11. Le canal du Loing

Vendredi 4 mai 1990

Un bon bain dans le canal du Loing. Ouf et plouf, j’ai posé mon sac au pied du 26ème platane et mon cul sur l’herbe, les pieds dans l’eau. Je suis du côté du soleil, j’ai chaud et froid, c’est délicieux. Après une demi-heure de marche en pleine chaleur.

Je ne me suis pourtant pas baigné, peut-être à cause de l’espèce d’égout parallèle qui coule à quelques mètres ou est-ce parce que je n’étais pas sûr de pouvoir remonter sur la berge abrupte et gluante ? Tant pis, j’ai fait trempette, ce sont mes pieds qui en avaient le plus besoin. Ils vont mieux bien qu’ils souffrent encore un peu des deux premiers jours de rodage.

Il n’y a rien ni personne sur ce canal. Mais beaucoup à observer tout autour et tout près ; toutes ces petites bêtes volantes, «carapatinantes» et nageantes de façon très inhumaines. Apercevant une pseudo-crevette je l’ai vue s’envoler tout à coup. Quant aux araignées d’eau elles sont vraiment cocasses dans leur façon de changer brusquement de direction par saccades intempestives, une brasse de pattes avant, celles d’arrière leur servant de safran, presqu’immobiles. Elles se déplacent par secousses répétées, à gauche, à droite, tout droit, sur le côté, un peu comme un nageur inexpérimenté qui ne se servirait que de ses bras, laissant ses jambes inertes bien écartées, en U. Des libellules aux ailes mouillées les sèchent au soleil sur une feuille à la dérive. Le frêle esquif parfois chavire et les voiles sont à l’eau. Mais quand je les crois perdues, elles s’envolent soudain.

Ce canal parasite de déjection sent vraiment trop mauvais. Proviendrait-il de ce lointain moulin dont je surprends le sourd bruit insolite ? Je m’en vais.

Il s’agit d’une énorme carrière et de son concasseur, invraisemblable chantier perdu dans la nature, et tout obstrué de grues géantes, de camions-pelles, de tracteurs-bennes (ou l’inverse), de tapis roulants, de cheminées… Un cirque infernal, autour duquel ne poussent que des orties, véritables charognes végétales.

Le moulin existe mais plus loin, à papier. Du papier blanc qui traîne partout en gros ballots insolites superposés. Et voici l’écluse et son petit pont. Le chemin de halage est en plein soleil, il n’est pas du bon côté, il reste 2 km aucune péniche ne passe plus sur ce canal, ni dans un sens, ni dans l’autre. Moi qui espérais faire du bateau-stop, tintin. Je m’arrêterais bien sous ce marronnier mais je préfère avancer jusqu’à la prochaine écluse, j’y trouverai peut-être un bistrot ouvert.

J’avais raison, le seul bistrot à la dernière écluse, et pour me contredire, une péniche en manœuvre, hélas dans le mauvais sens. Ce Bar de l’Écluse est bien mignon, une image de carte postale postée le siècle dernier : façade à chèvrefeuille, fauteuils de velours verts, comptoir super-rococo et une éclusière affable qui n’attend pas plus de pèlerins que de péniches.

De l’auto-stop, je n’en ferai pas. Si quelqu’un s’arrêtait pour me dire : «Je peux vous emmener un peu plus loin, ou chez moi, peut-être accepterais-je pour ne pas décevoir de trop rares attentions. Mais faire signe moi-même, jamais. Par contre une péniche, une charrette à bœufs ou un cheval, pourquoi pas ? Ce sont là des transports coutumiers de l’époque des grands marcheurs, au XVIIe et XVIIIe. Je ne faillirai donc pas aux règles du bon pèlerin en les empruntant. Mais je n’en rencontre guère.

Une deuxième péniche, qui descend à Nemours, encore dans l’autre sens. Elles vont tout de même un peu plus vite qu’un homme à pied. «Venissa», voilà celle que je voudrais m’acheter, en un peu plus petit. Avec des hublots tout du long. Je remplacerai la cale par un grand salon.

Deux pêcheurs, là-bas. À les considérer de plus près, un pêcheur et une pêcheuse… pécheresse ?

«Le printemps, l’herbe tendre, quelque fatigue aussi me poussant, je foulai de ce pré la longueur de mon corps… A ces mots on cria : bravo mon cher baudet (chargé comme un, j’étais). En voilà un qui sait faire usage sans ambages du droit d’autrui. Hourrah, cria le loup en nage, finis outrages de l’habitant méchant. Faisons de cet âne bâté notre héros communal. Vive la révolution, soyons les maîtres de ces lieux puisque les hommes en ont fait leur esclave».

Chanson : «Allons enfants de la voirie, la nuit cloaque est arrivée. Contre nous de la vilenie, l’étendard sucré est levé…»

(Voici l’effet d’une journée passée en plein soleil sans chapeau !)

En arrivant à Ferrières, il y a un camping dont la porte est encore ouverte, malgré l’heure tardive. Une fillette s’approche de moi puis s’en va prévenir sa maman : «Il y a un monsieur avec un gros sac qui arrive». Une jeune femme sort de sa roulotte, je lui demande de m’indiquer un emplacement pour la nuit. «Oui, écoutez, installez-vous là-bas dans le pré, vous m’apporterez votre carte après avoir monté votre tente.» – «Je vais vous la donner tout de suite.» Et je lui tends ma carte de pèlerin. «Vous allez loin comme ça ?» – «Jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, mais je n’y suis pas encore !» – «Oui, en effet, je vous la rapporte tout à l’heure.»

J’installe ma tente en dehors du campement, de l’autre côté du ruisseau, plus agréable. Un monsieur sort de sa caravane et me dit : «Vous n’avez pas le droit de vous mettre là !» – «Oh, pour cette nuit seulement» et j’accompagne mes mots d’une mine complainte charmeuse. «Bon, ça va, d’accord». Un peu plus tard la femme revient et dit : «Voilà votre carte, je vous fais cadeau de la nuit. Je suis croyante mais je n’ai jamais été à Compostelle. Je suis italienne, je ne suis pas pratiquante, vous brûlerez un cierge pour moi.» – «Oui, je veux bien mais dites-moi votre nom.» – «Je m’appelle Monique.» – «Et moi Henry. Je ne vous oublierai pas, je le ferai. C’est très gentil à vous, au revoir.» – «Si je ne vous revois pas demain, car vous allez peut-être partir de bonne heure, je vous souhaite bonne route.» – «Merci.»

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