Samedi 5 mai 1990

Dans ces coins-là, pour ceux qui se souviennent de la guerre de 14-18, pour ceux qui ont traversé celle de 40-45, l’unification de l’Allemagne ne peut amener qu’à une nouvelle invasion. Le FN peut donc facilement persuader de voter pour lui. Mes deux braves paysans de tout à l’heure n’étaient pas forcément partisans de Le Pen mais j’ai rencontré beaucoup d’affiches s’y référant, dans le secteur. Après tout, ces gens-là l’entendent dire exactement ce qu’ils craignent, et personne n’est là pour leur dire autre chose. C’est cela que j’aurais dû leur dire, mais comme nous n’avons pas tellement abordé ce problème, je n’ai pas voulu en parler le premier (un étranger ne peut parler que de ce qu’on lui révèle sinon il ne met pas en confiance). Mais comme je le fais souvent, comme un cheveu sur la soupe, je leur dirai, à l’occasion, à ces gens tout simples et mal informés quoique pleins de bon sens, qu’il peut y avoir une autre façon de voir les choses. Après tout, ce n’est pas qu’aujourd’hui que des émigrés envahissent la France (sans remonter aux Vandales, Normands, Romains et Maures). Il y a d’abord eu les Italiens maçons, la France n’est pas devenue italienne pour autant ; puis les Polonais, la France n’est pas devenue polonaise pour autant ; les Espagnols et les Portugais, la France n’est pas devenue ibérique pour autant. Et vous pensez maintenant qu’avec tous ces Africains la France deviendra africaine ? arabe ? musulmane ? La France a toujours su se défendre contre ses envahisseurs, à Poitiers pour commencer, à Verdun pour finir. Elle est forte, elle a une grande personnalité. Pourquoi nous laisserions-nous influencer par ceux qui nous entourent de trop près ? Ceux-ci au contraire ne finiront-ils pas plutôt par adopter notre façon de penser, un peu de notre culture, de notre esprit d’indépendance, de notre savoir-faire, sinon de notre savoir vivre, et de notre sens de la liberté ? C’est ça la force de la France : accepter les autres sans se compromettre, sans perdre son authenticité. Ce que raconte un Le Pen n’est que piètre démagogie et c’est faux !

(Quel beau discours électoral…)

Ah si les campagnes pouvaient croire en elles et ne pas se laisser raconter des histoires par les «ceux-ce» de la ville. Peut-être alors les villes suivraient-elles les campagnes.

La France profonde, conservatrice peut-être, mais pas uniquement de préjugés et d’ignorance, de bon sens aussi, et de valeurs, oui, de bonnes vieilles valeurs humaines. Bien sûr, il ne faut pas trop la bousculer, mais aussi, tous ces gens des villes vont trop vite, ils «évoluent» en tout et dans n’importe quel sens. Tandis qu’ici, on vit encore au rythme d’un arbre, tout au long des saisons, pas plus vite. Les voitures on les regarde passer, on s’en sert un peu pour aller d’un village à l’autre, c’est tout. Le véhicule c’est le tracteur, c’est moins rapide mais plus puissant.

Si tous les tracteurs des campagnes montaient sur Paris, ha ! Quel bouchon ! Et quel boucan !

Saviez-vous qu’il y a du pétrole par ici ? Moi je ne le savais pas. C’est la troisième station de forage que je rencontre depuis tout à l’heure, Elf-Aquitaine, Shell, Total ? Mystère. En tout cas il y en a. Je ne m’étonne plus maintenant d’avoir vu cette équipe de prospection sur le Loing. Peut-être cherchait-elle la grande nappe, parce qu’ici, visiblement, ce n’est pas le Texas. Je m’amuse à longuement regarder ce grand balancier aller et venir comme une immense bielle de bateau à vapeur, d’un mouvement très… campagnard, bien accordé au rythme naturel de l’environnement. Et sans bruit en plus, ou presque.

Je marche sur du goudron fondu, c’est dire s’il fait chaud ! Je longe bien une forêt mais côté soleil. Si la route tournait un peu, où si Merlin mettait son bois autrement, je serais à l’ombre. Mais toi, Phaéton, ne peux-tu sur ton char fouetter un peu tes chevaux ?

Une fleur au chapeau, à la bouche une chanson,
Un cœur joyeux et sincèèèèère,
Et c’est tout ce qu’il faut à nous filles et garçons
Pour aller au bout de la teeeeerre !

Trop fatiguant de chanter en marchant, d’ailleurs je ne me souviens plus de la suite. En plus, avec un sac de 12-13 kg et des souliers qui collent à la route, en plein après-midi de mai continental, infernal ! L’enfer est sûrement moins torride, mais je n’y serais pas puisque je suis en train de gagner mon paradis. Je n’en suis cependant qu’à 2 ou 3 % de mon effort.

Les Rouvres, Les Petits Buissons, Les Grands Buissons, La Jacquerie – non, La Jacquièterie –, La Châtaignerie, La Bourdinerie, La Maladrerie et La Raminerie. Et de l’autre côté L’Eglandon, Les Landes, La Chaume, L’Edrerat, Les Bellerets, Les Plats, Les Dreux. Que de jolis noms de lieux-dits, tous proprement calligraphiés sur de petits écriteaux blancs.

Encore un puits de pétrole en action en plein champ de colza, insecte noir sur plage d’or. Pas de derrick ni d’arbre de Noël, un simple balancier qui va et vient, une deux, une deux, une (très lentement), aucun tuyau apparent. Tout est bien propre et presque intégré dans le paysage ; il fonctionne, parait-il, depuis trente ans.

«Et où allez-vous comme ça ?» – «À Douchy.» – «Ah, alors vous n’êtes plus très loin, 7 kilomètres. Et après ?» – «Je compte aller jusqu’à Vézelay, mais pas ce soir.» – «Alors là, j’sais pas, après vous êtes dans l’Yonne», d’un air de dire : «Ça ne me concerne plus, c’est pas mon département.»

À droite, des foins coupés, déjà. À gauche j’entends presque le blé pousser. Passe un cycliste, collant noir, bonnet blanc, tee-shirt vert, pédalant, et à côté vaches blanches sur fond de trèfle, et colza jusqu’à l’horizon. Pas d’arbres, juste quelques pommiers en fleurs, ou morts, étouffés par le gui envahissant.

Douchy 6 km. À gauche, D 169 Courtenay 9 km, D 35 Chuelles 4 km. À droite, Triguères 4 km (voilà, comme ça, vous ne vous tromperez pas quand vous irez à ma poursuite).

Le premier cerisier, avec des cerises, certes encore bien petites et vertes, mais comme je descends au sud, j’en trouverai bientôt de mûres. La saison des cerises est brève. Depuis le temps de mon enfance, je n’ai plus jamais traversé une saison de cerises. Soit j’étais à l’étranger, soit c’était passé quand je rentrais en France (comme le temps des cerises, tout le monde en parle mais personne ne sait quand c’est). Un souvenir : j’avais une dizaine d’années, c’était en Suisse, chaque fin de semaine nous faisions en famille notre promenade du Dimanche. Un jour, mon père nous dit : «Allons cueillir des cerises, elles doivent être mûres.» – «Où ?» demandâmes-nous. «Vous verrez.» Et nous voilà partis par monts et par vaux jusqu’à un champ au milieu duquel trônait un splendide cerisier tout couvert de belles cerises noires. «Voilà, cueillez, n’en mangez pas trop et remplissez vos paniers, nous ferons des confitures en rentrant». Et notre mère d’ajouter : «Attention, les branches sont fragiles !» Mais nous : «On peut ? Ce n’est pas défendu ?» – «Puisque je vous le dis» – «Mais c’est pas à nous !» – «Je vous donne la permission.» Alors, quoi de plus crédible que la voix d’un père ? Tout de même, mes sœurs et moi, nous nous méfions un peu, nous savions bien que notre père n’était pas tout à fait comme les autres, et maman qui ne disait rien. Oui bien sûr, il n’y avait pas de barrière, mais la maison là-haut, devait abriter le propriétaire, et elle nous regardait de ses volets clos, à moitié rassurants. Gourmandise, aventure et jour de fête eurent raison de notre naïve crainte. Nous nous régalâmes sans état d’âme jusqu’au moment où un garde champêtre vint s’enquérir du bien fondé de notre larcin. Tandis que nous étions redescendus dans nos petits souliers, mon père, impassible et muet, écoutait la remontrance courroucée du gardien des biens privés d’un air détaché qui ne pouvait qu’exciter une légitime envie de verbaliser. Puis, jugeant venu le moment de s’expliquer, notre cher papa farceur tendit au représentant de l’ordre un acte de location du cerisier pour une année entière, signé de son propriétaire.

C’était le genre de blague qu’aimait faire mon père. Quelques années auparavant, quand nous habitions encore à Caux, au-dessus de Montreux, il nous emmena tous, un beau jour d’hiver, à un important rassemblement sportif national, en nous faisant entrer par une petite porte dérobée interdite au public, comme si nous n’avions pas de billets. Panique à la première interpellation, mais mon père, négligemment, retournait le revers de son col pour faire valoir son badge de service d’ordre dont il faisait partie. Nous ne le savions pas, d’où notre double fierté d’avoir un père aussi fin que fort. Car il était tout petit.

Il me manque un bout de carte. Pour alléger mon sac j’avais supprimé quelques morceaux que je croyais inutiles, et cette partie à l’est de Montargis qui maintenant me fait défaut. Voyager sans carte, c’est un peu se déplacer à l’aveuglette. Je ne sais pas comment font ceux qui ne savent pas les lire. Moi, j’ai toujours besoin de m’orienter sur le terrain et de me situer topographiquement sur une carte. Mais faire correspondre dans son esprit un lieu réel avec sa représentation géodésique, ce n’est pas si évident que ça.

Enfin, me voilà rétabli sur mon itinéraire.

«Attention, chien méchant» ; la recherche de sécurité ne rend pas les propriétaires particulièrement spirituels. Ces hobereaux de province décrits par Flaubert ou Stendhal n’auraient donc pas disparu ? Il y aurait pourtant bien d’autre manière d’enlever au passant toute envie d’effraction en lui offrant par exemple un brin d’histoire locale susceptible d’orienter son avidité vagabonde du côté du respect patrimonial. Par exemple : «Voici le domaine de la Champagnière, ancienne propriété du XVIIe ayant appartenu au Duc de Rouvière, neveu bâtard de Louis XIII. Elle ne fut guère entretenue après sa mort et la Révolution s’en servit comme dépôt national avant d’être rachetée par le fameux banquier Fouquet qui ne la fréquenta guère, étant trop éloignée de Paris. Ses petits-enfants toutefois jouaient encore à la balançoire sous le vieux chêne contre lequel est fixé cet écriteau, etc.»

Je suis persuadé que l’itinérant libertaire considérerait le tenant d’un tel lieu avec plus d’indulgence, le remerciant même peut-être de l’avoir introduit en confidence dans le secret d’un privilège désormais moins haï.

Monsieur arrose sa pelouse en short gris et Bobonne l’accompagne en chapeau de paille avec un arrosoir pour ses propres fleurettes. En les observant «gouailleusement» tout en marchant, j’ai heurté par inadvertance une jeune charmante ferme fille débouchant soudain d’une sente invisible. Le choc mou et le «Wouaou !» effrayé m’ont arrêté net. J’en saisis l’occasion pour demander où se trouvait l’hôtel le plus proche. Son père venu à son secours m’indiqua L’Auberge du Cheval Blanc, plus loin à gauche. Le nom me convenait, je repartis joyeux.

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