Vendredi 6 juillet 1990

Mon premier dolmen, là-bas, à moins d’un kilomètre. Et je n’ai plus d’appareil de photos qui marche. Je ne sais pas ce qui se passe, quand j’appuie sur le bouton, l’obturateur ne s’ouvre pas et le rouleau qui entraîne le film se met à tourner à toute vitesse. Il manque une petite vis, là sur le côté, c’est peut-être ça qui a déglingué le mécanisme. Heurs et malheurs de la technique optique… Je n’ai plus qu’à fixer ce dolmen sur ma rétine et à m’en souvenir : sur la route D64 de Vimenet près de Buzeins, trois pierres levées qui n’ont rien d’extraordinaire, deux plantées en terre et une les couvrant. Toutes seules au sommet d’une colline nue entourée d’arbres.

J’ai découvert mon premier menhir sur la corniche des Cévennes un peu après le sentier forestier qui conduit à Saint-André-de-Valborgne après être monté de La Falguière. Obélix aurait bien pu l’oublier là, occupé à chasser le sanglier. Pareil à ceux qu’il taillait. Un beau menhir en vérité.

Et ce dolmen, c’est incroyable quand j’y pense ! Il est là, immobile, depuis des millénaires. Je ne trouve rien à dire, alors … j’y pense.

Alors que je songeais près du dolmen, je vis arriver deux scouts de Nice qui avaient oublié quelque chose la veille, au cours d’un jeu de nuit. Je leur ai demandé ce que signifiait leur insigne : «scouts d’Europe» et j’appris ainsi qu’à la suite d’une scission des scouts de France (catholiques), s’étaient créés les scouts d’Europe, qu’on peut maintenant rencontrer dans la plupart des pays de la CEE. Cette nouvelle appellation (la scission a eu lieu vers 1960) veut maintenir la tradition Baden Powell, l’organisation en patrouille, les totems et tout le saint-frusquin. Venant de Nice, je me suis demandé si ces garçons n’étaient pas tout simplement de jeunes intégristes futurs militants du FN, mais je n’ai pas osé leur poser la question.

Je suis assis sur la dalle de ce haut lieu celte comme je pourrais être assis sur la margelle d’un baptistère ou sur une marche de minaret. Dire que tous ces constructeurs de temples, d’églises, de mosquées et de synagogues, tous ces promoteurs de lieux saints, croyaient au même dieu éternel, omniscient, omnipotent et universel. Ce dieu qui nous regarde en se disant : Mais quand donc comprendront-ils ? Ils peuvent tout s’ils le veulent. Je leur ai presque tout donné et ne leur ai jamais demandé de croire en moi. D’autant plus que je n’existe pas, je suis l’inexistence même, ah ah ! Ou si vous préférez, plutôt que Rien, je suis Tout. Mais pour eux, c’est la même chose. Comprennent-ils bien le sens de Yahvé, je-suis-celui-qui-suis ? J’en ai assez d’être anthropomorphisé de la sorte, d’entendre leurs sempiternelles prières. Ils sont si cons, ces hommes, qu’ils en arrivent même à se battre pour moi, sans m’avoir jamais vu !

Enfin, je ne devrais pas dire ça, c’est quand même moi qui les ai faits ces hommes, mais il y a de quoi leur en vouloir, d’être en colère et bien déçu. Aurais-je raté ma création ? Allons, si je me mets à douter de moi, que deviendront mes créatures ! Après tout, ils sont bien émouvants ces petits bonshommes fragiles et vaniteux, qui ne comprennent pas le mal qu’ils font et croient au bien… peu !

Mais j’ai beau dire, ils m’aiment. Pas tous bien sûr, seulement les plus humbles, ceux qui ont le plus besoin de moi, les ignorants. Les autres se débrouillent très bien tout seuls ; cependant, il ne faudrait quand même pas qu’ils se croient tout permis, ils en viendraient vite à imaginer qu’ils peuvent me remplacer sur terre. Et pourquoi faire ? Un désastre pire que le Déluge ou Sodome et Gomorrhe. Il faut les arrêter, mais comment ? S’ils pouvaient encore croire que leurs propres erreurs sont des avertissements divins ! Bon, je vais chercher une autre planète…

Mais avec leurs astucieuses navettes, ils pourraient bien la trouver avant moi ! Qu’importe, rira bien qui rira le dernier. Quand ils étoileront, ils auront tôt fait de regretter la terre. J’ai bien fait d’ajouter la nostalgie au cocktail initial de mon premier Adam. Ils verront… que ma Terre, après tout, n’est pas si mal que ça. On peut même dire que c’est une réussite. Or ses habitants ne s’en rendent même pas compte, les ingrats. Heureusement il y a maintenant quelques initiés – des savants – qui commencent à comprendre que cette petite boule qui tourne si régulièrement autour de son énorme bougie, a eu besoin d’un sacré coup de pouce initial et que la vie que j’y ai mise ne s’est pas faite en un jour. Il m’en a fallu sept, et pas ceux de leur calendrier mesquin, leur petit temps à la gomme. Bon voilà que je me mets à parler comme eux à présent, il faut que je me surveille. C’est toujours ainsi, quand on cherche gentiment à se mettre à la place des autres, on se met à leur ressembler. Et je n’ai personne au-dessus de moi pour me contrôler !

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