63. Rêveries d'un promeneur solitaire

Samedi 26 mai 1990

Il n’y a rien de pire pour un marcheur qu’un croisement d’autoroute ! Et quand il s’agit d’une route à grande circulation – les petites routes, elles, passent dessus ou dessous – cela devient infernal. D’abord il y a les barrières qui empêchent de couper court au trèfle abhorré. Puis les échangeurs et ces péages qui me donnent toujours l’impression de passer une frontière en fraude. L’une des bretelles passe sur un pont, l’autre dans un tunnel, au milieu d’un relief artificiel bétonné où le naturel se perd et se lamente, emprisonné dans ce labyrinthe inextricable de corridors où les véhicules vous narguent de leur bon droit hostile. On est sûr en tout cas d’y passer, pour rien, un temps précieux. Non, vraiment, autoroutes et accessoires ne sont pas faits pour les piétons.

Les riverains, eux, ne sont pas mécontents d’avoir une bretelle d’autoroute et un péage, malgré les bruits auxquels ils se sont vite accoutumés. Ils y ont installé leur buvette de campagne, leurs étals de fruits de saison, et même un vaste dépôt de matériaux de construction qui recule encore un peu plus loin le paysage naturel déjà bien compromis. La petite épicerie self-service au goût du jour, juste à côté, aurait pu être mignonne et fonctionnelle bien gérée, mais sa patronne, visiblement débarquée de sa vieille maison voisine où elle devait déjà tenir boutique de village, continue de s’occuper de son «Épicerie d’Aujourd’hui» (c’est son nom), comme s’il s’agissait toujours de son ancien bar-tabac de la place de l’Église ! À voir le bordel qu’il y a autour de son nouveau domaine – des saloperies de toutes sortes, des cageots vides, des cartons pleins, quelques véhicules en panne – ses deux fils qui travaillent sûrement au dépôt d’à côté, semblent davantage se préparer à un avenir de ferrailleurs qu’à celui de directeur de grande surface.

Je m’amuse à voir ces gens qui ont tout de suite compris qu’il y avait profit à tirer de cette nouvelle autoroute mais qui n’ont rien changé à leurs vieilles habitudes villageoises d’à côté. Les quelques clients que j’ai vus n’étaient pas des passants mais des ménagères de hameau qui devaient maintenant aller chercher leurs provisions à bicyclette et plus loin de chez elles. Comme il n’y a ni aire de repos ni parking à proximité, les automobilistes pressés qui se sont déjà arrêtés une fois de trop au péage, ne cherchent même pas à se ravitailler ou à se désaltérer dans cette gargote anodine à peine visible de la route. Ni fleurs ni couronnes, à peine un écriteau.

Plusieurs charmantes conductrices sourient en me croisant. Celles qui me dépassent, hélas, je ne vois pas de quoi elles ont l’air, sûrement de quelqu’un qui fait semblant de ne pas me voir. C’est fou ce qu’un automobiliste peut avoir l’air idiot quand il rencontre sur sa route un piéton.

Me voici en Auvergne, dans le Puy de Dôme. De belles promenades à cheval et à moto sont proposées aux touristes. J’arriverai bientôt à Vollore-Montagne, région splendide en plein Massif central, toute vallonnée de bois et de prairies, avec ses torrents, ses chevaux et son soleil.

Après les Cévennes je m’y prendrai autrement : un sac plus léger, pas de tente, ni même de sac de couchage, un bagage restreint me permettant de marcher en promeneur solitaire (cf. J.J.R.) plutôt qu’en randonneur. Car cette façon de faire de la route est à la longue éprouvante. Comme après le Banquet je ferai probablement des bouts de chemin accompagné – Laurence ou Danielle ont l’intention de me rejoindre un peu plus loin pour une semaine de pèlerinage pédestre sur le Chemin de Compostelle – nos journées seront plus estivales et nos sacs moins forcenés. Il me faudra organiser une autre façon de marcher, par petites étapes prévues à l’avance, aux nuits plus confortables. L’épreuve physique est importante. Aussi la méditation telle que je la concevais a peu de chance de se développer dans de telles conditions, à moins que je m’arrête plus souvent et plus longtemps pour penser, réfléchir, rêver, le corps en repos.

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