3. Corbeil-sur-Seine

Mercredi 2 mai 1990

Corbeil-sur-Seine, un petit bistrot à 9 heures du matin. C’est encore Madame qui est derrière le comptoir. Son mari ne viendra que plus tard, tout bouffi de sommeil. Quelques habitués : une femme, deux hommes et le patron conversent de choses et d’autres. Dehors, un bruit soudain de pare-chocs heurté. Tout le monde bien sûr s’arrête de parler et regarde, puis échange quelques propos sur la circulation ; tout rentre à nouveau dans l’ordre du train-train quotidien. Voici un vieux retraité assez raide qui semble ne pas avoir voulu laisser tout à fait de côté son ancien uniforme ou la nostalgie de n’en avoir jamais porté. Il disait tout à l’heure, sans me voir ou sans me regarder : «Ils n’ont qu’à aller à pied !» Mon gros sac était au pied de ma table. Les gens sont si indifférents.

Que voit-on en marchant quand on a un lourd sac sur les épaules ? Le bout de ses pieds, un ou deux mètres devant soi, un mégot, un bout de bois, un trognon de pomme, deux poubelles qui m’obligent à faire un détour, un sac bleu, non éventré, des espadrilles roses et une petite fille en pantalons. Là, j’ai dû lever un peu la tête pour savoir si c’était une fille ou un garçon, mais vu les espadrilles… je savais que ce n’était pas un garçon ! Une pigne de pin, on se demande ce qu’elle fait là, un bidon vide en plastique blanc de deux litres caché derrière un poteau électrique, l’un de ces pylônes en ciment ajouré, horribles et répétitifs, une borne : RN 6, Melun 15 km. Je ne vais pas à Melun. Bientôt, je tournerai à droite pour entrer dans la Forêt de Rougeau.

Que de rues aux noms évocateurs : rue de la Paix, rue de la Raison, rue de l’Enfer, rue du Repos, et l’inévitable rue Pasteur, bien sûr. Depuis Paris, j’en ai beaucoup croisées.

Le coucou m’appelle à l’orée de la forêt. Voilà, j’ai le choix entre ce petit chemin qui descend à Morsang-sur-Seine en passant par le château des Roches – ce lieu d’accueil de l’Unesco que j’ai connu il y a bien 25 ans, en 1963 peut-être, quand je fus recruté à l’IPN de Léopoldville (Kinshasa) – ça me ferait un petit détour, mais continuer sur la route N 446 de Melun jusqu’à la prochaine laie forestière, un bon kilomètre au soleil, pas très réjouissant !

Ah ! J’ai trouvé un sentier ravissant en pleine forêt, bien frais. Je ne sens plus mon sac et presque plus mes pieds, tout va pour le mieux, puisque j’ai quitté la N 446 et toutes ses voitures, sans trottoir, pour éviter de me faire arracher un bras chaque fois que l’une d’elle me double, si je suis à droite, ou me croise, si je suis à gauche, le bon côté pour un piéton.

On dit qu’il n’y a plus de péniches sur la Seine ; et bien je viens d’en voir passer deux, l’une dans un sens et l’autre dans l’autre (on entend le bruit de leur moteur). Cet endroit est vraiment extraordinaire. Je l’ai découvert par hasard en redescendant de la Forêt de Rougeau sur la Seine. Là, sur une petite route départementale – peut-être bien la D 36 – un emplacement aménagé : bancs sur pelouse au bord de la Seine avec jonquilles, renoncules, anémones et des arbres pour l’ombre. Et, à l’intention des promeneurs lacustres, des wharfs aménagés pour faciliter l’accostage.

Ah parisiens ! Encapuchonnés dans vos préoccupations citadines, que ne venez-vous le dimanche passer ici quelques heures agréables ? Ce n’est qu’à moins de 40 km de chez vous : vous prenez la direction de l’Essonne, vous longez la rive droite de la Seine en direction de Seine-Port et voilà, c’est tout simple et le coin est charmant. Ici d’ailleurs, le fleuve, nonchalant, hésitant, commence à prendre des allures de rivière avant d’entrer dans la banlieue parisienne, encore tranquille et belle à cette heure.

Je remercie la municipalité de Corbeil pour cet aménagement qui pourtant n’a pas l’air de beaucoup profiter aux habitants de la commune, mais je suis certain qu’il plaît beaucoup aux passants qui, comme moi, recherchent un lieu de repos et de rafraîchissement. Je me suis baigné tout nu dans la Seine.

Glycines et lilas en fleurs, et marronniers. Des cerisiers aussi, peut-être et tout à l’heure de l’aubépine en bordure de chemin, des pissenlits, de la rhubarbe, des herbes d’été qui commencent à pousser, drues et encore un peu raides.

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