Jeudi 5 juillet 1990
Ah, quand même, des moutons ! Ce n’est pas trop tôt. Toutes ces barrières, ces prairies, ces pâturages et rien à l’intérieur, je me demandais où ils étaient passés. Un beau troupeau en plus, qui habite peut-être cette grande ferme-hangar tout là-bas à l’horizon, près d’un village.
À la limite de l’effort, les douleurs particulières se généralisent. Je perçois encore quelques points sensibles aux pieds, aux genoux, aux mollets, aux épaules mais ils se diluent peu à peu dans une souffrance diffuse qui amenuise les maux localisés. Mes pas successifs m’entraînent sans effort apparent, simplement mus par un automatisme physique depuis longtemps rôdé et qui ne s’arrêtera qu’au terme de l’étape consentie. C’est alors seulement que viendra la vraie fatigue, et les douleurs particulières endormies se réveilleront soudain, comme pour se venger d’avoir été trop longtemps méprisées. Mais dans mon corps paralysé, naîtra aussi la joie sublime du repos, l’extase de la détente, le plaisir de l’effort accompli.
La mort doit être semblable à la fin d’une étape : suprême jouissance de la fin d’un effort longtemps consenti, douloureusement vécu, patiemment maintenu.
Voici Sévérac-le-Château, blotti au pied de son rocher protecteur sur lequel apparaissent quelques murs, souvenirs d’un castel médiéval en ruine.
Me reviennent en bouche toute les saveurs de parfums attendus : boissons rafraîchissantes, mets suaves, odeur de café et le rappel d’essentielles sensations : le siège, ce siège où l’on s’assoit en sentant son corps s’asseoir ! Les pieds soudains baignés dans l’oubli d’une douleur trop longtemps supportée.
Il est à peine 15 heures, c’est la première fois que je termine une étape si tôt. J’ai quand même fait mes 30 km à travers la montagne par de petites routes où ne passe personne, raison pour laquelle, je pense, mon chemin fut rapide. Dans de tels endroits, on s’arrête moins souvent, il y a moins à ralentir.
Mais la vraie raison de mon arrivée prématurée à Sévérac-le-Château, c’est que j’avais à y voir quelque chose d’important, et je sais à présent ce que c’est : le château ! Construit au XIIe siècle, restauré au XVIIe, il en reste encore quelques imposants témoignages : les murs du principal corps de bâtiment, deux tours de guet et quelques fenêtres d’origine d’où la vue sur le pays est splendide. Et le porche d’entrée presque intact, bien qu’usé par le temps. À l’intérieur, dans la cour centrale devenue pelouse, quelques très vieux tilleuls m’offrent leur silencieux ombrage. Du mur d’enceinte on peut admirer presque tout l’Aveyron, barré au Nord par une chaîne de collines plus proches. Quelque 300 maisons sont blotties au pied des remparts, agglutinées les unes aux autres et collées au mur de l’esplanade, véritable labyrinthe de ruelles, passages, corridors, tunnels et escaliers tortueux. Certaines d’entre ces demeures ne semblent pas avoir été détruites depuis le Moyen Âge ou à peine restaurées. Colombages apparents, encorbellements et pignons sur rue, fenêtres croisillonnées, murs de torchis. On peut se demander comment elles tiennent encore, probablement par la force de l’habitude qui les soude les unes aux autres. Je n’avais pas encore vu un village entier offrir cet aspect oublié d’un si parfait passé. Protégé par un mur d’enceinte presqu’entièrement disparu mais dont subsistent les quatre portes cardinales, Sévérac-le-Château a résisté aux assauts barbares de promoteurs avides, grâce au peu d’espace qu’il leur offrait, aux maigres atouts financiers qu’il promettait.
Bien heureusement pour moi, en y entrant, j’ai eu l’impression de vivre à son époque, étonné de ne pas voir d’habitants encostumés vaquer à leurs tâches ménagères habituelles et regrettant que son fier châtelain n’ait pas pu me recevoir au seuil de ses prouesses.