34. Le long du canal de Bourgogne

Lundi 14 mai 1990

Je longe le canal de Bourgogne, de La Bussière à Pont-d’Ouche. Il est 9 heures et demie du matin. J’ai passé la nuit à l’abbaye de La Bussière. Accueilli par un père fraternel qui m’a logé dans une petite chambre d’un bâtiment isolé, à côté de deux prêtres de passage. Il y avait là quelques personnes dont les parents irlandais de l’une des quatre sœurs qui s’occupent de l’abbaye, chargées de recevoir des groupes de retraite, d’organiser des symposii et autres réunions spirituelles. Elles étaient charmantes, curieuses de savoir d’où je venais, où j’allais, ce que je faisais, mais discrètes. L’une d’entre elles m’a demandé ce matin si je ne voulais pas qu’elle me prépare un casse-croûte pour la route. Bien naturellement, j’ai écrit quelque chose dans leur livre d’or, elles m’ont remercié d’avoir eu la visite de quelqu’un de passage après les différentes réunions et le congrès qui venaient de prendre fin.

Pour moi ce fut un repos à la fois physique et moral, un encouragement aussi pour continuer mon chemin. Le couple irlandais ne parlant pas français fut heureux de bavarder avec moi en anglais, ils m’invitèrent à venir les voir à Dublin où ils s’occupent d’enfants handicapés. Ils ont cinq enfants éparpillés dans le monde, dont leur fille, qu’ils étaient venus voir ici. La maison-mère est à Bois-le-Roi.

Il fait beau, le soleil est revenu mais il ne fait pas trop chaud. L’eau du canal est rafraîchissante à voir. Des écluses, une péniche par ci par là. Le canal est en eau alors qu’à Pouilly il était presque à sec. Belle nature, vallonnée, avec beaucoup d’arbres en fleurs et de vieilles maisons médiévales ou de plus récentes mais dont on devine encore le vieil âge sous leur crépi coloré.

C’est d’ici que partit «Jehan le Tonnerre» avec son compagnon initiateur, pape des escargots, pour les «étoiles de Compostelle». C’est ici qu’il vivait, dans une communauté d’essarteurs au IXe et Xe avec ces fameux bâtisseurs de cathédrales – charpentiers, maçons, sculpteurs – que des moines fondateurs embauchaient pour construire, réparer ou agrandir leurs abbayes, églises et monastères, comme ce Saint-Bernard qui ne refusait pas de voir parfois, au pied des colonnes ou dans quelque volute de chapiteau, le signe secret d’une présence celte toujours vivante au cœur des descendants de la Gaule ancestrale. Ce «logo», à la fois signature de compagnon et témoin de cette riche et mystérieuse science druidique transmise oralement à quelques initiés, était subrepticement gravé dans un coin, à l’insu du conducteur de travaux.

Une paire de mocassins, bien rangés sur le bord du sentier, apparemment oubliés là sur l’herbe entre l’Ouche et le canal. Où est son propriétaire sans chaussures ? En train de pêcher dans un coin bien tranquille, ou de se baigner, ou de dormir ? En me promenant ainsi le long de ce fleuve de la tranquillité (cf. carte du Tendre), je me demande comment peuvent exister ailleurs tant de violence, tant d’agressions au corps, à l’âme, à la propriété d’autrui. Ici la nature est si généreuse, les gens semblent si heureux de vivre, que rien ne parait devoir perturber cette paix bucolique, cette joie champêtre.

XXe ou Xe siècles, où est la différence pour un pèlerin de Compostelle ? Même accueil, même sentier caillouteux, même silence. Mêmes enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, mêmes arbres, même ciel, même eau venue du ciel pour se cacher sous terre et préparer ses sources, même escargot, probablement descendant direct de la famille de Bourgogne, traversant d’un pas de sénateur son humble durée. Et ces mêmes fleurs, sans cesse renouvelées…

La joie au cœur, graine de vieux pèlerin à la même démarche, accomplissant la même marche vers Saint-Jacques pour y trouver aussi ce que victorieusement ses pères avant lui avaient cherché sur terre comme au ciel, le même bonheur, le même morceau d’éternité, la même raison de vivre que Dieu nous a donnée et qu’il nous faut gérer de la meilleure façon.

Nous avançons au cours de notre existence sur deux chemins parallèles, l’un cachant souvent l’autre, le plus secret, le moins visible, celui qui parfois n’est même pas soupçonné par celui qui le suit, peut-être à son insu, parce qu’il ne se préoccupe que du premier, le plus réel, le plus proche de lui, de cet environnement immédiat qui l’entoure. Ces deux chemins ne se croisent. Ils restent inconnus l’un à l’autre, longtemps. Pour quelques heureux élus ou héroïques sages, ils finissent par se rencontrer et se solidariser pour faire route commune vers le même horizon. C’est alors l’extase confondue de l’équilibre atteint.

Par nos gènes, nos souvenirs, nos photos de famille ; par les récits des parents aux enfants ; par la vie de famille au creux d’une tradition et d’une culture aux principes définis, nous transportons, nous transmettons sans le vouloir tout un patrimoine ancien, comme les porteurs d’un message codé – donc incompris – à nos descendants fortuits.

C’est pour cela qu’un certain nombre de données essentielles n’ont plus de temps propre, les siècles se suivent et se ressemblent dans les saisons, le rythme de la vie des fleurs et des oiseaux, dans les tâches manuelles primaires des hommes, dans leurs repas et leur repos, dans le silence d’un coucher de soleil, au pied d’une croix, face aux choix de deux chemins. Toute la vie, royale et secrète, cachée, interne et générale de l’homme !

Je viens de faire un brin de causette avec la jeune éclusière qui remplace l’employé permanent, hospitalisé pour un cancer du poumon. Là, toute seule, avec sa mobylette et son sac, à attendre. Je la croyais en promenade, mais non, elle était chargée d’ouvrir et de fermer l’écluse au passage – rare – de quelque péniche privée. Elle aurait bien aimé être embauchée dans la restauration mais bon, elle avait trouvé ce travail-là ; non elle ne s’ennuyait pas. J’aurais bien voulu l’enregistrer mais j’ai eu peur qu’elle refuse. Quand je lui ai demandé son âge, elle m’a dit : «Ah mais je ne le dis pas !» Alors je n’ai pas insisté. Mais comme on avait commencé à parler de l’éclusier malade, elle a continué sur ce chapitre, me citant d’horribles cas de maladies survenus alentours. «Et le SIDA ?» ai-je ajouté. Alors elle me dit «Ah, oui, oui, mais moi je ne cours pas, alors il ne peut rien m’arriver.» Je lui ai dit : «Ça arrivera bien un jour !» – «Oh oui, oui, mais j’ai le temps et je ferai attention parce qu’il y en a qui l’ont et qui ne le disent pas.»

Elle semblait être bien au courant, mais elle ne voulut pas m’en dire plus.

À la campagne les jeunes n’ont pas tous envie d’aller à la ville. Mais ma jeune éclusière doit tout de même s’ennuyer un peu ici car il ne passe pas beaucoup de péniches en ce moment. Le canal est en eau mais il est encore un peu tôt pour les péniches de plaisance. Quant aux péniches de transport, il n’en reste plus guère sur cette voie d’un gabarit insuffisant, trop étroite et plus assez profonde. On préfère transporter par la route et le train. Dommage pour ce si beau canal qui a demandé tant d’efforts, d’ingéniosité pour la construction de ses digues, de ses écluses, de ses plans d’eau, pour leur entretien et celui des chemins de halage. Ces écluses, les mêmes depuis des siècles, avec leur double porte en bois épais bardé de fer et pesant 3 tonnes, capables de retenir ou rejeter des milliers de mètres cube d’eau par un système de vannes aussi simple et archaïque que fonctionnel, pouvant être manipulé par le premier venu, par n’importe quelle main, celle d’un homme comme celle d’une femme ou même d’une jeune fille ou d’un enfant. Moi je trouve cela merveilleux, extraordinaire. Que l’on n’ait pas encore trouvé mieux, malgré les ans et les progrès de notre technique moderne, pour remplacer ces vieux appareils jugés futuristes au moment de leur pose, voilà de quoi réconforter le conservateur d’antan.

Quelle économie de moyens que ces voies navigables ! En temps, en travail, en entretien. Lentes, certes, mais sûres et particulièrement efficaces au transport des matériaux pondéreux non urgents. Hélas, au XXe siècle, time is money, il faut aller vite et l’eau du canal coule trop lentement… sous les ponts de l’impatience.

C’est ainsi que le beau réseau français de communication fluviale se détériore et se pollue, tandis que ses eaux se transforment peu à peu en longues mares stagnantes peu à peu désertées par les poissons, les pêcheurs et les amoureux… Par la force des choses inertes, les écluses sont toujours en état de marche, encore gardées par un éclusier salarié, même s’il ne voit passer aucune péniche de la journée, de la semaine. Il existe encore en France de ces institutions immortelles comme celle-ci. Je crois que rien n’a vraiment changé depuis le XVIIe siècle. L’infrastructure, le matériel, les consignes sont les mêmes. La maison – comme une gare – est là, intacte, avec son petit jardin et son garde-barrière qui ne voit que l’eau de son canal couler lentement entre deux rives désertes. Il a tout de même plus de chance que l’habitant d’une ancienne gare désaffectée au bord d’une voie déferrée. Ici, tout est encore en place et tout fonctionne comme avant, hormis ce pourquoi il fut fait.

Partager cette page Share