Mardi 8 mai 1990

Je devrais me faire raboter la vertèbre dorsale qui me chatouille. Mon sac pourtant ne frotte pas contre elle mais ses sangles doivent la comprimer de chaque côté, en tout cas je n’arrive pas à éliminer la douleur qu’elle me procure, malgré toutes les contorsions de mon dos, douleur pas trop aiguë mais gênante. Il faudrait que je puisse serrer davantage mes sangles pour remonter mon sac au ras du cou, l’empêchant ainsi de trop appuyer sur le point sensible. La radio de ma colonne vertébrale à l’institut médical de la MGEN montrait bien une légère calcification de deux ou trois vertèbres dorsales, c’est peut-être maintenant seulement qu’elles se manifestent sur le terrain. Le traitement proposé par mon généraliste de médecin fera-t-il son effet ? Pour l’instant je ne vois guère d’amélioration, mais celui que je suis actuellement est peut-être contradictoire. Du côté des muscles cependant, ça va beaucoup mieux. Mes jambes me paraissent moins lourdes, elles grincent moins, je n’ai plus chaud comme avant aux orteils et mes cors ont presque disparu. Quant à l’unique petite ampoule qui avait fait mine de pousser sur mon pouce droit, c’est tout juste si j’en vois encore la trace. Il faut dire que je ne lui ai pas laissé le temps de s’installer, elle.

Et me voici à Lucy. Décidément, quand je parle, le chemin est moins long. Voilà au moins un résultat positif de mes déambulations méditatoires ! Je marche sans trop me fatiguer, et sans compter les bornes kilométriques une à une en me demandant quand viendra la prochaine. Bon résultat physique, concret, sportif. Quant aux bienfaits spirituels, nous en jugerons un peu plus tard.

La grande propriété entourée d’un haut mur et que j’ai longée avant hier pendant un ou deux kilomètres, appartient à Alain Delon.

Voici le château de Faulin signalé sur ma carte. En fait de castel il s’agit plus d’une ferme-manoir, mais son allure n’en est pas moins majestueuse : corps de bâtiments couvert de petites tuiles plates avec large porche d’entrée et tour ronde intérieure, elle-même couverte de tuiles rouges. D’autres constructions à gauche dont l’une ressemble à une énorme cheminée à couvercle, morceau d’ancienne usine adjacente, probablement. Un antique bâtiment au toit pentu la cache en partie et, fermant le mur d’enceinte une autre tour plus étroite et plus haute dont il reste une échauguette et trois mâchicoulis. Ces édifices communiquent entre eux à l’extérieur par une galerie dont la barrière est en fer forgé plus récent. La porte d’entrée de cette curieuse propriété un tantinet hétéroclite est fermée. Le porche devait être protégé jadis par une herse dont on peut voir encore les deux encastrements parallèles creusés dans le mur. Vu d’un peu plus loin, l’ensemble présente une belle architecture ancienne, sobre et solide. Ce que je prenais pour une cheminée d’usine n’est peut-être qu’une autre tour ravalée, ce qui lui enlève l’apparence vétuste de ses voisines. Bref, beau témoignage du XVIe, ou même d’avant en partie.

La route est encore mouillée. Pourquoi n’y a-t-il que mon soulier droit qui grince ? Le gauche, lui, reste silencieux tandis que son jumeau n’arrête pas de miauler à chaque pas. C’est énervant. Ils ont pourtant été nourris (graissés) de la même façon. Mystère in-son-dable.

Et voici le premier panneau signalisateur de Vézelay. J’approche. Une église fortifiée, à Lichères-sur-Yonne, bien curieuse : au lieu d’être sur la nef, le clocher est à côté, tout contre elle, comme l’une des tours du château de Faulin.

Mordre goulûment dans un vieux morceau de pain rassis, croquer voluptueusement une pomme et boire délicieusement quelques gorgées d’eau fraîche. Puis rouler une cigarette laborieusement, méticuleusement, lentement, de façon à la rendre presque parfaite, sans brin de tabac dépassent d’un côté ou de l’autre, la caresser de ses doigts gourds, la lécher de sa langue collante, la tapoter sur son ongle avant de la mettre à ses lèvres, l’allumer subrepticement et enfin, perméable à toutes les meilleures extases du ciel et de la terre, respirer cette première bouffée de fumée magique et l’exhaler sans hâte avec toute la fatigue accumulée au cours de l’étape.

Si tout ce que je porte sur moi, je l’avais dans le corps, est ce que je me sentirais plus léger ? That is the question. Je pense effectivement que bedaine est plus facile à porter que barda.

Les limaces ont mis leur nez dehors et se promènent sur la chaussée qui leur convient. Il y en a des claires et des foncées, peut-être de race différente, car jamais elles ne sont ensemble.

À présent je me méfie des raccourcis qui ne vont jamais où je veux. Bien m’en a pris encore cette fois-ci car au lieu de rejoindre la route un peu plus bas après le virage, il s’en éloignait au contraire malicieusement.

Il y a encore sur certaines petites routes de belles bornes en pierre taillée à l’inscription gravée sur trois faces. De les voir fait plaisir, toutes celles qu’on observe maintenant au bord des routes sont en plastique. Est-ce parce qu’elles coûtent moins cher ou pour prévenir les voitures maladroites contre des chocs trop violents ?

Un truc pour ne pas s’arrêter trop souvent en cours de marche est le suivant : vous dites, bon j’ai six kilomètres à faire, je m’arrêterai au troisième km pour une petite pose. Et vous marchez un, deux kilomètres, le troisième commence à être plus pénible, on ne sait plus où mettre ses bras ni comment porter son sac, on n’en peut plus mais comme on se souvient d’avoir dit trois kilomètres, alors on avance encore un peu tant bien que mal et l’on attend impatiemment la borne salvatrice qui nous délivrera de notre fol engagement. Mais quand on la voit on reprend courage, on l’atteint libéré, on la dépasse presque sans le savoir, l’envie de s’arrêter disparaît comme par enchantement et l’on continue sur sa lancée jusqu’au prochain kilomètre ! Ainsi a-t-on fait quatre kilomètres au lieu de trois, parfois même cinq. Et de plus, avec le droit de s’arrêter maintenant où l’on veut ! Ainsi diminue-t-on sans effort apparent le nombre de poses et augmente-t-on nos sujets de satisfaction.

Dire que quand on était petit on nous grondait quand on marchait dans le blé en herbe alors qu’à présent on n’hésite pas à l’écraser sous les chenilles des tracteurs qui font d’énormes marques apparemment sans gravité pour un blé plus résistant qui repoussera bientôt sans faiblesse dans les ornières. Autres temps, autres mœurs, autre blé, qui n’est plus comme avant : il est plus dru, ses tiges sont plus courtes et plus épaisses, ses touffes plus serrées, il y en a trois fois plus, on sent qu’il est suralimenté.

De mon temps il y avait de la place pour les coquelicots, les marguerites et les bleuets ; un coin de champ était presque toujours dénudé, on y sentait poindre un zeste de naturel : une mauvaise terre et un bon paysan. Plus rien aujourd’hui de tout ça : du blé, du blé, du blé à l’infini, le refrain monocorde de l’argent à tout prix.

Moi je ne trouve pas que ce blé-là respire la santé, il est à l’image de nos pains congelés.

N’y aurait-il pas autre chose à faire, de nouvelles expériences à tenter, sur les terres en friche sans exploitants pour les mettre en valeur et que la CEE subventionne pour ne pas dépasser les quotas imposés par le GATT ? On pourrait par exemple, sans que ça coûte plus cher à l’État, augmenter la pension d’un retraité qui accepterait d’entretenir – même pas exploiter – un lopin de terre en voie de dégradation, avec occupation d’une vielle maison abandonnée d’un village déserté. Moi, je ne demanderais même pas de m’indemniser pour ça. Je paierais même un loyer ! Ou bien réaliser quelques projets de cultures biologiques sans engrais ni insecticides avec circuit de distribution autonome des produits cultivés : de vraies tomates juteuses, des pommes de terre à peau épaisse et qui se conservent l’hiver, des fruits qu’on n’aurait plus besoin de peler avant de les croquer. Et des salades qui sentent un peu l’étable.

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