Dimanche 29 juillet 1990

Peut-être n’ai-je pas assez parlé de la dernière guerre à mes trois fils, mais cela m’était difficile, n’ayant pas «fait» la guerre au sens propre du terme ni vraiment combattu sur un champ de bataille. Car comment leur expliquer que je l’ai subie, soufferte, comprise et portée tout aussi violemment et profondément que beaucoup de ceux qui s’en étaient sortis indemnes, sous le casque et les bombes.

L’action physique immédiate mémorise peu. Alors qu’un Romain Rolland «au-dessus de la mêlée» incruste dans l’histoire le sens de l’acte en retrait, perçu de tous les côtés à la fois, reçu de toutes parts. J’aurais voulu leur faire comprendre qu’on peut souffrir une guerre loin du front et de ses feux croisés, bien plus encore dans un corps sans blessure, parce que sauf et privilégié, parce que témoin survivant au service du meilleur.

Avec la capacité d’une réflexion profonde, d’une imagination ouverte sur les autres, d’une sensibilité féconde permettant de se placer à la pointe des plus véhémentes douleurs, comme des plus éclatantes joies, on peut vivre tout autant et mieux les plus grands moments de l’histoire, les plus intimes sentiments de l’oubli. Je pense à Guadalcanal, Bir Hakeim, Monte Cassino, Omaha Beach, Hiroshima, mais aussi à mes amis Leroux, mort en Indochine, et Meyer, tué à El Alamein.

Je n’ai fait que suivre avec émotion (une émotion qui me fait encore pleurer) chaque bulletin de défaite et de victoire quotidiennement émis pendant 5 ans par une BBC vigilante. Je n’ai fait que courir après les combats comme Fabrice del Dongo à la poursuite de l’Empereur, toujours en retard d’une guerre, en exclu de la mort à tout prix. Parti à l’aventure sans que la mort, jamais, ne me prenne au sérieux.

À mon arrivée au Havre, presque entièrement détruit, je découvris dans ce juste-après-guerre le pendant de la guerre. Oui j’étais parti davantage à l’aventure de la vie qu’à l’appel de la mort. Comment vous dire, mes fils, ce qu’un père, dans ses silences, ses pudiques appels et ses dérisions, voudrait dire, transmettre, transcrire sur l’abécédaire de votre nouvelle codification du monde et de la pensée ?

À vous de l’imaginer, de le deviner. À moi de vous le faire croire. Lorsqu’à 18 ans, vivant en Nouvelle-Calédonie, j’ai voulu m’engager dans l’aviation française comme pilote de chasse, mon père me dit : «il y a des hommes appelés à détruire, ce sont les combattants, les révolutionnaires, ils vivent pour mourir. Mais il y a aussi des hommes faits pour vivre, appelés à reconstruire la paix, la liberté, la justice écroulées, afin d’éviter d’autres violences, d’autres captivités, d’autres injustices, d’autres morts innocentes. C’est à toi de choisir». J’étais jeune, j’ai cru que ma seule raison de vivre ne pouvait que se situer dans une action immédiate et violente. Je me suis engagé. Mais le temps, la chance, le soleil ou les dieux en décidèrent autrement et je suis arrivé en Europe juste après la dernière bataille.

De n’avoir pas fait physiquement la guerre, de n’avoir tiré aucun coup de fusil sur une silhouette vivante devant moi, de n’avoir pas couru le risque de survoler l’ennemi, me placerait-il délibérément sur le chemin des trop vives mémoires ?

Tu n’as pas fait la guerre, tu ne peux pas en parler, me dira-t-on souvent. Mais qui mieux que les femmes, les enfants, les vieillards restés chez eux et premières victimes de combats fratricides d’hommes violents et irresponsables ayant perdu le sens d’égalité, de justice ou simplement d’humanité, qui mieux que les non combattants pourraient parler sérieusement des effets de la guerre ?

En cette fin de XXe siècle qui aura connu deux guerres mondiales, des conflits régionaux, des guerres civiles, des émeutes et des actes terroristes, après 50 ans de fausse paix, de guerre froide, de rivalité, d’agressivité, de nationalisme, de concurrence, de trahison, d’hypocrisie politique et commerciale couvrant le monde entier, du nord au sud et de l’est à l’ouest, nous nous retrouvons au seuil d’une espérance sans cesse reportée. À l’aube de cette dernière décennie du dernier siècle du deuxième millénaire, la vision d’un monde nouveau est née, hélas vite embuée de doute et de crainte face aux malentendus, suspicions et égoïsmes qui de nouveau se développent, s’entrecroisent et s’affrontent.

Quelques progrès démocratiques ont certes permis à chaque individu d’élire librement le candidat de son choix pour un pouvoir de durée limitée. Mais le pouvoir finit toujours par se séparer de ceux qui l’ont accepté, car celui qui détient le pouvoir veut conserver son pouvoir et l’orienter du côté de la majorité de ceux qui le détiennent, oubliant ceux qui l’ont promu. Curieuse organisation sociale pourtant définie avec intelligence et lucidité par un Montesquieu avide d’Esprit des Lois mais encore empreint de majesté royale.

Si le système démocratique pluraliste semble être pour l’heure la moins mauvaise formule institutionnelle, on n’a pas encore trouvé la meilleure façon de vivre en tant qu’individu libre et responsable à l’intérieur d’un ensemble où le droit de chacun s’arrête au devoir de tous.

Comment ne retenir qu’idéal, affection, détachement, amitié, compréhension dans le lexique passionnel de chacun ? Quand l’homme se prendra-t-il lui-même par la main pour tenter d’améliorer sa propre existence commune ? Jusqu’à quand serons-nous soumis à l’enfantin paradoxe du dieu et du diable qui se font la guerre à notre insu ?

Est-ce notre passé gréco-judéo-chrétien qui nous inspire encore, à nous occidentaux, ce manichéisme radical ? À bien y réfléchir, les philosophies orientales ne nous offrent-elles pas de similaires divergences et l’islam de semblables contradictions ? Combien de temps faudra-t-il encore attendre avant que nous élaborions enfin d’autres modes de pertinence ?

Avec ces «méditations» que m’inspire mon pèlerinage, je crois que j’aurai fait le tour de ma pensée et peut-être même de ma vie. Je n’y reviendrai donc sans doute plus, à moins que quelqu’un ne désire en connaître quelques détails supplémentaires ou obtenir une réponse plus complète à certaines questions restées en suspens.

À mes fils et mes filles, frères et sœurs de ma jeunesse passée, compagnons de vieillesse acquise…

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