Lundi 14 mai 1990

[…] Leur adresse sur ma carte avec des vœux de bonne route ne suffisant pas à apporter la preuve de ma bonne moralité, il fallait à ces gendarmes le papier officiel auquel ils sont accoutumés, cette même carte d’identité nationale, unique instrument de reconnaissance absolue, qu’elle fut fausse, inexacte ou obsolète.[1]

Je viens de faire un bon kilomètre aller-retour pour rien, ou plutôt si, pour aller rechercher mon chapeau oublié à l’endroit où les gendarmes m’ont interpellé. Ça n’a l’air de rien un chapeau, mais avec ce soleil, il est indispensable et comme je n’en ai pas d’autre, j’ai bien été obligé de récupérer mon bob blanc-grisâtre que je porte depuis Paris.

Un tel incident fait mieux comprendre pourquoi on ne médite pas comme on veut en marchant et pourquoi, quand on y arrive, nos pensées ne sont pas toujours très profondes : une foule de détails insolites et imprévus vous assaille, du bâton au couvre-chef, de la tête aux orteils, des lacets de souliers à la gourde, de la pluie au soleil, d’un souvenir à un projet, tout y passe et nous distrait de notre marche à suivre, méthodique et constante.

Bruit d’eau : première fontaine publique villageoise d’eau vive que je rencontre sur mon chemin. Une femme sculpte un enfant, accroupie sur le pas de sa porte. Nous bavardons. Elle me montre ses œuvres : dessins, peintures, gravures… Elle a attendu trente ans avant de s’y mettre. Elle avait étudié les Beaux-Arts dans sa jeunesse mais la «vie» l’empêcha de mener à bien ses premières ambitions. Épouse d’un bourrelier-tapissier défunt, elle s’est mise au service d’une entreprise il y a quelques années pour mieux répondre aux besoins de sa famille et c’est ainsi qu’elle peut aujourd’hui employer une partie de son temps à ce qu’elle avait toujours voulu réaliser.

Le nomade et la sédentaire se sont mutuellement offert leurs encouragements. Elle habite juste en face de la fontaine. De sa fenêtre elle peut voir couler le temps, fluide et tranquille, comme le rural entourage. Je n’entends, moi, que les battements de mon bâton, comme le tic-tac d’une horloge en bois comptant elle aussi le temps, solide et saccadé.

Au bout d’un moment, on ne sait plus si on avance soi-même ou si c’est la route qui défile en sens inverse sous nos pieds. Au lieu d’entrer dans le paysage, c’est lui qui vient à nous. On pourrait transposer au temps cette impression inversée de l’espace : est-ce moi qui avance vers le futur ou est-ce mon avenir qui vient à moi ? Il deviendrait alors, par sa cause finale, détermination de mon existence, déterminisme de mon évolution et non plus l’objectif vers lequel, agent d’une cause première, je tends !

Un lavoir à la sortie du village, qui date officiellement de 1832, mais qui doit remonter certainement bien avant, d’un temps où les dates n’étaient pas encore à la mode.

L’hôtel restaurant où je me suis arrêté pour boire une tasse de thé n’avait pas de chambre à me proposer ; aussi ai-je décidé d’aller camper un peu plus loin. Il y avait là un groupe de hollandais en vacances en fin de séjour tout heureux de parler avec moi et qui m’ont gentiment souhaité bonne route avant de repartir.

La vieille église de Bligny se dresse sur une hauteur, un peu à l’écart du village. Son clocher trapu et son architecture romane lui donnent une allure fière. Je n’ai cependant pas le courage d’aller la contempler de plus près (une silhouette est parfois plus suggestive qu’un visage). Toutes ces églises semblent avoir été fortifiées. Elles étaient l’asile, le lieu de protection contre les mauvais esprits et les mauvais garçons. Elles se défendent aujourd’hui contre les touristes chapardeurs et n’accueillent plus que quelques fidèles vagabonds ou d’infidèles paroissiens. La messe dominicale traditionnelle n’a lieu que si le curé est encore dans les parages pour y venir dépoussiérer les ostensoirs.

Nos anciens compagnons bâtisseurs du Moyen Âge devaient bien emprunter ce chemin-là lorsque, remontant la vallée de l’Ouche, ils s’en allaient du côté de Nolay puis au-delà. Entre la route départementale, si bruyante et l’Ouche cousue voisine, il y a une jolie prairie bordée de haies et d’arbres. Je pourrais m’y installer mais je vais pousser un peu plus loin, ne serait-ce que pour voir où ce chemin me conduit.

Je voulais m’installer près de l’église où il y avait un petit pré très agréable mais je devais auparavant en demander la permission et j’ai rencontré deux hommes un peu plus loin près d’un parc public ma foi très accueillant à la lisière d’une forêt et qui m’ont dit après leur avoir demandé si je pouvais y planter ma tente : «Oh il n’y a pas de raison, mais il vaudrait mieux vous adresser au maire.» – «Et où est le maire ?» – «Au bout du village, là-bas.» – «Et s’il n’est pas chez lui, je ne vais pas faire tout ce chemin pour rien ?» – «Vous pouvez voir la patronne de l’auberge, là, elle est conseillère municipale.». Quand je lui ai demandé l’autorisation de camper au fond du parc, elle m’a dit : «Il faut vous adresser au maire.» – «Ne pouvez-vous pas en prendre l’initiative ?» – «Non, non, c’est le maire.» – «Et où est-il votre maire ?» – «Au bout du village.» – «Bon, et bien je vais laisser mon sac ici.» – «C’est ça.» – «Et si le maire refuse, il faudra que je revienne ici chercher mon sac pour repartir…» À ce moment-là, les deux hommes sont arrivés et je leur ai dit : «Mais il n’y a pas d’inconvénient à ce que je me mette à la lisière du bois ?» – «Non, pas de problème.» – «Bon, et bien merci !». J’aurais mieux fait de ne rien demander…

Si vous étiez conseiller municipal d’une petite commune de campagne et que quelqu’un vous demande en fin de journée s’il peut se mettre dans un coin de pré avec sa tente pour la nuit, lui diriez-vous d’aller voir le maire ?

Personne n’a envie de trop prendre d’initiative. On préfère le fait accompli. Si un clochard s’était couché sur le banc, personne ne se serait occupé de lui. Mais si vous demandez quelque chose à quelqu’un (installer par exemple ma tente à côté du cimetière), aussitôt la machine infernale se met en marche selon une procédure immuable dans le sens hiérarchique le plus strict.

Sans autorisation expresse, sans titre validé, sans chaude couverture, sans recommandation préalable, un agent public s’oppose à toute demande – aussi futile soit-elle – présentée par un inconnu. Sans l’attente, le dossier et la convocation, vous ne pouvez que vous soumettre à l’inertie d’une administration plus soucieuse du respect dû à son représentant que des services qu’elle doit assurer.

Si j’avais respecté la procédure, j’aurais dû faire une demande écrite de campement provisoire dans la commune, avec justificatif, au service d’accueil de la mairie qui m’aurait demandé mon adresse afin qu’on puisse me répondre le moment venu. Administrativement, quelqu’un qui ne sait pas où dormir à sa prochaine nuit est un SDF soumis à une réglementation particulière : il doit dire d’où il vient, où il va, et quelles sont ses ressources … quand il voyage à pied. Car en voiture, vous passez automatiquement dans la catégorie touriste ou affaire et on vous laisse tranquille. Vous pouvez range votre auto au bord du trottoir et y dormir sans problème.

Note

[1] L’enregistrement de la partie antérieure de ce monologue ne s’est pas fait pour d’obscures raisons que j’ignore, peut-être afin de protéger la maréchaussée locale de mes injures intempestives, après une seconde arrestation, qui faillit mal tourner.

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