Lundi 7 mai 1990

Hier soir à Toucy un jeune couple m’a proposé de dormir chez lui, dans un hameau voisin où il était en train de rafistoler une vieille maison et bâtir leur enthousiaste avenir. J’ai dormi dans le grenier. Elle est éducatrice à Joigny, lui je ne sais pas. Ils dormaient encore ce matin quand j’ai quitté leur espérance.

Je me serais cru en Uruguay, du côté de Paysandú : 2 cailles, là, sur le bord de la route, claudiquant innocemment à la recherche de leur destin… Le paysage commence à se vallonner un peu, moins de cultures, plus de pâtures. Moutons blancs et vaches noires, un beau jeu d’échecs. Clochers pointus de villages tranquilles sur une crête en forêt. Je tourne la page du manuel de ma géographie. J’ai voulu interviewer une vache qui me regardait passer, mais elle n’a fait que baver sur mon micro, sans bruit.

«Les Matons, Les Compères, Les Curés, La Ferrière-Ganneau et Les Pourrains» ; Une histoire derrière chacun de ces toponymes allusifs, qu’il me plairait de connaître.

L’inconvénient, sur ces petites routes, c’est qu’on ne sait jamais quand viendra le bar attendu, la buvette espérée, la bonne halte rêvée. Fontenoy 1,5 km, oui j’arrive mais combien de maisons ? Y trouverai-je le café au lait désiré, pourrai-je y prendre le copieux petit déjeuner convoité ? En quittant mes jeunes hôtes tout à l’heure je n’ai pris en catimini qu’un mauvais café noir (préparé la veille) et deux biscottes (biscuites depuis longtemps). Ça ne me suffit pas.

Que de fils, que de fils à ces poteaux, dans tous les sens, n’importe comment. Le jour où l’on inventera l’électricité sans fil, on pourra dire que l’humanité s’est enfin libérée des chaînes de son progrès.

Voici un clocher d’église rocambolesque. Il ressemble à une grande cagoule du KKK noire, chapeau pointu d’ardoise sur manteau pentu de tuiles.

Ah, les beaux sacs poubelles en plastique rouges et bleus jalonnant gaiement le seuil désert des maisons closes…

Un bar tabac, fermé. Une petite fille à l’intérieur, me montre à travers la vitre une pancarte explicite. Je lui demande par gestes de m’ouvrir, mais sa mère accourue me fait signe que non, non, non, c’est fermé. J’insiste, elle me dit : «Qu’est-ce que vous voulez ? C’est fermé.» – «Ouvrez-moi la porte que je puisse vous parler.» – «Non, c’est fermé.» Comme je reste là, elle finit par ouvrir parcimonieusement une fenêtre près de la porte. «Vous savez, je ne suis pas un dangereux vagabond.» – «Non, je sais bien, mais c’est fermé.» – «Maintenant, c’est ouvert.» – «Oui, mais c’est fermé… qu’est-ce que vous voulez d’abord ?» Enfin elle a consenti à m’écouter ! «Je voudrais seulement savoir où je peux boire un café au lait, prendre un petit déjeuner.» – «C’est fermé.» – «Oui je sais.» – «Plus loin, à un kilomètre en direction d’Auxerre, vous trouverez tout ce qu’il vous faut ; ici c’est fermé.» Elle referma sa fenêtre mais pas assez vite pour ne pas recevoir mon «merci madame» en pleine grimace. Heureusement que tout le monde n’est pas comme ça. Pourquoi était-elle de si mauvais poil ? À cause d’elle j’ai bien failli perdre ma montre qui vient de se détacher de mon poignet, prêt à lui dessiner un bras d’honneur. Enfin allons-y d’un petit détour de 2 km et débarrassons nous de la poussière de nos souliers.

J’eus un jour à Paris une conversation avec des jeunes qui trouvaient bien de respecter le dimanche en ne laissant pas tous les magasins ouvrir leur porte et en ne permettant pas aux gens de travailler ce jour-là, ou la nuit s’ils en avaient envie. Venant de leur part, ça m’a un peu étonné, je ne m’attendais pas à une telle attitude, mais à présent, je m’aperçois que ce conservatisme n’est que le fruit de préjugés communs. Au nom d’un certain respect pour le jour du Seigneur – du «repos» –, ils ont raison. Mais se rendent-ils bien compte de la prime à l’hypocrisie qu’ils offrent à leur insu aux membres d’une société comme la nôtre ? Ce petit bar-tabac de Fontenoy fermé le lundi, pourquoi ? Parce qu’il était ouvert le dimanche ! La campagne qu’on pourrait croire plus conservatrice que la ville, plus traditionnelle, plus fidèle aux habitudes religieuses, et bien à quoi emploie-t-elle son jour dominical ? (dominus = seigneur), à aller voir le match du coin, participer au concours de pétanques ou de pêche, à laver la voiture, à préparer un bon repas ou, pour les salariés à travailler au noir. Quelques femmes vont encore à la messe, plus par devoir municipal que conviction morale, délégation bénévole de soutien à l’image de marque d’un village BCBG ; avec son église qui fonctionne le dimanche et son bar-tabac fermé le lundi, comme dans les villes, les grands magasins. J’ai trouvé hier dimanche une toute petite boulangerie de village ouverte à 6 heures du soir. Ce qui m’a permis d’acheter mon dîner, car on n’y vendait pas que du pain, et je suis allé le manger au bord de la rivière sans bistrot.

Les débits de boissons auraient-ils déserté les campagnes ? Le paysan bien de chez nous serait-il devenu abstinent ? À l’entrée d’une agglomération rurale les annonces publicitaires nous indiquent une entreprise de construction, la vente de produits agricoles, un garagiste-mécanicien, mais jamais un bistrot. En réalité les gens ne boivent plus que chez eux, le cidre qu’ils font eux-mêmes, ou la goutte auto-alambiquée de prune ou de poire du verger.

Décidément, ce village de Fontenoy est bien à l’image de son clocher. Espérons que celui de Levis sera plus accueillant. En tout cas, son église à tour carrée impressionnante et son luxueux cimetière me paraissent déjà plus sympathiques. Y trouverai-je un bistrot ouvert ?

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