114. Avoir, être et faire

Mercredi 18 juillet 1990

Vous trouverez peut-être que mes méditations déambulatoires ne sont faites que de banales et bien médiocres considérations ménagères et routières mais qui vous dit que nos pèlerins d’antan n’avaient pas les mêmes préoccupations – hormis le beurre – et peut être davantage ? Car ils étaient certainement moins bien équipés et devaient se demander plus souvent que moi où ils s’abriteraient, mangeraient, dormiraient ; où ils trouveraient de l’eau potable pour remplir la calebasse accrochée à leur bourdon, et s’ils ne risqueraient pas quelque danger à s’en aller, seul ou mal défendu, sur des terres étrangères. Et quand pourraient-ils enfin traverser la rivière ! Leurs mauvais souliers devaient souvent blesser leurs pieds nus, leurs habits de grosse toile devaient irriter leur peau blanche et ne pas toujours très bien les protéger du froid ou de la canicule.

S’ils fréquentaient plus souvent que moi les lieux saints, leurs propos de table ne devaient pas être plus spirituels pour autant.

Quand on marche en pleine nature, je vous assure qu’on a les idées plus frustres, plus simples, on suit davantage le rythme de son corps, on vit de façon plus biologique et notre cerveau lui-même se naturalise. On se demande alors si toutes nos idées abstraites nées d’une longue instruction nourrie de connaissances accumulées au cours de siècles de recherches et de découvertes, de réflexions et d’expériences exceptionnelles, ne seraient pas qu’une déviation perverse d’une normale évolution.

On pourrait s’en convaincre en comparant certains de nos intellectuels urbains – ingénieurs, professeurs, politiciens – avec ces villageois bergers ou paysans de campagne, en observant côte à côte l’un de nos dignes représentants de civile obédience et l’aborigène d’une tierce savane. Un écart de mentalité qu’il n’est pas long de constater, mais reste difficile à franchir.

Nous nous conditionnons à un système de progrès, de confort toujours accru et jamais satisfait, au rythme accéléré d’une impatience forcée, au lieu de suivre plus naturellement celui, plus simple et régulier, d’une nature à laquelle nous restons attachés. Notre temps précipité s’inscrit toujours dans la durée de nos saisons, notre espace envahissant et encore défini par la limite de notre étendue terrestre. On continue de vivre avec nos arbres, dans nos maisons, entre nos pierres, nos pas n’ont jamais dépassé l’étalon de nos mesures humaines, et nous voulons nous en passer pour vivre davantage les fruits vénéneux de nos fausses prouesses.

Le XXIe siècle se rendra peut-être compte qu’il faudra s’aligner davantage sur le rythme de notre planète, en accepter plus de dépendance, se soucier plus de son cadre de vie et moins de son image. Sinon, l’homme finira bien par s’asphyxier sous l’effet de ses trop égoïstes pouvoirs.

Pourquoi tant de frénésie de mouvement, de vitesse, de violence ? Toutes ces excitations humaines qui ne trouvent aucune équivalence dans l’infiniment petit ou dans l’infiniment grand de la nature qui nous gère. Proportionnellement à nous, un atome ou un rayon lumineux va-t-il plus vite ou moins vite qu’un marcheur ? Serait-ce le destin de l’homme que de se précipiter vers son destin, en hâtant le sens de sa vie ? Se rapprocher si vite, à reculons, vers la source originelle de notre création, vers cette explosion première d’un univers démesuré lentement assagi mais si mal contrôlé ?

Que deviennent pour l’homme pressé, figées d’étonnement au bord de sa folle randonnée, les lentes plantes longues aux graines immobiles, les pierres immuables aux mues immémoriales, les bêtes peu pressées aux secrètes mouvances ? Ont-elles encore un sens pour ces bipèdes fragiles mais néanmoins redoutables prédateurs ? L’homme va-t-il recréer une autre nature à l’image de ses inquiétants artifices ? Il en a le pouvoir. Réussira-t-il à vaincre la nature qui le retient encore un peu au pied de ses chimères ? Cet homme dénaturé, incapable d’éteindre un volcan, d’apaiser une tempête, de briser l’ellipse de ses révolutions.

Puisse l’homme du XXIe siècle se servir à bon escient, pour le bien-être et la liberté de chacun, des techniques astucieuses qu’il a su inventer sans sacrifier son corps à l’autel du désir. Avec tout ce que l’on sait déjà, on pourrait tellement mieux vivre, nos grands besoins ne sont-ils pas satisfaits, nos grands desseins possibles ? Transport, information, énergie, protection, communication, gestion, nous avons tous les moyens de bien nous satisfaire, d’en avoir pour chacun. Libéré de ses plus basses dépendances, grâce aux nouveaux outils de notre intelligence, on aurait dû depuis longtemps comprendre ce que nous sommes venus faire là, au milieu de l’univers.

Où se situe l’équilibre démographique de l’espace humain par rapport à la nature environnante ? Nous devrions songer à d’autres formes de sociétés, à d’autres systèmes d’installation. Pousser par exemple les campagnes à mettre les villes au pas, ruralisant d’un côté ce qu’on désurbaniserait de l’autre.

À y bien réfléchir, les trois quarts des métiers existants sont parfaitement inutiles car ils détournent l’homme de sa vraie nature sans l’amener à plus de bonheur. Et presque tous ceux qui lui sont nécessaires peuvent très bien s’entreprendre au sein de la nature…

Ceci étant, je reprends le cours de ma marche sensible, sur un chemin pédestre tout ensoleillé de joie, tout illuminé de paix, tout baigné d’harmonie.

La nuit, des blaireaux furètent à découvert à la recherche des friandises que leur ont laissé les touristes négligents qui oublient derrière eux ce qui ne leur convient plus. Il faut déjà s’être un peu détaché du monde humain pour apprécier sans risque les animales façons de confrères passés.

Je ne saurais trop conseiller à ceux qui ont encore à vivre d’appuyer leur en-soi sur un peu plus de soi-même, et rien n’est mieux pour cela qu’un peu d’oubli des autres si semblables auprès des autres si différents.

La vie d’un homme se développe en quelques étapes essentielles au cours desquelles il doit pouvoir réaliser les différentes activités qui lui incombent, en fonction de son âge à la place où il est. J’ai quant à moi accompli l’essentiel, si je ne tiens compte que du nombre d’années déjà dépensées. J’en suis pour ainsi dire à l’avant-dernière étape de mon circuit astral, de mon passage sur terre.

La totalité d’une vie d’homme pourrait se diviser en 4 quarts de durée plus ou moins équivalente : Une première étape de préparation au reste à vivre, au cours de laquelle le bébé, l’enfant, l’adolescent et le jeune homme apprend, s’instruit, s’enrichit, s’intègre et profite de tout ce qui a été fait avant lui, susceptible de lui servir pour avancer dans sa propre existence, voire peut-être d’aller plus loin. Entre 15 et 30 ans.

Une deuxième étape consistant à réaliser son installation sur terre dans une société, une collectivité locale plus ou moins déterminée, à créer sa propre famille pour répondre à l’exigence vitale de perpétuation de l’espèce et participer à son tour au développement général et particulier de son humanité. C’est la partie la plus généreuse de la vie d’un homme qui pendant cet autre quart de siècle s’occupe de lui et des autres pour une œuvre commune. C’est aussi la partie la plus riche et la plus éclatante, en ce sens que chacun peut développer ce qu’il veut dans tous les sens, notre nature ne refusant aucune tentative pourvu qu’elle souscrive à l’impératif vital de notre destinée.

Le conjoint qui nous accompagne au cours de cette importante étape s’engage dans une aventure complexe et contradictoire plus ou moins bien assumée. Il faut en effet être capable de vivre un «nous» sans oublier le «je», tout en restant à l’écoute du «tu» et rester ouvert à l’»eux». Bien peu à vrai dire y arrivent de façon satisfaisante. Mais c’est généralement l’étape la plus féconde de recherche, de découverte et de création ; c’est aussi celle de l’ambition réalisée, du tempérament devenu caractère, du potentiel mis en œuvre. C’est aussi la période pendant laquelle un homme ou une femme court le plus de risques de déviations inopportunes, d’erreurs fatales comme celle de s’arrêter aux moyens en oubliant la fin. Monter jusqu’au dernier échelon la rampe de son ultime intention n’est pas si facile que ça. Le hasard ou le destin s’entendent à déranger volonté et courage. Ce grand moment de la vie devrait être le plus long, un bon tiers de l’existence, entre 25 et 60 ans.

Ce n’est que lorsqu’il aura atteint ce qu’on appelle de nos jours le troisième âge que l’homme atteindra la troisième partie de son existence. Détaché désormais de sa vie pratique et professionnelle, libéré de ses charges familiales et sociales, il pourra vaquer librement à ses propres demandes. Ceux qu’il a élevés, instruits, protégés, éduqués, aidés et servis ayant atteint à leur tour le temps de production, lui-même peut à loisir choisir ses jours au gré de leur emploi. Années propices à l’élaboration de sa perfectitude, temps à donner en libre certitude, mémoire à partager en réponses utiles. À ce stade l’orientation de la vie change. N’étant plus à chercher ni à faire, elle est à vivre en bonne conscience et connaissance, à animer pour ce qu’elle nous a donné, à offrir en exemple à ceux qui la trahissent. Mais ce n’est pas tout, il nous faut commencer à la croire immortelle et ce sera alors notre dernière servitude. Comme on s’était préparé à vivre, il convient désormais d’apprendre à dévivre. Passé, présent, futur rejoints et confondus, on peut enfin tirer un trait sous l’addition de nos avoirs, calculer nos dépenses, faire le bilan de l’Être. Éclairé de la sorte sous les feux de notre ultime scène, c’est alors qu’il nous faut savoir diriger nos derniers pas vers les coulisses obscures d’une mort éternelle. Je crois que si l’on s’y prend bien, c’est une autre naissance.

Je n’en suis encore qu’à mon jeune troisième âge. Or n’est-ce pas bien souvent au cours de cette étape qu’un homme peut enfin réaliser quelques-uns de ses rêves d’enfant ? Ceux qui, irréalisables auparavant, sont maintenant à même de se bâtir en raison, autour des sentiments.

J’ai réalisé quant à moi des rêves surgis en cours d’enfance et oubliés. Mais les choses à faire au 3ème âge n’ont pas besoin d’être appelées, sollicitées. Il suffit de se laisser aller à un penchant favori puis de faire l’effort de synthèse suffisant pour mener à bien l’entreprise désirée : l’expérience acquise permet une plus juste approche du projet élaboré et de meilleurs critères d’appréciation du résultat obtenu.

Nos connaissances professionnelles et sociales, notre poids psychologique également, nous aident à mieux gérer l’organisation et le développement de nos travaux, sans contrainte excessive. Pour ma part, je serais plutôt enclin à prolonger mes élans de jeunesse, mes passions adolescentes sans beaucoup de discipline, bien que mes atavismes nomades gênent parfois mes volontés sédentaires.

Cet âge d’or peut durer longtemps, jusqu’au moment où le premier indice de vétusté matérielle se déclare. Il s’agit alors de bien se préparer à tomber en poussière en se dépêchant de mettre une bonne fois tout en ordre afin de ne laisser derrière soi qu’un souvenir vivant. Il serait dangereux cependant d’attendre le premier signal de détresse pour s’en préoccuper, car si l’esprit peut encore s’enflammer, le corps blessé lui, risque de ne plus être à même de porter le flambeau jusqu’au seuil de la nuit. Il convient donc d’avoir plus tôt quelques bons entretiens avec sa mort et de s’en approcher calmement, attentif et serein.

Un départ pour l’éternité n’est pas la moindre des aventures. Sans pouvoir le fixer à l’avance sur le fil de notre temps à survivre, on peut cependant déjà s’installer à la sortie, prêt à partir le jour venu.

…Prépare aussi mon petit sac de toile,
Mets-y du pain, c’est tout ce qu’il me faaaaut,
Pourquoi pleurer, je ferai bon voyage,
Quelqu’un me gardera là-haaaaut (bis)…

Ce refrain d’une vieille chanson de montagne souvent entendue dans mon enfance m’est revenu tout à coup. Combien de mes chers parents n’ont-ils pas dû fredonner ces paroles en silence au fond de leur dernier regard.

Je ne suis pas sûr moi-même d’y arriver comme il faut. Car au bout d’une vie pleine, intense, fertile, heureuse, bouleversante, comment soudain l’oublier au profit d’un maigre avenir en cul-de-sac ? Question : comment voir la mort devant soi ? Réponse : pour commencer, la regarder comme une amie, non pas celle qui va vous délivrer d’une longue fatigue, d’une intolérable souffrance, d’une inutile présence, mais la sœur jumelle d’une vie née en même temps qu’elle, longtemps négligée, souvent rejetée, parfois jalouse et excessive, mais si présente aux moments décisifs.

L’erreur la plus souvent commise consiste à n’envisager l’éternité qu’après la vie alors qu’elle l’englobe en tout temps et en tout lieu de notre univers in-fini. Par ignorance ou lâcheté, on avait mis la mort de côté tout au long de la vie. Alors on tente au dernier moment de la neutraliser dans l’éternité, de l’emprisonner dans l’espoir d’une résurrection.

Heureux celui qui se baptise nu dans les eaux spacieuses de l’éternité, tout au long de sa vie/mort continue. Nés simultanément, appris et reconnus, les deux versants de mon mystère se rejoignent : le temps fini de mon espace révolu se dissout dans l’espace infini de mon temps éternel. L’incident de parcours s’inscrit dans l’histoire.

Dans cette perspective, l’euthanasie n’est plus nécessaire : il faut laisser nos deux jumelles se rencontrer au sommet de leur choix. Elles seules – en tout cas mieux que moi – sauront à quel moment de ma course le relai passera de l’une à l’autre. À condition toutefois qu’elles soient en forme jusqu’au bout de leur rôle. À moi de les soigner l’une et l’autre d’une même gratitude.

Notre libre arbitre s’est permis de nobles fantaisies sur le théâtre du monde. Caprices, ambitions, velléités, passions ont cru vaincre sans mal notre finalité, distraire notre finitude. Mais s’est-on jamais demandé où nous aurait conduit la route refusée à la bifurcation du choix ? Cet inconnu permanent qui sans cesse nous accompagne, c’est la mort en sursis qui attend d’être vue.

L’avenir immédiat du moribond ne peut être qu’hors du monde. Face à l’inconnu, notre imagination fertile ouvre la porte d’un ciel nouveau, ouvert à d’autres créations. Il serait toutefois un peu vain d’y penser seulement à l’ultime instant de notre chute-élévation. Sans poussée ni confiance initiales, un mourant ne pourrait qu’être coincé dans le tunnel vacant de ses incertitudes et ne jamais ressortir du sas intermédiaire. Aussi est-il nécessaire de préparer la fin dès le début du règne, très tôt, mais sans excès.

Vu mon âge, vous pensez peut-être qu’il est normal que je me préoccupe ainsi de ma mort prochaine, dont je parle souvent. Mais ce n’est pas cela. Pour moi, la mort fait partie de la vie, depuis longtemps, depuis toujours. C’est au moment où les deux se séparent qu’on s’en rend le mieux compte. Mais il faut pour cela pouvoir dire à la fois «J’ai frôlé la vie» et «J’ai failli perdre la mort».

Seul sur mon bateau, au-dessus de dix mille mètres de fond marin, j’ai pris conscience – en corps et en esprit- de ce lien étroit entre vie et mort conjointes. Je ne sentais plus de différence entre moi sur l’eau et l’un quelconque de ces petits poissons en dessous, qui vivaient ma mort comme je vivais la leur. Tant d’énorme profondeur séparait mon esquif flottant et leur plage inondée que j’en étais venu à rejoindre le fond de mon danger : je ne m’inquiétais plus d’y arriver vivant.

Entrer dans l’eau comme on entre en religion…

Quand on découvre soudain que la vie, loin de s’arrêter, se poursuit dans un corps, dans une tête plus jeune – en hologramme – là, juste après nous, on se sent colporteur de vie génitale ininterrompue, qui nous éternise. Je suis d’ores et déjà un maillon de la chaîne ribonucléique de l’espérance.

Je laisse à Dieu et à mes enfants le soin de marquer comme ils l’entendent la trace de mon passage sur le cordon généalogique de notre histoire. S’ils le veulent comme ils le veulent, ils porteront plus loin mon héritage, le leur … sur l’avenir de notre nom.

Quant à moi, aujourd’hui, je me sens moins prompt à vivre un présent multiforme, toujours aussi curieux bien que moins étonnant, plus attiré par ce «pas encore vu» où je voudrais me rendre, porteur de mes livres achevés.

Et c’est avec une grande satisfaction que je vis mon 3ème âge, depuis longtemps préparé semble-t-il, comme si dès le départ j’attendais le moment d’y entrer. Je n’ai pas eu besoin de me forcer pour échapper au monde des actions communes, auquel je n’ai participé que pour mieux m’en défaire.

Y aurait-il eu prédestination ? N’aurais-je vécu que pour cet âge ?

Ma situation sociale a toujours été celle d’une minorité étrange. Troisième enfant d’une famille émigrée, ayant vécu étranger dans une société aux règles établies, idéaliste versatile au jugement sévère, la vie a assoupli mes principes absolus au point de ne m’en avoir laissé qu’une relative référence. Enfant, j’aurais aimé devenir ambassadeur, professeur, politicien. J’ai fait un peu de diplomatie, beaucoup d’enseignement, quelques discours. L’ennui du permanent, le refus d’obéissance, des curiosités diverses, m’ont amené à tout sans me mettre nulle part. Impatient de sortir de partout où j’étais entré, j’ai traversé le monde de mes envols partiels.

Prenons le côté sportif, combien de sports et de jeux n’ai-je pas pratiqués depuis mon enfance : luge, ski, hockey, patinage, football, cricket, tennis, ping-pong, équitation, polo, natation, alpinisme, badminton, volley, voile, navigation, chasse, pêche, tir, pétanque, bowling, et j’en passe. Quant aux jeux : belote, bridge, tarot, échecs, billard, et tant d’autres, je ne peux les compter. Pour chacun, je ne m’en sortais pas mal, sans jamais devenir un champion.

Il en a été de même dans bien d’autres domaines : membre de multiples associations successives : scoutisme, CPCV[1], auberges de jeunesse et maisons de la culture, chorales, clubs, organisations internationales, non gouvernementales, humanitaires … Mais je ne me suis inscrit qu’à un seul parti politique, celui que j’avais cofondé, et à un seul syndicat, par solidarité professionnelle temporaire. Éclectisme libertaire, altière indépendance…

J’ai toujours regretté de ne pas avoir appris à jouer d’un instrument de musique et mes essais tardifs de flûte traversière ne furent guère convaincants. Un peu de céramique, quelques petits dessins, je suis loin d’avoir assouvi mes désirs esthétiques.

Sur le plan professionnel, je me suis dispersé entre les vastes frontières de la culture et de l’éducation, de l’enseignement et de la formation, de l’organisation et de la direction, de la recherche et de la conception : matières littéraires, écoles et collèges, instituts et universités, foyers culturels et clubs sportifs, œuvres sociales laïques ou religieuses, que sais-je encore ? Mon curriculum vitae est un patchwork de petits boulots. Plus d’une cinquantaine de pays visités pour une vingtaine de contrats de travail, d’une durée de un à cinq ans…

Sans parler des études : primaires, secondaires (latin-sciences) et universitaires : théologie, philosophie (qui comprenait à l’époque psychologie, morale et sociologie, logique et histoire des sciences, métaphysique et histoire de la philo.), ethnologie, linguistique, esthétique, pédagogie, etc. Sanctionnées par quelques diplômes avec mention passable. Peu doué pour les langues mais apte à l’adaptation aux situations nouvelles. Coefficient intellectuel moyen, bonne culture générale, esprit d’initiative, primesautier, bonnes références morales, sens des responsabilités non partagées. Assez autoritaire et peu obéissant. Joli kaléidoscope caractériel difficile à classer sur l’échelle des profils types, mais un profil, somme toute, sans aspérité majeure.

J’ai dépensé tout mon avoir – je n’en ai pas eu beaucoup – pour ne garder que l’être. Je l’ai préservé – égoïstement diront certains – dans l’optique constante d’un élargissement aux retombées profitables à autrui. J’ai beaucoup aimé, maladroitement souvent, mais toujours en grande sincérité, en lion superbe et généreux que je suis, orgueilleux, violent, susceptible … Mais respectueux des autres, sauf – m’a-t-on dit souvent – du libre déroulement de leurs propos.

Très petit j’ai appris de mon père qu’»on ne frappe pas une femme, même avec une fleur» et les premiers mots d’anglais que j’appris furent «ladies first, everywhere, always». Comment dès lors ne pas saluer les dames d’affection protectrice ? Mon éducation helvético-calvino-humaniste m’a tout naturellement conduit à vouloir que l’homme fût le défenseur de la femme. Je n’en ai guère été récompensé, mais je n’ai pas sans doute pas dû très bien savoir m’y prendre.

Défenseur inconditionnel du sexe faible au deuxième étage de ma vie, je me suis trouvé sans défense face à lui au troisième, avec la conviction que je n’avais rien compris à ce que j’avais eu tant de mal à expliquer. D’aucuns penseront que, frustré d’esclavage obsolète et de colonialisme désuet, mon âme combattante n’a pu que se rabattre sur le cœur adolescent des victimes innocentes d’une trop injuste mâle habitude. Et pour mieux les défendre, me montrer le plus fort. À force de le croire, j’ai perdu mon audience auprès de celles, de plus en plus nombreuses, qui à cause de moi et grâce à d’autres ont su petit à petit rétablir leurs bons droits. Mon erreur est probablement d’avoir cru choisir alors que j’étais choisi. Je n’aurais pas de regret si mes chères compagnes, se libérant de moi, s’étaient émancipées de leur faiblesse. Après mon désarroi, j’aurais pu apprécier leur avantage conquis, confirmant ainsi le bien-fondé de leur séparation. Hélas, combien donnerais-je encore de mes propres richesses pour découvrir heureuses celles qui n’ont pas attendu la fin de mon message. J’ai toujours été lent à suivre l’impatience.

Ceux qui durent trop longtemps ne peuvent satisfaire ceux qui n’ont pas le temps.

Oui, en redéployant devant moi le vaste panorama de ma vie, peint de tant de couleurs, empli de tant de personnages, je pense effectivement que le moment le plus important de mon existence est celui que je vis maintenant. Un peu trop seul déjà mais encore très au monde, non dépourvu d’humour ni d’à-propos, mais tout de même un peu excentré sur le cône de mon ascension hélicoïdale, encore un peu trop éloigné de l’axe et du sommet, pour reprendre l’image de Raymond Abellio, qui considère notre vie comme une marche ascensionnelle autour d’un cône de connaissances allant vers son sommet (cf. Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts).

J’aimerais bien pouvoir faire profiter davantage les autres de mes apprentissages, leur faire prendre des raccourcis. Mais à quoi bon ? Chacun fait et refait le même chemin, qui lui appartient et qu’aucun autre ne peut tracer à sa place. Je regarde mes enfants s’en aller peu à peu de moi vers leur personnalité propre, je les sens s’éloigner inexorablement de mes ancêtres et porter autrement le nom de ma famille. Ils ont jeté par-dessus bord le lest trop lourd d’un passé inutile, pour se charger d’un fret plus précieux, à porter devant eux. Puissent, à leur insu, rester à fond de cale quelques grains oubliés de valeur ancestrale, fleurs prochaines de leur effervescence. Qu’ai-je encore à leur dire ? Il n’y a plus à dire. C’est à eux maintenant de dire… Ah, si je pouvais entrer en catimini dans le jardin de leurs secrets jusqu’à la source de leur espoir, afin d’accompagner leur marche de ma douce confiance !

Tout est question de point de vue. Ces barrières qui entourent les maisons ne sont pas faites pour empêcher les gens d’entrer, mais pour interdire aux chiens de sortir. Cette protection est à double usage, pour que le passant ne soit pas mordu par le chien qui lui-même ne pourra pas le mordre. Le maître esclave de son chien enfermé s’enferme à côté de lui. La parabole d’Hegel reste d’actualité.

J’ai été généreux de mon avoir, avare de mon être et timide de mes faire.

Note

[1] Comité Protestant des Colonies de Vacances, créé en mai 1943 par le pasteur Jean Jousselin. (Ndlr)

Partager cette page Share