toi ou reste debout, dors, réveille-toi, marche, continue, encore, encore, tu n’es pas fatigué, ce n’est qu’une suggestion de ton esprit… On se fait de fausses idées sur la limite de nos efforts, sur nos possibilités de dépassement.
Parfois mon corps est paresseux et m’appelle pour me dire : ça suffit. Ma tête opine ou n’opine pas. À ce moment intervient ma volonté, et avant ma liberté. La volonté n’est pas un produit biologique naturel mais l’effort en est un. Il y aurait donc ordre d’une partie de mon corps – le cerveau – à une autre partie de mon corps – mes jambes. C’est le même corps qui parle, qui écoute, qui décide et qui fait. Pieds, genoux, tête, mains, sexe, nombril, il se pourrait que tout fonctionne sans volonté ou celle que nous disons avoir ne serait qu’une partie de notre corps, celle qui obéit à une autre, à l’insu de notre conscience qui ne fait que constater les faits.
Cette petite méditation – tiens, elle a tout de même eu lieu – sur la chaleur en marchant m’a fait oublier l’arbre sous lequel je me proposais de m’arrêter. Qu’importe, je poursuis ma lancée. Le moine bouddhiste qui remonte les sources du Gange n’a peut-être pas de réflexions plus spirituelles !
Le premier pavot. Qu’il est tentant de le cueillir. Pourquoi ? L’homme serait-il naturellement, gratuitement prédateur ? Une abeille y butine mais sensible à mon désir importun elle s’en va à la recherche d’un autre butin.
L’une des fonctions essentielles de l’homme n’est-elle pas de marcher ? Marcher pour fuir les dangers mortels de la nature : incendie, inondation, animal sauvage. Marcher pour quérir sa nourriture : chasse, pêche, cueillette. Marcher pour procréer : féconder, échanger, bâtir, organiser. Marcher pour changer d’espace : aller, découvrir, préférer. Mais d’où vient cette capacité d’imaginer autre chose, un autre lieu, un autre soi-même, un autre demain meilleur que celui qu’on connaît, et sans comparaison possible la première fois ? Une décision, soutenue par un choix, une envie d’autre chose, un besoin de changement, d’évolution ? Une recherche instinctive de l’inconnu ? Cet inconnu serait-il une donnée initiale intrinsèque à l’appétit de l’homme ? Une nécessité logique ? Le moteur de son évolution ? L’esprit de conquête est proprement humain, est-il un attribut de notre nature ou de notre culture ? Quoiqu’il en soit notre programme génétique porte le gène d’une fonction évolutive indéniable. L’homme possède donc en lui, sans la contrôler, son invention permanente.
Méditer, éprouver. Quand je méditais sur la chaleur, il y a un instant, c’était plutôt dans l’ordre de la pensée, alors que maintenant j’éprouve cette chaleur, je laisse mon corps la sentir, je ne la pense pas.
Je ne sais si c’est la chaleur ou le chat volant, mais depuis un moment, «j’éprouve» des pensées érotiques. Me traversent-elles le corps ou l’esprit ? Que d’énergie gaspillée en d’incontrôlables errances…
J’ai ramassé une vieille branche morte que j’ai cassée pour m’en faire un bâton. On marche mieux avec un troisième levier. Mais ce n’est peut-être qu’un avantage imaginaire. On s’appuie bien un peu dessus mais je pense que c’est plutôt son martèlement régulier sur le sol, à chaque double pas, qui m’aide à marcher, comme un battement de tambour devant le fantassin.