Mardi 15 mai 1990
Le facteur retraité célibataire du village est venu me voir hier soir à la fin de mon repas, et m’a dit : «J’avais envie de venir bavarder avec vous, je ne sais pas pourquoi, alors je me suis laissé aller à le faire, mais si je vous dérange, dites-le moi.» – «Non vous ne me dérangez pas», lui ai-je répondu. Il s’est assis dans l’herbe et il s’est mis à parler tandis que je finissais de manger.
«Je suis toujours resté ici, sauf durant quelques années de mon enfance, à Paris où je suis né, à La Garenne-Bezons». Vu son âge, il aurait pu fréquenter la même école que tante Yvonne car il y resté jusqu’à neuf ans. «Ensuite mes parents, mon frère et moi nous sommes revenus à Lusigny où j’ai commencé ma carrière de facteur, à pied puis à bicyclette, sur des petits chemins que j’aimerais vous montrer, en particulier celui de la source de l’Ouche, pas loin de votre campement, là où un sanctuaire dédié à la vierge Marie a remplacé une ancienne chapelle écroulée pendant la Révolution.»
En route il m’a raconté toutes ces petites histoires locales qui font la vie d’une commune, le tissu relationnel d’une communauté. Il connaît bien sûr tout le monde et me cite pêle-mêle des noms de personnes, de lieux, de choses que j’oubliai au fur et à mesure bien que captivé par son récit, témoignage direct d’une vie particulière en un lieu particulier, à un moment donné de notre Histoire de France. L’un des seuls noms que je n’ai pas oublié, c’est le sien car il s’appelle Vauzelle, ce qui me disait quelque chose. J’ai noté son adresse pour lui envoyer une carte de Saint-Jacques de Compostelle.
Croyant et catholique, il est considéré par les gens du village comme un peu bizarre. Rien que d’être venu parler à un inconnu suffit à le ranger dans la catégorie des anormaux, et ses propos pleins de sagesse, de bon sens, de simplicité et de gentillesse, son célibat tenace et sa retraite solitaire, l’éloignent plus qu’ils ne le rapprochent des gens, suscitant à son égard plus d’indulgence que de respect, son innocente perspicacité semblant moins gênante qu’abusive. Grâce à lui, j’ai pu «voir» ses voisins compatriotes.
Son frère plus jeune fut déporté en mars 1944 avec cinq ou six autres partisans dénoncés par un milicien infiltré dans le réseau. Ils étaient cachés dans une grotte, la grotte du Maquis, qu’il voulait me montrer, mais comme elle était assez loin, il jugea finalement que ce n’était pas absolument indispensable.
Ainsi m’a-t-il parlé hier soir pendant plus d’une heure, j’avais sommeil et ne savais trop comment le lui faire comprendre, bien qu’il me répétât souvent : «Si je vous dérange, dites-le-moi, vous devez avoir sommeil, il faut que je vous laisse dormir» ou «Vous devez avoir froid». Il eut beaucoup de mal à s’en aller. Je me suis demandé plus tard s’il serait resté avec moi toute la nuit au cas où je l’eusse invité dans ma tente ! Visiblement, il ne devait pas avoir souvent l’occasion de parler si longtemps avec quelqu’un.
Ce matin j’ai rempli ma gourde à sa source miraculeuse et nous sommes montés par un petit sentier sous bois vers la route de Montceau. C’était un détour mais comment lui refuser d’accompagner un bout de son propre pèlerinage ?
Il est bientôt onze heures, je suis en plein soleil sur une route goudronnée, ayant laissé derrière moi un homme, une famille, un village, une vie racontée, quelques bribes de passé révolu, revoulu… «Il y avait un petit tacot, comme on disait, qui allait de Lusigny à Beaune, je l’ai encore connu quand j’étais tout petit». Comme celui de Bellac à Châteauponsac qui traversait la Gartempe après Rancon sur un viaduc qu’empruntaient parfois les enfants de La Courcelle pour aller plus vite à l’école.