Samedi 5 mai 1990

Une affiche. Chambon-la-Forêt. Fête des artisans. Majorettes, chauffards, cracheurs de feu, hommes orchestre, tout y est. Attractions de fête foraine, concours, tombolas. Chambon : «l’eau minérale naturelle tirée des profondeurs de la forêt…»

Aïe, ma jambe gauche, non ma jambe droite…

J’ai vu une voiture pas très loin. Serais-je arrivé à la N 60 ? Ce n’est pas possible.

Une ferme, une mare et deux canards…

Couché sur le gazon à l’ombre d’un érable, il dort. Rien ne vient pour l’instant troubler son doux repos… Il n’a pas de trou noir au côté droit,… une simple éraflure.

Ah, m’y voici tout de même sur cette D35 : Douchy 9,5 km. Je suis arrivé à Chuelles un peu plus rapidement que prévu tout à l’heure. J’étais en train de dormir à l’ombre de mon érable, quand un paysan en voiture s’arrête et me dit : «Ah, vous êtes bien là à l’ombre, mais venez donc boire un coup de cidre.» – «Ah, ce n’est pas de refus, du cidre bouché.» – «Vous allez loin comme ça ?» – «Et bien, je comptais aller à Chuelles et après un peu plus loin.» – «Ben, écoutez, moi j’y vais tout à l’heure pour amener mon ami chez le coiffeur. On y va tous les deux, chez le coiffeur, à Chuelles. Ici, à la campagne, c’est un hameau, il n’y en a pas. Alors si vous voulez, ben je vous emmène.» – «Et bien oui, c’est gentil de votre part, puisque vous me le proposez, j’accepte, d’autant plus que j’ai fait beaucoup de détours pour rien, là, en venant de Ferrières. Je crois bien que je me suis trompé de route.» – «Mais oui, bien sûr, je vous l’avais dit de passer par Griselles (était-ce lui précédemment qui m’avait indiqué le chemin ?), c’était par la forêt que vous deviez aller, eh oui, bien sûr, vous avez perdu votre temps. Bon, ben, à Chuelles, après, vous êtes tout droit pour Vézelay, c’est bien là-bas, oui, que vous allez ? Ah, vous n’allez pas passer loin de chez mon gendre…». Nous voilà en train de bavarder au frais autour d’une grande table avec son ami et une bonne bouteille de cidre bouché. Nous voilà racontant nos histoires ; «Ah ben dis, le vieux, là, il a 78 ans ; moi je n’ai pas d’instruction, moi, je ne pourrais pas voyager comme vous, on m’arrêterait tout de suite.» – «Vous savez, l’instruction, des fois, ça crée des problèmes, parce que quand on est un peu instruit, et bien, on a tendance à juger davantage, on remarque les injustices, on se révolte et ça fait des histoires» (il n’a pas l’air convaincu). – «Oui, c’est vrai dans un sens, mais quand même vous avez de la chance, hein ?» – «Et oui.» – «Et passer vos vacances comme ça…» – «Oh mais ce ne sont pas des vacances, ou alors j’ai des vacances éternelles, maintenant que je suis retraité !» – «Ah ? mais quel âge avez-vous ? 50 ans ?» – «Eh, j’en ai 65, oui.» – «Ah ben alors, vous vous portez bien pour votre âge !» – «Et moi, combien vous me donnez ?» dit le plus jeune à casquette. «Oh je ne sais pas, peut-être 50, un peu moins ?» – «Oui, oui, c’est ça, 68 !» – «Ah, ah, ben dites donc !» – «Oui oui, moi je suis de la classe 41, ils voulaient m’emmener en Pologne en 52 mais je me suis défilé, oui, mais je n’étais pas d’ici, de Château-Renard. J’ai été ouvrier jusqu’à 35 ans et après j’ai pris cette ferme mais mes enfants ne veulent pas continuer, non, c’est pas possible, eh oui !»

Nous avons bavardé ainsi un bon moment, je leur ai placé mon petit cours d’instruction civique et politique à propos de l’Allemagne dont il ne fallait pas trop craindre la réunification, parce que ça n’allait jamais recommencer comme avant, que de toutes façons l’Europe avait intérêt à s’unir si elle voulait tenir le coup face à la concurrence japonaise et américaine, et quant aux russes, à présent, ils ont d’autres chats à fouetter. «Non, c’est bien, ce qui se passe.» – «Ah ben oui, mais quand même, vous, vous voyagez beaucoup.» – «Oui, mais ce n’est pas par hasard, mon père était missionnaire, bien sûr pas catholique, sinon je ne serais pas né. Oui, je suis né en Nouvelle-Calédonie, vous voyez ?» – «Ah oui, la Nouvelle-Calédonie, j’ai entendu parler, avant c’était le bagne, maintenant c’est Ouvéa, avec les… comment ça s’appelle déjà, il y a eu des histoires avec les…» – «les kanaks» – «oui c’est ça, avec les kanaks… bien sûr c’est toujours la loi du plus fort, hein ?» – «Eh oui !».

Voilà, j’ai raconté un peu comment ça s’était passé, ce que les kanaks voulaient, ce que les caldoches ne voulaient pas. «C’est la fin des colonies, il n’y en aura bientôt plus.» – «Écoutez, tout évolue, et puis les colonies, de toutes façons, tous ces gens ils ont bien le droit de se sentir chez eux, non ?» – «Oui, c’est vrai, vous avez raison, quand même à Paris, on va bientôt plus rencontrer de français.» – «Dans le métro peut-être, mais les parisiens, eux, ne prennent plus beaucoup le métro, et puis non, il ne faut pas avoir peur des étrangers, au contraire. Maintenant c’est l’Europe. Regardez l’Europe, elle est toute petite sur une carte, si les pays d’Europe ne s’unissent pas, ils se feront bouffer par les autres puissances…» – «Ah c’est vrai, oui, enfin bref on y va ?» Et me voilà en route avec eux pour Chuelles.

Enfin, je traverse cette fameuse RN 60 que je cherchais depuis si longtemps et il me dépose sur la place. «Ben voilà.» – «Ben merci bien, c’est très gentil à vous.» – «Voilà, ben vous avez un bistrot là juste en face si vous voulez.» – «Écoutez, vous ne voulez pas venir boire un pot ?» – «Non merci, je n’ai plus le temps et puis de toutes façons, si j’y allais c’est moi qui vous l’offrirais.» – «Ben non, il n’y a pas de quoi, alors encore merci, au revoir.»

J’ai fait quelques centaines de mètres jusqu’au prochain écriteau : D 35 Douchy 9,5 km. C’est là que je me suis arrêté pour raconter cette histoire, pour voir aussi le temps venir, car il fait encore chaud à 4 heures de l’après-midi. J’attends donc un petit peu et je vais m’en rouler une.

Non, je n’ai pas mauvaise conscience du tout d’avoir fait ces quelques kilomètres en voiture, ce fut la juste rétribution du retard provoqué par l’erreur que j’ai commise en prenant des raccourcis qui n’en étaient pas, rallongeant au contraire l’itinéraire prévu. Tout est maintenant rentré dans l’ordre, voilà 5 km de rattrapés. Je serai ce soir à Douchy, je camperai quelque part sur la route de Vézelay. Vézelay ? Dans… deux jours peut-être.

«Je paie plus de charges sociales que de loyer pour la propriété que je loue ; c’est plus possible. Mes enfants ne veulent pas reprendre la ferme ; alors maintenant ce n’est plus que la grosse exploitation… et puis on a eu la tempête ici, oh, fallait voir ça. Enfin, heureusement, on a eu quelques petites indemnités mais… moi je vais m’arrêter bientôt, comme mes enfants ne veulent pas continuer… mais c’est dommage, hein ? Heureusement, il y a les parisiens qui viennent à présent ; toutes ces fermes que vous voyez là, ce ne sont plus que des parisiens. S’ils n’étaient pas là, ben elles seraient toutes en ruine.» (moralité : les africains sont à Paris et les Parisiens à la campagne).

Il y a parait-il à Chuelles un curé qui a 80 ans ou davantage. Chaque année il emmène ses ouailles à Lourdes. «Vous devriez le rencontrer, il est sensationnel, il n’habite pas loin, là, à 200 mètres» me disait-il tout à l’heure. Je suis à 200 mètres et je ne vois pas de curé ni d’église. Que de jolies villas entourées de fleurs : iris, lilas, jacinthes… un village de villégiature où il ne passe qu’une voiture par quart d’heure. Mais bon, c’est l’heure où les lions vont boire (midi, roi des étés…), on ne rencontre personne.

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