16. Arrivée dans l’Yonne

Dimanche 6 mai 1990

Aujourd’hui 6 mai, 7 heures, je m’en vais après une bonne nuit de sommeil précédée d’un copieux repas. Il fait beau, juste quelques nuages à l’orient où le soleil apparaît par intermittence. Je me sens bien (bruit de mes pas et chant du coucou).

(Mon dictaphone a parfois des ratés, de longs silences apparaissent tout à coup à l’audition et dont j’ignore encore la cause).

J’entre dans l’Yonne.

Hier à l’hôtel, buvant une bière au bar, j’ai demandé le journal du jour. «J’en ai pas, m’a répondu le bistroquet, de toute façon si j’en avais eu un on me l’aurait déjà pris». Alors un client à côté de moi : «Je veux bien vous prêter le mien, mais vous me le rendez.» Puis en le feuilletant, je me suis demandé pourquoi j’avais voulu le lire. Qu’est-ce que j’en avais à faire de ces nouvelles de Paris ? Je suis tombé sur un article parlant du prochain synode de l’E.R.F. et commentant la crise de vocation pour la prêtrise et le pastorat, maladie actuelle de l’église. Alors une idée m’est venue ; proposer à Jean-Pierre Monsarrat (Président du conseil national de l’Église réformée de France) d’occuper l’un des presbytères vacant d’une petite paroisse abandonnée des Cévennes par exemple, en échange de quelques services, religieux ou pas, rendus à la population. J’aurais ainsi une maison à ma disposition et un jardin pour y planter mes choux, une chambre d’ami et un bureau. Tout ce qu’il faut pour être heureux, sans être totalement égoïste.

Et bien, cette voie ferrée n’est pas celle d’un vrai chemin de fer. J’avais portant cru entendre un beau sifflet tout à l’heure. Oui, mais c’était un train touristique… Je suis à la gare n° 13, un chien monte la garde devant le puits. Un joli parking ombragé accueille les voitures absentes sous de frêles bouleaux désœuvrés. C’est dimanche.

640 doubles pas pour un kilomètre, soit 1280 pas pour mille mètres, cela fait donc du… combien à l’heure ? Je calculerai plus tard. Ce parcours, les voitures le font en moins d’une minute, et moi en 15. Pourquoi les gens en voiture pensent qu’un marcheur avec un gros sac sur le dos, toujours, est en vacances ? Il y en a même qui me demandent avec un soupçon de reproche dans la voix : «Vous êtes en vacances ?» comme si ce n’était pas normal au mois de mai. Je leur réponds : «Oui, je suis en vacances éternelles.» Seuls les plus astucieux ajoutent : «Ah, vous êtes à la retraite !» Mais le plus souvent ils ne disent rien, et les retraités me regardent d’un air désapprobateur. Pour eux je ne suis pas des leurs, je n’ai pas de petite villa, de petit chien, de petite vie sédentaire ni ce grand ennui qui me regardent les dépasser. Rares sont ceux qui laissent apparaître un coin de nostalgie dans leur regard attendri, allant parfois jusqu’à l’aveu d’une jeunesse sportive. Et ceux à qui je déclare que je vais à Saint-Jacques-de-Compostelle gardent respectueusement le silence, une pinte de larmes oubliées dans leur orbite. Un seul m’a demandé jusqu’ici de «brûler un cierge pour lui»… C’était une femme.

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