67. De l'éthique et de l'utopie

Dimanche 27 mai 1990

Petite sieste dans la mousse au pied d’un chêne, au bord d’un ruisseau. Bien sûr, ce serait mieux si j’étais avec quelqu’un mais tout seul, ce n’est pas mal aussi. On peut laisser aller à sa guise ses pensées, ses idées, ses fantasmes. Avec quelqu’un d’autre, on n’est jamais tout à fait sûr d’être au même diapason. Une accompagnatrice pourrait se plaindre des mouches, des orties ou des gousses de châtaignes, de l’herbe mouillée, des petits graviers de rivière, au bord de l’eau, qui collent à la peau. Elle pourrait avoir faim, soif, mal, pas envie ou peur à sa façon. Il faudrait un concours de (cir)constances exceptionnel pour que l’un et l’autre se baladent ensemble sur la même ligne de crête et montent conjointement les échelons d’un ciel convoité.

Attente et espérance éventuelle, sans idée fixe ou désir absolu dont on devient l’esclave. Prendre les choses comme elles viennent, comme elles s’offrent à nous et en profiter largement, avec toute l’imagination dont dispose l’homme de bien(s), lui permettant de parvenir aux meilleurs contentements, aux joies les plus belles, aux bonheurs les plus simples.

Le dialogue avec les choses, la nature, les bêtes et les plantes est bien sûr insuffisant parfois. Elles répondent à leur façon, nous aimerions mieux pouvoir les appréhender et décoder leur langage. Alors qu’un dialogue avec l’un de nos semblables, de mots, de gestes et de regards est bien sûr merveilleux (une mouche importune vole à proximité de mon nez), mais il faut savoir attendre et toujours se rappeler qu’à tous moments, ce moment peut arriver.

Tous ces couples en voiture qui la font rouler sur de si jolis chemins ne pensent pas à s’arrêter un instant pour y goûter un bon petit morceau d’espace conjoint. Non, ils sont là côte à côte et de profil, le visage renfrogné, lui sur sa route, elle sur sa carte, l’air soucieux et pressés. Parfois je me demande pourquoi ils ne prennent pas l’autoroute et quel bonheur ils cherchent.

Loin de me regarder d’un air d’envie parce que je suis à pied et que je peux bénéficier à chaque instant du moindre soubresaut de plaisir en chemin, de la rivière ou du bois d’à côté, avoir le libre choix de m’arrêter, me reposer, m’asseoir, respirer où bon me semble, ils me regardent au contraire avec compassion, indulgence ou irritation, comme un signal de mauvaise conscience, un hapax épiphénoménal de mauvaise augure.

Je suis le personnage incongru qui dérange «leur» paysage, une route goudronnée qui s’enroule à toute vitesse autour de leurs pneus et une double rangée de verdure latérale semée d’embûches sombres. Je suis l’obstacle dont la silhouette aperçue de loin provoque de fâcheux réflexes automobiles qui, selon le conducteur, son humeur et sa compétence, freine, dévie ou accélère sans raison. Une fois dépassé, doublé, évité (il a de la chance que je sache bien conduire, ce fou dangereux !), le piéton importun est aussitôt happé par leur oubli dédaigneux et s’ils le regardent encore dans leur rétroviseur, ce sera d’un air réprobateur et agacé. Seuls ceux qui vont plus lentement me sourient parfois ou me font un petit signe de la main.

Aux fous du volant, le bruit du moteur les empêche d’écouter le bruit du vent, le chant des oiseaux ou le murmure des abeilles ensoleillées qui se parlent entre elles à l’heure de la sieste. Attachés au moteur, ils le consultent en permanence ; s’il a un raté, s’il éternue ou toussote, les voilà très inquiets, ils se regardent, affûtent leurs ouïes, et s’affolent à l’idée d’un arrêt en rase campagne. Rendez-vous compte : la voiture en panne entre deux villages, au milieu d’une forêt, avec des vagabonds sur la route et des autos qui ne s’arrêtent jamais, c’est la catastrophe !

Ah, les couples en voiture ! La plus grande partie de leur temps est faite de vide absolu en mitoyenneté silencieuse et souvent peu amène. Elle, enfermée dans son silence, a depuis longtemps imposé une vitesse convenant mieux à sa peureuse méfiance et ne lui répond que par inadvertance à quelque remarque désobligeante. Lui, attaché à son volant, bougon face au pare-brise qui ne le protège pas du bruit, les yeux roulant de droite à gauche au rythme des virages contrôlés de ses mains moites, il ne fait que penser la route qu’il mange, comme un automate. Elle s’ennuie souvent et regarde parfois de côté les choses qui la dépassent d’un œil absent, surtout l’après-midi après le menu du jour mal digéré. Lui se laisse transporter comme un balluchon sans destination apparente mais bien résolu à arriver à l’heure … dite.

L’homme est devenu sur la route l’esclave absolu de son auto comme il l’est chez lui de sa télévision, rétréci, rétracté, au bord de l’espace infini désormais hors de son champ de vision. Il peut parcourir des kilomètres en images et rouages sans pour autant s’élargir, s’allonger, s’élever. Il capte les lieux des autres, les émiette et les engouffre dans sa machine, enfermant tout ce qu’il voit dans sa peau de chagrin. Anonymisé, banalisé, automatisé, le téléspectateur automobiliste de l’écran pare-brise ne quitte plus les images sombres de son univers étiolé.

La plupart de nos concitoyens ne sont-ils pas conscients de leur identité ? Nom, prénom, date et lieu de naissance, adresse leur appartiennent, ils ont quelque chose de bien à eux : leur particularité. Mais leur maison, leur jardin, leur haie, leur terrasse, leurs fleurs en pots, leurs beaux meubles et leurs vilains enfants, aucun n’a l’originalité de deux arbres de même espèce, tous différents de forme, de taille, d’allure et de nature. Ainsi vivent-ils tous identiques en se voyants tous différents.

Intimité conformiste et identité conventionnelle, parfois secouées par quelques petites idées perverses, quelque incartade secrète dans leur petit jardin planté de nains autour du puits et d’une haie de buissons pour mieux cacher leur mauvais goût. Hélas, ce qu’on ne peut éviter du regard, c’est le panneau «Attention, chien méchant» attaché au portail, les «Défense d’entrer» ou «Propriété privée» placardés comme des publicités commerciales sur leur boîte aux lettres. Seuls les nomades comme moi longent ces prisons sédentaires.

Tous les sédentaires ne sont pourtant pas repliés sur eux-mêmes. Sabotier, cantonnier, facteur et boulanger, ces artisans qui durant leur vie ont fait au même endroit le même métier, tout en sachant franchir les frontières de la répétition, ont échappé à leur activité fonctionnelle par une sensibilité originale, alimentée de ciel, de nature et d’aurore. Eux pourraient m’apprendre bien des choses.

Le plombier, le réparateur de TV, l’épicier ou le vendeur de matériaux de construction, qu’ont-ils de commun avec nos anciens artisans ? L’ennui, la dépression, la violence de nos sociétés de consommation proviennent peut-être d’un manque évident de créativité, au profit des services. Travaillant pour d’autres à l’un des maillons d’une longue chaîne de distribution anonyme, la plupart des gens ne fabriquent que du vent ou le petit morceau d’un ensemble produit à 100000 exemplaires, un travail si peu récréatif, à la mesure de leurs petits besoins.

Réaliser sa propre vie, utiliser son potentiel, satisfaire ses ambitions, aller jusqu’au bout de soi-même, il n’y a plus que quelques jeunes qui y croient encore un peu, avant d’être enfermés derrière les barreaux de l’immuable.

Refus de la banalité : encore quelques figures originales refusant les mises à plat, fuyant l’organisation. Fer de lance d’une armée de conscrits moribonds, ils sont encore capables de se jeter dans l’inconnu et de braver le trop connu.

Malheureusement ces héros de l’élan ont plus de mal que les autres à s’entendre pour se protéger, à s’unir pour se défendre. Leur objectif restant trop personnel, leur idéal trop intime, il leur est difficile d’établir un front commun.

Si nous pouvions constituer une éthique correspondant à notre société moderne, peut être arriverions-nous à suivre une échelle de valeurs conformes à nos idées et nos besoins, nous permettant ainsi de s’inscrire au même combat, afin de mieux imposer cette morale nouvelle qui nous fait tant défaut.

Réintroduire le sens éthique dans chacun des secteurs d’activité et de pensée de notre société en manque d’utopie, voilà un programme auquel aucun gouvernement n’a songé jusqu’ici.

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