96. Méditation déambulatoire

Vendredi 6 juillet 1990

Ce matin vendredi 6 juillet je voulais me lever de bonne heure car j’ai une longue étape à faire jusqu’à Espalion que je n’atteindrai d’ailleurs probablement pas ce soir. Mais hélas, hier il pleuvait et ce matin le temps était lourd. Un coin de ciel bleu toutefois vient d’apparaître et je ne suis pas pressé de m’en aller. J’ai de plus en plus de mal, non à me lever, mais à me préparer vite. Je mets du temps à déjeuner, à refaire inlassablement ce sac jamais tout à fait au point pour mes épaules trop sensibles.

Sévérac est pittoresque mais l’hébergement est cher. Hôtel de l’Étoile, 120 Frs la nuit, un repas très médiocre, 50 Frs. Ce matin, ça commence mal, je suis de mauvaise humeur. D’abord, je me suis trompé de route, ensuite ma casquette s’est envolée au passage d’un gros camion, et le ciel est incertain. Que sera ma journée ?

J’étais hier aux sources de l’Aveyron, je le traverse aujourd’hui beaucoup plus bas, ce n’est encore qu’une jeune rivière. J’ai quitté la route de Rodez pour me diriger vers Vimenet à 12 km. Enfin, plus de voitures…

Hors du monde cultivé, on revient vite aux banalités de la vie quotidienne, même quand on marche seul en pleine nature. Les petits bobos, la soif, la faim, la fatigue, un lacet de chaussure à rattacher, une humeur alternative sans raison apparente, incidents mineurs, distribués petit à petit, d’heure en heure, au jour le jour, qui remplissent votre quotidien particulier, obstruant le général. Les grandes idées surgissent subrepticement, il faut vite les retenir, et par un effort de volonté les réfléchir pour les développer jusqu’au bout de leur image. Trop souvent hélas, elles restent fugaces, suggestives, associatives ou anecdotiques. La pensée profonde nécessite peut-être d’autres environnements.

La marche favorise l’éveil de l’esprit mais surtout par les sens, l’ouïe, la vue, le toucher et ce «sens» de la nature ambiante propre, au corps en mouvement. L’idée reste sensorielle. Si cependant elle réussit parfois à s’échapper du monde sensible, elle ne va jamais très loin du côté de la pensée abstraite. Le corps est trop sollicité par son conditionnement externe, les stimuli du dehors sont trop vifs, la perception de phénomènes externes trop constante. Il y a toujours arrêt sur image.

Lorsque la pensée s’attache à une idée, développe un raisonnement, elle doit faire abstraction du corps, pour s’en aller bien loin de la terre, en s’appuyant solidement sur un fond de mémoire, sur les marches associatives de l’imaginaire, pour solliciter la raison, entretenir le discours. C’est là que la difficulté apparaît.

Pour un corps en marche, il manque le support du papier, la tabula, l’écriture susceptible de relecture prolongeant et corrigeant l’idée, inscrite en phrase organisée elle-même réfléchie, point d’appui, tremplin de nouvelles constructions mentales.

La méditation déambulatoire est primesautière. Silencieuse, se développant sans parole, sans acte de pensée, elle laisse le corps à l’affût de ses sensations multiples et contradictoires. Exprimée, elle ne dépend plus que du verbe interprète, du parler décousu en bulles oratoires.

Je marche sur une route, je vois des arbres, des poteaux reliés les uns les autres par des fils. J’entends le bruit d’une voiture derrière puis devant moi. Au loin, je vois le toit d’une maison, des champs, et plus près des fleurs. J’entends le chant d’oiseaux cachés, je ressens la tiédeur d’un rayon de soleil apparu, et devant moi s’étale le ciel. Mais toutes ces précisions sensorielles ne sont dues qu’à la présentation verbale de stimuli perçus. Si je ne retiens pas en mots toutes mes sensations, je reste ouvert aux impressions confuses et confondues, qui m’apportent un bien-être particulier, comme une flottaison… Mais l’épiphénomène extérieur peut subitement venir déranger l’ambiance paisible et réconfortante sur laquelle je vogue. Le bruit de ce vélomoteur par exemple, m’oblige à interrompre aussitôt l’enregistrement de mon magnétophone portatif (car dans ces petits appareils le bruit de fond domine), comme j’ai dû interrompre ma navigation interne. Car aussitôt mon attention se porte sur l’élément disturbant et déjà se fabrique une autre histoire : Qui est sur le vélomoteur ? Comment est-il ? Un souvenir déjà vient se coller à ma nouvelle perception, une humeur, une envie…

Ainsi en va-t-il pour tout élément fortuit que j’appréhende à mon insu et qui s’impose à moi par la force porteuse intrinsèque de son itinérance lointaine.

La cellule du méditant est-elle plus propice à la pensée, à l’élaboration sérieuse de sujets plus profonds ? L’immobilité serait-elle plus propice à la solution de problèmes épineux ? Dans le silence, la nudité, la vacuité ambiante, le penseur isolé, enfermé dans sa propre volonté de réflexion – la tête dans les mains, yeux fermés – assis, immobile à sa table de travail, tout cela n’est-il pas plus favorable au penser ? Oui et non car le vide appelle aussi le plein, et tenter de faire le vide pour ne plus garder que le point particulier de réflexion sollicité, cela demande beaucoup d’adresse, d’attention, de concentration d’esprit qu’il n’est pas toujours aisé de prolonger longtemps, même en cachette de l’univers ambiant.

Mémoire et imagination se mettent vite en route pour distraire nos tentatives d’enfermement du discours intérieur. Le manque d’environnement – pour le penseur en chambre – peut le pousser à rompre son immobilité pour prendre l’air… La réflexion déambulatoire, toute morcelée et superficielle soit-elle, permet cependant d’enregistrer une foule d’idées premières, de sensations immédiates, d’impulsions spontanées, qui sont le point de départ d’une vive escalade de la pensée, qui ultérieurement, pourra se développer en raisonnement élaboré une fois plus à l’abri des contingences extérieures.

Ainsi les deux types de réflexion, immobile et déambulatoire, seraient complémentaires. En fin de pèlerinage, cloîtré au 5ème étage du 46 boulevard Voltaire, je vérifierai cet énoncé en écoutant les cassettes enregistrées au cours de mon itinéraire et je mesurerait ce qu’il en reste, ce que je pourrai en faire et comment l’utiliser pour de meilleures recherches.

Avec l’expression immédiate d’une sensation pensée, il y a un certain sel, bien particulier, qui met du goût aux mots, un bouquet d’épices frais qui peut utilement relever l’histoire. Dire le vécu au moment de le vivre, n’est-ce pas le meilleur atout de notre imaginaire ?

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