30. Contrôle d'identité

Samedi 12 mai 1990

10h30, sur le chemin de Pouilly-en-Auxois. Pour la première fois, j’ai été arrêté par les gendarmes. Ils étaient trois : un dans une camionnette et deux en voiture. Je m’apprêtais à traverser la chaussée quand ils ralentirent près de moi, c’était comme si j’étais venu à leur rencontre ! L’un d’eux sortit de sa voiture, s’approcha de moi et d’un ton neutre : «Avez-vous une pièce d’identité ?» – «Oui», lui ai-je répondu, tendant ma carte de pèlerin sortie de ma ceinture. «Où allez-vous, et d’où venez-vous ?» me demanda-t-il, tournant et retournant ma carte d’un air peu convaincu – visiblement, Saint-Jacques-de-Compostelle ne lui disait rien – «Vous n’avez rien de plus officiel ?» – «Pourquoi, cela ne vous suffit-il pas ? Il y a là pourtant tous les témoignages de ma bonne conduite.» Et le lui montrais les sceaux ecclésiastiques de Nemours, Vézelay et Saulieu. Sans me donner son point de vue sur la question : «Vous n’avez pas une pièce d’identité, avec votre date de naissance ?» J’eus envie de lui dire : «Oh, mais si ce n’est que cela, je peux vous dire quand je suis né, je ne m’en souviens pas personnellement mais j’ai eu le temps depuis de m’en informer, on me l’a si souvent répété !» Mais sachant qu’une gendarmerie nationale n’appréciait guère l’ironie, je me suis tu. Ce qui me contraria le plus, c’est qu’ils me prenaient pour un clochard et que je dus enlever mon sac, l’ouvrir devant eux pour y prendre ma carte d’identité rangée bien à l’abri des voleurs et des intempéries parmi d’autres papiers. L’un des gendarmes la prit sans dire un mot et se dirigea vers la camionnette pour vérification. Un obscur et inaudible conciliabule s’engagea entre le manipulateur d’un appareil récalcitrant et un lointain fichier impuissant à fournir la moindre indication sur le n° TY47908/01989.

J’ai bien dû attendre un bon quart d’heure avant que ma carte me fut rendue – passant de main en main, y compris celle de l’ordinateur de secours – avec un «Bon, ça va» dépité qui me rendit enfin à ma liberté un instant compromise.

Ils n’étaient pas méchants ces gendarmes, ni courtois, neutres, indifférents ; ils appliquaient la consigne : vérifier l’identité de personnes suspectes. Ils m’avaient jugé suspect, alors ils m’avaient interpellé.

Un homme à pied sur une route serait-il jugé plus suspect qu’un automobiliste ? J’aurais dû le leur demander. Mais j’ai fermé ma gueule et je crois même leur avoir dit merci et avoir entendu «bonne route».

Bon, ai-je pensé en remettant mon sac, je suis tranquille à présent, «ils» me connaissent, je suis inscrit sur leur procès-verbal ; ça tombait même très bien, nous étions en Côte-d’Or et ma carte avait été établie à Dôle ! J’étais devenu un bon citoyen.

J’aimerais tout de même bien savoir qu’elle est l’exacte réglementation des contrôles d’identité sur route par la gendarmerie. Pourquoi les voitures ne sont-elles pas soumises aux mêmes tracasseries ? Leur conducteur aurait-il meilleure réputation qu’un marcheur de grand chemin ? Ou est-ce simplement une question d’opportunité ? Il est bien plus facile en effet d’arrêter quelqu’un à la vitesse de 4 km/h qu’à 60 ou 90. Au-delà, ce sont les CRS qui s’en occupent.

Peut-être l’automobile est-elle considérée comme un domicile. Dans ce cas, je pourrais aussi me prévaloir d’une adresse fixe avec ma tente sur le dos. Mais il faudrait que je sois «dedans» pour pouvoir prétendre l’habiter. En faisant deux trous dans le tapis de sol pour y passer mes jambes et en tenant le toit d’une main comme un parapluie, intrus et gendarmes seraient obligés de frapper préalablement à ma porte avant de me chercher des poux dans la tête. Sans mandat ou avant 6 heures du matin, ils ne pourraient entrer de force. D’ailleurs, a-t-on jamais vu un gendarme venir chez vous pour vous demander votre carte d’identité ? Et j’y pense, je pourrais même placer une boîte aux lettres à l’entrée de ma tente mobile avec mon nom et… le pays. Mais sans rue ni numéro, je serais considéré comme un SDF, ce justement pour qui les gendarmes de tout à l’heure m’ont pris et ce justement pour quoi ils m’ont arrêté !

Avant ce fâcheux intermède j’étais en train de parler du recrutement d’enquêteurs semi-bénévoles que l’État pourrait recruter de façon à être en prise plus directe avec la population civile. Il y a certainement dans les ministères des employés qui rongent leur frein derrière un bureau et qui ne demanderaient pas mieux de faire quelques missions sur le terrain en abandonnant pour un instant leur col blanc et leurs manches de lustrine. Ils seraient reçus par un préfet, auraient un véhicule à leur disposition ou un laissez-passer SNCF, ou une bicyclette selon les cas, et passeraient ainsi quelques jours de vacances à se promener parmi les gens d’un département à la recherche du contact direct et des méfaits insoupçonnés en haut lieu d’une vie quotidienne locale particulière.

A ces personnes passantes décontractées et amènes, se mêlant fraternellement aux activités banales des indigènes, on parlerait plus librement qu’à un représentant officiel de l’État.

J’ai déjà pu me rendre compte avec quelle facilité les gens parlent de leurs problèmes dès qu’on s’intéresse à eux. À pied, habillé sobrement, d’allure honnête, je suis généralement considéré comme un interlocuteur valable, et pour peu que je me mette à faire mine ne m’intéresser à ce qui se fait, j’ai du mal à continuer mon chemin. En ne représentant que moi-même, ne parlant pas au nom d’une autorité quelconque, à la portée de tous, ni plus haut ni plus bas, comme quelqu’un qui a les mêmes problèmes, je capte sans effort confidences, jugements et histoires locales après de gens qui n’attendent que l’occasion de dire ce qu’ils ont sur le cœur, à quelqu’un qui les écoute et parait les comprendre, juste le temps d’échanger un peu de confiance réciproque.

Je ne comprends pas comment des hommes de pouvoir aussi intelligents qu’un Président ou un Premier Ministre n’aient pas encore eu l’idée de se rapprocher des citoyens par l’intermédiaire de ce genre de personnes, les seules à pouvoir leur dire la vérité en face sans se compromettre.

Il leur suffirait d’écouter dix minutes l’un de ces envoyés spéciaux pour se faire une idée – une autre idée – de ce qui se passe vraiment dans le pays, ce pays qu’ils cherchent naïvement à comprendre à travers le protocole désuet de leur fonction mal vêtue.

Ce service médiateur pourrait être constitué en partie de membres de l’opposition. Ils auraient ainsi l’occasion de faire valoir d’autres opinions moins respectueuses.

Thème à développer ? Petit livre à écrire ?

Partager cette page Share