4. Seine-Port

Mercredi 2 mai 1990

Le petit bar de Seine-Port : l’intrus venant d’ailleurs et, au comptoir plusieurs personnes accoudées. Il est un peu plus d’une heure, l’heure prolongée de l’apéritif. Je m’adresse au patron, jeune aux légères moustaches, jovial : «Est-il possible de manger quelque chose ?» – «Oof, il n’y a rien à manger ici.» – «Et bien, je vais toujours boire une bière, ça me fera du bien.» J’enlève mon sac avec difficulté et je m’installe à une petite table dans un coin. Mon sac est lourd et encombrant, j’ai toujours peur d’attraper quelque chose au vol, en me dégageant de lui.

Au bout d’un moment, dix minutes environ, le temps que je me remette de ma longue marche, une bonne bière bien fraîche vient à moi dans la main du patron qui me dit, l’air pressé : «Je peux vous faire un sandwich.» – «D’accord», dis-je, et je me mets à savourer ma bière, écoutant distraitement les propos des clients attardés. Après dix autres minutes, j’ai presque terminé ma bière et toujours pas de sandwich, mais le patron revient et sur sa décision : «Sinon, je peux vous faire le plat du jour : museau vinaigrette, entrecôte, pâtes et dessert.» – «Ça me convient très bien», je réponds, et il s’en va. J’attends, dix nouvelles minutes. Cette fois c’est la patronne qui vient, avec nappe en papier, verre, couverts et corbeille de bon pain frais que je m’empresse d’entamer.

J’imagine alors la conversation d’arrière-boutique : le patron : «Un client qui demande un sandwich.» – «Pourquoi tu n’as pas proposé le plat du jour ?» – «Écoute, ce ne sont pas mes oignons, moi je suis au bar, tu n’as qu’à t’en occuper, c’est ton rayon.» Il trône, lui, derrière son comptoir tandis que la patronne trône, elle, devant ses fourneaux, à l’abri des regards, sauf si un client comme moi demande à manger à des heures indues dans un bar qui n’a rien d’un restaurant.

Visiblement le patron attend que le dernier client soit parti pour rejoindre sa famille à table. Sa sœur ou belle-sœur a déjà mis le couvert, sa mère ou sa belle-mère s’est déjà installée. C’est la petite fille en patins à roulettes qui m’apporte l’entrecôte. J’avais les yeux plantés sur ma carte, je ne l’ai pas vu arriver, elle attendait instable sur ses patins, son assiette en voltige, mais tout s’est bien passé. Son petit frère, lui, était venu se faite cajoler par son père : «Alors ça va mieux ton foie ? Tu n’as plus mal au ventre ?» – «Non, j’ai mal là.» – «À la gorge ? Mais il n’a rien cet enfant, il a encore dû manger une saloperie !» Je n’entends pas ce que sa femme répond depuis sa cuisine. «Ton pantalon ne tient pas, laisse-moi le remonter.»

Tous les clients partis, on se sentait chez soi, sur l’autre face du décor. Tous à table mais le patron boit encore son apéritif au comptoir, et balaie les mégots devant lui avant d’aller manger. «Alors, dit-il à la jeune fille de la maison, on ne travaille pas aujourd’hui ?» – «Non.» – «Ah, tu ne travailles qu’à mi-temps.» – «Oui.» Se relevant : «Mais où donc est passé mon verre ?» – «Tu l’as cassé.» – «Oh ?» – «Mais oui !» – «Ah bon …» et se rassied pour enfin goûter à son museau vinaigrette.

Un jeune homme pressé entre, il a laissé sa voiture en mauvais stationnement : «Est-ce possible d’avoir un sandwich ?» – «Oui bien sûr, à quoi vous le voulez, jambon, rillettes, fromage ou saucisson ?» – «Oh, à ce que vous voudrez, je m’excuse de vous déranger, vous êtes en train de manger.» – «Non, ça n’a pas d’importance.», et le jeune homme s’assied. Puis quelqu’un d’autre arrive et commande une menthe à l’eau, mais visiblement c’est l’heure de la sieste, du repos de mi-journée ; il fait très chaud, on va certainement fermer le bar-épicerie, à côté de notre salle. Tout le monde a l’air de somnoler, moi compris.

Je suis à présent allongé sur un banc de la place. J’ai trouvé une fontaine pour remplir ma gourde d’eau fraîche et j’attends qu’il fasse un peu moins chaud pour me remettre à marcher jusqu’à Ponthierry où un pont enjambe la Seine. Il me restera bien une quinzaine de kilomètres pour rejoindre Saint-Martin où je suis attendu. Y parviendrai-je et à quelle heure ?

Au bar étaient affichés plusieurs avis : double concours de pétanque, concours de pêche à la ligne, match de football pour la promotion en 2ème division, Perthes contre je ne sais plus qui, des photos de footballeurs parmi lesquels le patron d’ailleurs, visiblement très fier. De l’autre côté, près du téléphone, l’annonce d’une exposition de nus ; inattendu. Sur le comptoir, les deux globe-sucriers et les quatre manettes pression. C’est tout. Ah non, un cochon rose ou un éléphant en paille tressée dans lequel fleurit un buisson de framboisiers, et j’oubliais, une belle affiche d’Ourassy, le cheval gagnant.

Bout de conversation : «Vous n’êtes pas d’ici ?» – «Non, je viens de Paris.» – «Vous êtes Parisien ?» – «Oui c’est ça, enfin temporairement, pour l’instant…» – «Et vous allez où comme ça ?» – «Dans le midi.» – «Ben, c’est pas tout près !» – «En effet, mais j’ai le temps.» – «C’est bien !» – «En réalité je vais jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle.» Le patron n’a pas l’air de trop savoir où c’est. Sa femme par contre prend un air semi-entendu (le mot saint lui dit quelque chose) mais pas de réaction. Dans un bar, aussi modeste soit-il, on ne s’inquiète déjà plus de rien.

Comme je ne suis pas sûr de mon podomètre qui s’arrête quand je ne fais pas des mouvements de hanche assez prononcés, je l’ai fixé à ma ceinture – et je demande innocemment, incidemment, quand je suis arrêté, à quelqu’un qui passe et qui veut bien me répondre : «Il y a combien d’ici à Paris ?» Cette fois on m’a dit : «50-55 km.» Nom de Dieu, aurais-je déjà fait tant de kilomètres ? Mes étapes sont trop longues, et ça voudrait dire qu’hier j’ai fait 35 km. Oui, c’est bien ce que m’avait dit l’ingénieur. Ça me réconforte, moi qui croyais n’en avoir fait que 22 ! Mais je souffre… Je n’ai plus rien à dire pour l’instant, à tout à l’heure.

Partager cette page Share