35. Les couleurs de la nature

Lundi 14 mai 1990

Me voici déjà à l’écluse suivante, à 500 m. de la précédente, guère plus. Est-ce que vous vous rendez compte du nombre d’écluses qu’il fallut construire rien que pour un canal comme celui-ci ? La petite éclusière remplaçante n’était payée qu’au SMIG, 5000 Frs à tout casser, mais un fonctionnaire du ministère des transports en fin de carrière, ça doit bien valoir 8 à 10000 Frs. Alors vous imaginez ce que tous les canaux de France peuvent coûter à l’État : quelques avions de combats, une trentaine de tanks peut-être. Bien sûr 5000 Frs par mois pour une jeune fille qui aspire à pouvoir dépenser un peu d’argent pour ses besoins juvéniles et ses distractions adolescentes, ce n’est pas le Pérou. Mais gagner un demi-million pour garder un lieu idyllique où il ne passe personne, avec logement et nourriture assurés, moi je l’accepte tout de suite. J’aurais tout mon temps pour lire, écrire et cultiver mon jardin.

La dernière écluse était elle aussi gardée par un remplaçant. Non pas à cause d’un éclusier malade, mais parce qu’il n’y en a plus du tout ici. La maison a été louée à un couple d’allemands qui n’y viennent qu’en vacances. Le gardien temporaire, lui, reste dehors toute la journée et s’en va dormir chez lui chaque soir. Mystère de l’administration locale.

Si je m’arrête à chaque écluse pour bavarder avec elle – ou son ange gardien – je n’aurai pas avancé beaucoup à la fin de ma journée. Mais pourquoi me presser, moi qui critique ceux qui vont trop vite ?

«Monsieur, vous avez oublié quelque chose !» – «De quoi ?» – «Oui là, ce que vous avez laissé sur la table et qui devrait être dans cette poubelle.» – «De quoi vous mêlez-vous ?» – «Je me mêle de ce que je regarde : les ordures pour les poubelles et les poubelles pour les ordures.» – «Et bien, si vous êtes assez con pour le faire, enlevez-les vous-même !» – «Je le ferai, Monsieur, car la nature m’appartient, je m’y sens chez moi et chez moi je fais le ménage. Cependant, je crois être moins con que vous qui semblez ignorer que la liberté de chacun s’arrête où commence celle d’autrui.» Et Madame de s’exclamer : «Oh ben ça alors, jamais on ne t’a parlé comme ça !» – «Madame, vous auriez dû être la première à le faire si vous ne voulez pas que vos enfants soient aussi mal élevés que leur père !»

J’aurai tout de même vu une écluse se fermer. L’éclusière en titre a été prévenue par téléphone de l’arrivée d’une péniche de plaisance qui transporte un lot de touristes en croisière, peut-être jusqu’à Dijon. Elle ne peut pas aller ailleurs car à Pouilly il n’y a plus assez d’eau pour alimenter le canal malgré les réservoirs de secours prévus à cet effet, presque à sec. Hélas, à Pont-d’Ouche je dus reprendre la route, car à cet endroit, le canal fait un coude pour s’en aller d’un autre côté. Moi, je vais à Bligny, dans une autre direction.

La voilà qui avance lentement. Elle ne va pas plus vite que moi, et souvent elle se repose longtemps aux écluses, en attendant que les portes s’ouvrent puis se referment derrière elle. Cette fois la moitié du travail est fait puisque l’éclusière a déjà rempli le bassin. Il n’y a pas beaucoup de monde à bord (les bruits de chute d’eau et de moteur envahissent le silence habituel).

Ce matin, j’ai plus médité que déambulé…

On pense généralement qu’à part le Ciel, le Bon Dieu n’a pas mis beaucoup de bleu dans la nature. En fait il y a plus de fleurs bleues et mauves qu’on ne croit. Regardez sous les bois l’ancolie, la pervenche où l’herbe à lunette ; et là, dans les champs, la sauge, le bleuet ou la campanule. Si l’on monte un peu de pâture en pâturage, la gentiane, sans oublier le myosotis. Au bord de l’eau, le crocus et l’iris ; au jardin la glycine et l’hortensia ; et, en lianes éphémères, le liseron ou l’ipomée. Le jaune et le blanc prédominent cependant : renoncules, pissenlits, tussilages et taconnets, sabots d’or et cannas pour le jaune ; quant au blanc, toutes les ombellifères et beaucoup d’arbres fruitiers, marguerites et pâquerettes, et toutes les fleurs de haie : aubépine, épinette, mûres et framboises sauvages.

Rouge, rose et orange, bien que plus visibles, semblent plus rares : là, sous mes pas, un trèfle discret et cette petite fleur toute simple à quatre pétales dont je ne me rappelle pas le nom, d’un rose de poupée sur le bord des chemins. Lilas, amandiers, pêchers et pommiers en fleurs, tandis qu’aux antipodes, le rouge plus prolixe nous offre la fleur unique du cactus paradoxal, l’hibiscus alléchant ou le bougainvillée envahissant. Et pour saluer l’arc-en-ciel, la panoplie multicolore de notre rose royale qui assume à elle seule toute la gamme ou peu s’en faut de notre palette végétale.

Et je n’ai pas cité la capucine, l’orchis vanillé, l’anémone, la jacinthe ni la liane corail… et combien d’autres encore, oubliées et dont le nom m’échappe.

Le vert n’a pas de fleur, il est son habitacle.

Le règne végétal nous apporte toutes les nuances colorées d’un tapis kaléidoscopique. Si nous vivons ainsi dans tant de verdure colorée, c’est que nous devons en avoir grand besoin, et si nous ne sommes pas verts nous-mêmes – sauf cas exceptionnel – c’est probablement pour éviter de nous donner une opportunité supplémentaire de camouflage, trop enclins déjà que nous sommes à cacher ce que la nature nous a fait. Mais pour nous différencier entre nous, les tons de notre habillage se multiplient comme les odeurs de notre peau et les parfums destinés à les détruire.

Ainsi avec 3 couleurs seulement et 4 complémentaires la nature a-t-elle permis de différencier chacun de nous.

Là encore général et particulier s’entrecroisent, le même et le dissemblable, l’individuel et le collectif. Deux pôles apparemment opposés mais s’interpénétrant si constamment, si involontairement, si naturellement, que nous ne pouvons que les vivre ensemble au cœur de nos passions.

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