Vendredi 11 mai 1990
L’automobiliste est une espèce animale qui n’a plus grand chose à voir avec la gent humaine. Enfermé dans sa boîte à pédales, il semble oublier totalement son origine pédestre. Il roule enfermé dans un espace clos comme lui sans plus se préoccuper des êtres extérieurs qu’il bouscule de son égotisme paranoïaque. Quand il voit sur la route un lent marcheur chargé d’allégresse mordre très légèrement les bas morceaux de SA piste, le voilà pris de courroux frénétique à l’idée : 1) qu’il n’a rien à faire là ; 2) qu’il aurait pu se faire écraser ; 3) qu’il risque de provoquer un accident ; et 4) qu’il y aurait lieu de signaler ce dangereux obstacle à la gendarmerie. Mais un réflexe de mauvais conducteur qui se croit bon accélère au lieu de ralentir, frôle le gêneur au lieu de s’en écarter, et se retourne en pleine manœuvre pour s’assurer que ce fieffé piéton a bien la gueule d’un usurpateur. Tout cela en une fraction de seconde. Mais je crois que dans son esprit un humanoïde à pied n’a pas à bénéficier des précautions qu’il prend à l’égard d’une vache, beaucoup plus encombrante, ou d’un troupeau de moutons, plus exotique. Et je ne parle pas des objets inanimés devant lesquels ils stopperaient respectueusement. Car il sait que l’homme sait, il n’a donc pas à s’en préoccuper, il était homme lui aussi, hors de sa cage à roulette, il s’en souvient, il le connaît, c’est à lui de faire attention, d’ailleurs cette route n’est pas pour lui, puisqu’il n’y a pas de trottoir. Envers un autre animal, il faut faire attention, il peut avoir des réactions imprévisibles, alors mieux vaut ralentir, la limousine pourrait se blesser. Et pas de scrupule pour celui qui porte la responsabilité de son existence, on se doit même de l’ignorer, sinon où irait-on ? On ne pourrait plus rouler tranquille à la vitesse qu’on veut.
Le voilà donc bien assis sur son fauteuil roulant, conduisant très sérieusement – il ne sourit pas au volant, vous avez remarqué ? – son petit bolide rabougri qui lui enlève tout le plaisir d’un naturisme aéré. Comme il serait plus à l’aise, déshabillé de son train d’enfer. Mais non, il fixe attentivement le goudron, les yeux paralysés, osant à peine loucher de côté, l’esprit plongé dans le vague euphorique de ses projets kilométriques, maussade, nerveux, hagard, déshumanisé…
Bien entendu, il ignore les boutons d’or, les genêts en fleurs, les trèfles à quatre feuilles, les ombellifères qui s’égrainent au vent, il a dépassé sans le voir le fier sapin sous lequel il fait si bon vivre et son tapis de mousse dont il ne connaît plus que le succédané de plastic sous ses fesses.
S’arrêter ? Pourquoi faire ? Le pipi les enfants, une photo de Germaine à peine ! Un bruit insolite, le repas de l’ogre mécanique et le repos du guerrier consciencieux sont à peu près les seuls arrêts autorisés, avec la maréchaussée… Un pique-nique pour casser la croûte ? S’arrêter ? «Tu l’auras voulu, la moyenne s’en ressentira, tu ne me reprocheras pas d’arriver à la nuit ; bon, alors vite fait, là sur le bord et ne vous éloignez pas les enfants !»
Je suis en train de traverser une splendide forêt de sapins. Pauvres automobilistes qui me regardent comme si c’était moi l’animal exposé en parc national. Eux sont en boite transportée, dûment numérotée, attachés selon les règles, et pourtant ils sont persuadés de s’envoler librement vers la fin de leur incarcération urbaine : je suis à leur yeux le pauvre marcheur fatigué qui use ses semelles à tenter de suivre leur privilège.
Bientôt l’ordinateur remplacera le cerveau du pilote endormi, transmettant fidèlement à l’organe électronique de décision tous les moindres aspects géophysiques environnants pris en compte pour une judicieuse conduite automatique aveugle. Ainsi notre famille en vacances pourra à son aise admirer le paysage en train, leur automobile filant seule par la route jusqu’à leur rendez-vous !
Il me paraît certain que les ordinateurs de 3ème génération sont plus intelligents que bien des cerveaux d’automobilistes actuels coincés dans une série de poupées russes d’époque concentrationnaire : boîte crânienne, bob crasseux et berline crevée, sans parler des confinements routiniers.
Cette forêt est vraiment superbe, des sapins partout, je suis en plein Morvan. Heureusement peu de voitures mais quelques plaintes lointaines de bûcheronnes tronçonneuses. La nature a ses martyrs et l’homme a ses droits.
Il existe de nos jours deux catégories d’individus : les avec et les sans (voiture). Les qui-ne-peuvent-plus-s’en-passer et les qui-s’en-servent-un-peu. Deux entités bien distinctes qui voient la vie très différemment. Les voituriers, eux, se sentent parfaitement chez eux dans leur voiture, c’est leur maison, leur casemate. Ils s’y sentent en sécurité, c’est peut-être pour cette raison qu’ils ouvrent leur porte avec tant de réticence à l’étranger. En roulant ils évitent tous les assauts éventuels, sauf l’accident qui n’arrive qu’aux autres. On croit qu’ils pensent vite parce qu’ils n’en ont pas le temps, leurs actes n’étant plus que stéréotypés par une longue expérience des gestes automatiques. Assoiffés de bornes rapprochées, ils boivent à toute vitesse, un sandwich à la main. Les «avec» sont des gens pressés qui ne s’arrêtent pas pour rien, c’est à dire presque jamais. C’est pourquoi ils sont souvent insaisissables, toujours entre quatre roues à fixer d’un œil absent le monde opaque à travers leur pare-brise transparent ou, à la dérobée, la famille rétrovisée.
Les «sans» sont en voie de disparition. Témoins anachroniques d’une époque révolue de rythmes naturels, allergiques aux ondes ultra-courtes d’harmonies factices, ils ont du mal à suivre le mouvement brownien de leurs contemporains. Ils portent haut et fier le flambeau de la vraie liberté à l’Olympe de leur indépendance mais ils sont les victimes des assauts mécaniques de robots acharnés. Car on les prend souvent pour de louches agents d’humeurs vagabondes menaçant le désordre minutieux des champions de l’éphémère.
Une guerre sourde s’est ainsi installée entre vie vite et lente existence, c’est la fable rénovée du lièvre et de la tortue.
En deux-jambes et deux-roues, quelques timides vélocipédistes essaient de se frayer un passage entre chaussée et trottoir au risque de briser la petite reine de leur témérité.