Mardi 8 mai 1990

Pour une fois je ne me suis pas aperçu de la longueur du chemin. Je suis arrivé à Andryes sans m’en apercevoir, butant presque contre son écriteau. Mes élucubrations matinales m’ont aidé à marcher.

J’ai trouvé le bistrot-restaurant qui m’a fourni le petit déjeuner que j’attendais. Son patron-facteur aura sa retraite à 55 ans, soit dans deux ans. Il fut d’abord employé des chemins de fer. Pour lui, sa retraite ne changera rien à ses habitudes, ou pas grand-chose : il s’occupera un peu plus de son bistrot et ne distribuera plus de courrier. La vie d’un homme, dans le fond, devrait se diviser en trois périodes : 25, 35 et 15 ans, la première de la préparation, la seconde de profession et la troisième de récréation.

Je viens de passer un moment fort agréable au bord de l’Yonne sur la pelouse d’une aire aménagée où j’ai fini ma bouteille de bière en lisant Libération. Il y a 45 ans, presque jour pour jour – c’était le 5 mai –, je m’embarquai à bord d’un Liberty Ship américain, pauvre petit caporal-chef de la marsouille, fier de mes gallons rouge et or – les plus beaux de l’armée française – et coiffé du calot bleu marine à liseré rouge agrémenté d’une ancre, la marque caractéristique de l’infanterie de marine, dite coloniale, dont le port réservé de la cravate noire commémorait tristement la défaite de Trafalgar. Nous étions deux frenchies au milieu de 2000 GIs, quittant Nouméa pour San Francisco…

Et me voici reparti sur cette route de Vézelay que je ne suis pas sûr du tout d’atteindre ce soir mais le chemin est beau et tranquille, traversant une forêt…

J’ai lu un très bon article d’Odile Marcel (fille de Gabriel Marcel ?), maître de conférence à l’Université de Paris, sur les 40 ans d’avance du plan Schumann de construction européenne. L’orage gronde derrière moi, va-t-il me rattraper ?

Deux femmes, un homme et un bébé me croisent en péniche au niveau de l’écluse et me disent bonjour. L’Yonne rivière est plus sympathique que l’Yonne département.

Mon sac me parait plus lourd. Ce ne sont tout de même pas la tomate, la pomme, le paquet de gâteaux secs et le chocolat achetés tout à l’heure qui font la différence, ou alors il faudra me dépêcher de manger tout ça.

Pour peindre un pêcheur assis au bord de l’eau et vu de loin en clignant des yeux : une canne et un chapeau. Jacques Pajak m’avait appris à regarder ainsi le monde pour n’en retenir que les traits essentiels.

Beaucoup de gens à pied me demandent si je fais du stop et quand je leur dis que non ils paraissent étonnés. Mais s’ils étaient en voiture, me prendraient-ils ?

Tout à l’heure, la patronne du bistrot où je m’étais arrêté est passée sur la route et m’a demandé si je voulais l’accompagner faire des courses un peu plus loin – du moins c’est ainsi que je l’ai compris – alors je n’ai pas pu lui refuser. Elle m’amena pile devant le supermarché de Coulanges-sur-Yonne, le seul magasin ouvert et uniquement le matin, ce qui m’a permis de ma ravitailler pour ce soir et demain. Plus d’épicerie, plus de restaurant, plus d’hôtel jusqu’à Vézelay.

Projet de lettre à Odile Marcel :

J’ai apprécié votre article dans Libération du 8 mai sur l’Europe et les 40 ans d’avance du plan Schumann, du plan Monnet dont les idées furent bien mal comprises il y a 45 ans. J’aimerais pouvoir lire plus souvent dans la presse quotidienne des articles comme le vôtre et apprécier d’autres journalistes comme vous, plus sensibles et plus préoccupés d’informations objectives, claires et dépourvues de considérations trop personnelles seulement orientées vers la recherche de popularité médiatique à des fins mercantiles. Je regrette que de tels sujets ne constituent que la portion congrue d’un journal qui, avec le Monde, sont encore les seuls que j’accepte d’acheter et de lire. Je tiens à vous remercier de votre façon d’instruire le public tout en lui apportant un encouragement à poursuivre cet idéal que personne ne semble plus oser prononcer de nos jours et qui pourtant reste le moteur de notre vie personnelle, tout autant que de celle d’une nation, et plus encore d’une confédération européenne seule susceptible de voir le jour avec de telles ambitions. Seriez-vous parente de l’illustre Gabriel dont j’ai tant apprécié les écrits durant mes études à la Sorbonne il y a, justement 45 ans. Vous me semblez sortir de la même veine sinon de la même racine.

H.P. 46 Bd V. Paris.

Loin de Paris on saisit mieux l’essentiel.

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