5. Ponthierry

Mercredi 2 mai 1990

Je n’aurais jamais dû accepter l’invitation des amis de l’ingénieur, j’ai encore une sacrée trotte à faire avant de les atteindre et il est déjà 4 heures. Mais comment faire autrement ? Il avait déjà fini de téléphoner quand il me dit que son ami m’attendrait ce soir à Saint-Martin-en-Forêt. Alors je ne peux plus faire autrement que d’y aller, maintenant. Et ça m’oblige à marcher 20 km de plus ; je me serais bien arrêté ici à Ponthierry, au bord de la Seine ou n’importe où, même dans un hôtel. J’aurais pu me baigner à la piscine municipale, là, juste devant moi, où je vois tous les gosses entrer et sortir avec leur maman, et le papa dans la voiture qui attend. Tentant, non ? Oui, mais voilà, parce que je suppose que quelqu’un m’attend, je me sens obligé d’y aller. Ce sera toujours ça de gagné pour demain, mais quand même, c’est dur, d’autant qu’il fait une de ces chaleurs ! Vivement la forêt !

Ah, la voilà, cette fameuse ligne à haute tension indiquée sur la carte : 3 grands pylônes et 19 lignes. En passant dessous, j’espérais y récupérer un peu d’énergie mais je n’ai rien ressenti – juste un peu de brouillage dans mon dictaphone.

Un château, un moulin, une propriété privée entourée d’un fil électrique non électrifié, des vaches et la rivière. Nom du hameau : «l’École», qui me met sur la route de Saint-Sauveur, après avoir passé le vieux pont du moulin et longé la rivière sous bois. Il a tout de même fallu que j’enjambe quelques barrières et contourne prudemment quelques vaches et taureaux entre elles, heureusement pas méchants.

Sentier rectiligne et monotone sous-bois. Je me trouve assez bien, assis sur un caillou, les pieds dans l’eau, à boire et à manger du chocolat. Peut-être pourrais-je commencer à méditer un peu ? Non, il y a encore trop d’avions bruyants dans le ciel, et puis je viens d’être piqué par une ortie ! Dans ces cas-là, c’est le corps qui pense, bien sûr. Mais dans deux jours, lorsque j’aurai allégé ma charge à Nemours, je n’aurai plus d’excuse de ce genre. J’ai vu tout à l’heure une jeune fille en short qui courait avec un tout petit sac sur le dos, j’avais envie de lui demander de le troquer contre le mien.

Si tout va bien, je serai chez ces gens qui m’attendent dès ce soir. J’aurai gagné un bon repos, j’espère. Demain, après la traversée d’un coin de la forêt de Fontainebleau, je m’arrêterai un peu plus longtemps pour me refaire une santé et adoucir mes muscles. On verra…

Juste en face de moi, de l’autre côté de ce joli ruisseau dont j’aurais été tenté de boire l’eau transparente, il y a une bouche d’égout, et 200 mètres plus haut, une maison. Brrr… Pollution, pollution, et là où on ne s’y attend pas. Des ordures plus manifestes, j’en ai beaucoup vues le long de mes chemins : sacs poubelles, vieux pneus, gravats, ferraille. Et aux endroits les plus inattendus : en pleine forêt, en plein milieu d’une laie, ou carrément au bord d’une route passagère, et tous les sacs en plastique éparpillés par le vent, accrochés çà et là comme des oripeaux de robots disparus accrochés aux branches, à une barrière, fleurs immortelles de notre cher siècle de technologie avancée.

Pourquoi ne fait-on pas faire aux prisonniers des prestations compensatoires en plein air pour nettoyer le paysage ? À la place du boulet, ils porteraient une puce et leur gardien ne les accompagnerait que pour les protéger des piqûres de vipères. Ils porteraient de jolis uniformes multicolores qui compenseraient le manque de bouquets aux endroits les plus sales. Tout le monde serait content : eux de subir leur peine dans la nature, une peine d’utilité publique, et nous de nous promener comme avant, les yeux tout ébaubis de nos propres regards.

Han, han, je marche entre deux champs de colza en fleurs tout dorés de soleil couchant, mais j’ai à peine la force de les admirer. La route monte et je n’en peux plus. Je ne sais pas si j’arriverai au bout. Pourtant je remarquai hier qu’au moment de la plus grande fatigue, quand la chaleur du jour diminue et que la brise du soir commence à souffler, à cause peut-être des muscles tétanisés, on se met à marcher comme un automate, sans faire de gestes des bras pour ne pas réveiller une douleur endormie, immobilisés sous les sangles du sac ou derrière le dos, à moins que je ne les laisse ballotter comme des membres mous de poupée asthénique. Peu à peu on ne sent plus rien, on est dans un état second, atteint d’une espèce de maladie de Parkinson qui nous fait sautiller nonchalamment devant soi. Et comme je sais que notre corps a des réserves bien supérieures à ce qu’on croit, je ne m’inquiète pas, je sais que je ne vais pas tomber, à condition toutefois de ne pas m’arrêter.

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