28. L'homme et la nature

Vendredi 11 mai 1990

Il y a ici une stèle commémorant le 1er parachutiste anglais largué dans le maquis du Morvan. Décidément l’homme est bien étrange. Il luttera des années durant et jusqu’à la mort pour sauver sa liberté, et une fois rétablie, il ne sait plus quoi en faire, il la vilipende, s’endort sur ses lauriers et repart tout de travers. Jusqu’au jour où il se retrouve par inadvertance prisonnier à nouveau de ses impardonnables négligences. Alors il se remet à lutter contre l’oppression qu’il a lui-même engendrée.

Décidément l’homme ne se sortira jamais de sa double évolution contradictoire de moteur et de frein, de progrès et de regrets, d’utopie et d’entropie. Il ralentit le temps qui le vieillit et accélère le moment de sa chute. Son besoin de tout maîtriser, domestiquer, contrôler et diriger est sans cesse compensé par une inexplicable propension à mettre des bâtons dans les roues du progrès, comme pour l’empêcher d’aller trop vite, de faire absolument tout ce qu’il veut. Bref notre état de nature est parfaitement antagoniste. Créature soumise au dessein secret d’un Dieu imaginaire néanmoins maître de l’univers, bien que de moins en moins créateur, espèce fragile victime de la moindre catastrophe naturelle, pion jouet de l’espace et du temps, l’homme, ce genre animal, garde l’orgueilleuse prétention de devenir maître à son tour, s’en donnant déjà l’illusion par une série d’exploits qui n’impressionnent que ses semblables. Mais commençant tout juste à savoir d’où il vient, il n’a pas la moindre idée de l’endroit où il va. Aussi n’erre-t-il qu’au hasard de ses propres raisons sur le chemin d’une fatale dépendance. Pourquoi n’accepte-t-il plus d’être simplement tributaire de l’éternel mystère de la création ?

Si nous grandissions comme les plantes, nous verrions chaque année nos doigts s’allonger d’une phalange et nos pieds d’un métatarse, au bout de quelques printemps nous atteindrions 2 mètres ou 2 mètres 50 de hauteur, nous prendrions racine au lieu de notre naissance, pieds en terre et tête en l’air, toujours debout, silencieux témoins de l’effervescence environnante, sensible aux essences furtives des tempêtes de l’histoire mais sûrs chaque matin de boire goulûment notre grand bol d’oxygène.

On peut aussi imaginer une plante anthropoïde aux longues tentacules de pieuvre intelligente capable de cueillir délicatement une voiture, par exemple, depuis le bord de la route et de la déposer un peu plus loin dans les fougères, sur un lit de feuille mortes. Un homme-arbre qui prendrait au lasso celui qui passe et l’emporterait au faîte de sa désinvolture pour lui montrer le paysage. Il y aurait les gentilles et les méchantes plantes humaines : les caressantes et les griffantes, comme les femmes de sociétés animales d’alentours pourvues d’une motricité bizarre. Les belles-lèvres et les crocs-pointus. Il y en aurait à entonnoirs, puits d’amour ou puits sans fond, certaines pourraient même parler, de fleurs, de parfums et de fruits.

Une plus grande harmonie régnerait sur le monde : les hêtres nous apprendraient le langage des feuilles, les vaches celui du lait de notre enfance, les vers de terre nous montreraient comment vivre les yeux fermés dans notre labyrinthe. Ni disputes, ni violences, plus de bruit, que des «son-et-lumière», le calme et la paix comme pain quotidien, et le temps qu’on ne voit plus passer, fluide comme la source claire enfin protégée. L’homme et la nature réconciliés en voyage de noces au paradis terrestre.

La grande différence, entre les cathédrales du temps passé et nos tours de béton des temps modernes est que les premières furent bâties pour la gloire de Dieu et que les secondes ne le sont que pour la gloire des hommes. Comme l’environnement naturel n’a que peu changé, les cathédrales s’inscrivent mieux dans le paysage – archaïque – de nos campagnes que nos monuments contemporains, parmi les parcs publics de nos cités. En dehors de l’antinomie ville – campagne, il y a dysharmonie flagrante entre nature et artefact, ce dernier toujours renouvelable alors que la nature, elle, n’a guère changé d’architecture depuis des millénaires. Jusqu’à un passé récent, l’homme s’était contenté d’y apposer une marque relativement modeste eu égard à l’espace qu’il occupait. Mais ses idées de grandeur allant s’élargissant, la nature elle-même commence à dangereusement s’altérer. Encore un peu de temps, d’insouciance et d’ignorance, et nos beaux paysages ne seront plus qu’à l’image de notre courte vue.

L’Auberge de Saint-Agnan m’a enchanté. Repas excellent et pas cher du tout. Grand-mère, grand-père, fille et petite-fille étaient là pour me servir. Au dehors, tas de bois bien alignés, bûcherons bien outillés, coupes bien ordonnées, travail organisé et forêt propre, tout ce qu’il fallait pour me réconcilier avec l’homme, respectueux ici de la nature.

J’eusse préféré bien sûr entendre le han sourd du bûcheron à la hache tranchante plutôt que le miaulement hoqueteux d’une sciante tronçonneuse, mais enfin, vu le nombre de sapins en présence, pour une fois l’exploit est tolérable. Un petit regret quand même, je ne pourrai plus dire comme Ronsard : «Écoute, Bûcheron, arrête un peu le bras ! …». Je me vois mal crier «Écoute, tronçonneur, arrête ta machine ! …»

Partager cette page Share