24. Arrivée à Vézelay

Mercredi 9 mai 1990

Vézelay, aux environs de midi.

Je suis allongé sur la couchette d’une cellule monastique, au foyer de la Madeleine qui reçoit généreusement tous les pèlerins venant de tous les coins d’Europe et du monde, en route pour tous les lieux saints de la terre, Lourdes, Rome, Fatima et Saint-Jacques bien sûr dont l’un des chemins traditionnels part d’ici. J’ai été très simplement et tout naturellement accueilli par la concierge qui m’a demandé d’attendre la mère supérieure momentanément absente. Laissant mon sac à sa bonne garde, je me suis dirigé vers l’abbatiale toute proche où j’ai passé seul une bonne heure à me repaître d’ardent bien-être. J’ai déambulé tout le long du transept, de la nef, du chœur et du narthex suivant l’itinéraire codé du labyrinthe celte, celui des initiés. Je me suis arrêté au pied de chaque pilier, le regard levé vers son chapiteau unique aux symboles troublants de motifs ancestraux, j’ai allumé un cierge et prié pour ceux que j’aime, je suis descendu dans la crypte au sein du plus ancien, au cœur des forces telluriques spéciales bien connues des bâtisseurs de cathédrales, je suis remonté par l’autre vieil escalier de pierres usées sous la chaire ouvragée et les yeux au ciel d’une voûte aux cintres infinis, je suis lentement revenu au porche de la béatitude. Les premiers japonais s’apprêtaient à cliqueter à tout va, l’objet de leur image filtré par une série de verres déformants : lunettes, loupes et lentilles interposées, d’une rétine lointaine à l’image convoitée.

Splendeur de forme et de lumière. Intime hauteur de glorieuse ascendance. Jaillissement clair des profonds abysses sacrés. Quelle beauté, quelle majesté sereine de lignes pures. Viollet-Le-Duc a su rester fidèle à l’originelle prouesse.

Je suis revenu à la cure un peu avant midi pour m’installer. Il y a une grande cuisine à ma disposition et une salle d’eau. Ma chambre-cellule est toute petite, elle est au 1er étage, en annexe du foyer, dans une des plus anciennes maisons de Vézelay, tout à côté de l’église et de l’abbaye. On y accède par un petit escalier de bois après avoir traversé une salle voûtée au milieu de laquelle se trouve un gros pilier qui m’empêche de passer avec mon sac, tant le passage est étroit, suivie d’un long couloir avec des chambres de chaque côté et se terminant tout au bout par une terrasse dominant une partie de campagne, de l’autre côté de la ruelle périphérique du village. De cette terrasse, on entre dans une vieille bâtisse et sous les toits, dans une petite pièce contiguë à ma chambre-isoloir, la plus lointaine, la plus retirée et isolée du monde que possible, post hoc ergo propter hoc, la plus agréable à vivre dans le cadre actuel qui est le mien. Mon hôtesse attentive à la bonne harmonie de son hospice a-t-elle deviné mes préférences ou a-t-elle voulu m’éloigner prudemment des quelques pèlerines antérieures ?

À part une tapisserie anachronique et un lavabo d’émail blanc, ce lieu me donne tout à fait l’impression d’être à l’endroit même – et dans le même décor – où quelque pèlerin passant du XIIe siècle aurait passé la veille de son départ pour Compostelle.

Je ne pensais pas être aussi bien accueilli à Vézelay, et c’est vraiment par hasard (cadeau-surprise du pèlerin) car quand je me suis informé au bas du village, je ne reçus que de très vagues indications et l’employé du crédit agricole entrouvert pour les intimes ne parut pas faire grand cas de mes nobles et pures intentions.

Je fus d’abord déçu de l’humble importance de ce haut-lieu qui n’avait même pas l’allure d’une petite ville, mais maintenant je loue la modestie du conseil municipal ou sa lucide résolution, d’avoir tout fait pour ne rien faire qui eût pu détériorer la tranquille authenticité de ce joyau médiéval. Pas d’hôtel, quelques boutiques ringardes le long de la grand’rue pavée qui grimpe au sommet de l’esplanade cléricale presque déserte à 10 heures du matin. Quelques centaines d’habitants se reposent encore des précédentes cérémonies épiscopales. Le dernier groupe de pèlerins franco-portugais vient de s’en aller. À part une hollandaise en mini-vélo, je suis presque seul dans l’abbaye, maître des dépendances et annexes quasiment vides.

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