37. Ablutions du matin

Mardi 15 mai 1990

Lusigny-sur-Ouche, 7 heures du matin. Un autre petit village médiéval où j’ai dormi cette nuit sous la tente. J’attends que le soleil sorte de la montagne car il fait froid dehors. La bonne chaleur intérieure de la nuit s’infiltre dans la paresse frileuse du réveil. Mais le jour est là et l’appel de la route ! Alors en essaie de se réchauffer le mieux possible, s’habillant comme un oignon, sortant lentement et précautionneusement de sa couche, ouvrant timidement un pan de toile pour voir de quoi le temps du jour est fait. Corps humide et glacé, vessie gonflée et yeux bouffis, on sort en titubant saluer le jour à peine jour qui attend.

Lentement les mêmes gestes se remettent à fonctionner : toutes mes anciennes petites activités de boy-scout n’ont rien perdu de leur acuité : si je n’ai plus de gaz dans mon petit réchaud, alors je fais vite un petit feu – ce feu qui sauva l’homme de son infériorité – avec les moyens du milieu. Me reviennent en mémoire quelques beaux souvenirs d’aventures juvéniles au bord de la Nondoué ou dans la plaine de Koé, du temps de mon enfance en Nouvelle-Calédonie. En découvrant la brume s’effacer peu à peu, je me sens «être», comme alors, le premier à vivre cette journée de nature. Voici les canards qui s’ébattent déjà dans la rivière voisine. Voilà le chant du notou[1] en forêt. À quoi pensais-je alors ? Comme à présent peut-être, tout simplement à me réchauffer, à me remettre en train. J’avais toute la vie devant moi sans trop savoir ce que j’allais en faire. Cette vie, je l’ai maintenant derrière moi et je me demande bien un peu ce que j’en ai fait !

Est-il nécessaire de rappeler ces moments-là ? Doit-on se souvenir de notre enfance, de notre jeunesse, alors qu’on vit autrement, différemment, ailleurs ? Sans faire de bilan ni de comparaison, sans nostalgie, est-ce important de retrouver parfois les mêmes gestes, les mêmes sensations, les mêmes joies simples qui, à l’orée de la vie, imprégnaient déjà notre devenir ? Pourquoi tant de crainte à retomber en enfance, à revenir en arrière pour l’adulte persuadé de présent, si méfiant à l’égard de ses rêves d’enfant qu’il veut les oublier ? Alors qu’ils sont peut-être les plus fortes réalités de sa vie !

Se lever de bon matin en pleine nature avec les feuilles et les oiseaux qui se disent bonjour, avec le soleil qui vous cligne de l’œil, n’est-ce pas revivre et renaître au rythme de cette nature vite oubliée, mieux participer à la quotidienne re-création du monde ? En face de ces maisons aux volets clos, à la cheminée qui commence à fumer, je salue de mon éveil solidaire, en gardien de nuit, en veilleur de jour, témoin de leurs activités prochaines, ceux qui lentement désommeillent.

Après avoir petit-déjeuné, on se sent beaucoup mieux. Et presque immédiatement s’impose l’une des fonctions les plus essentielles du corps humain : la défection (ou la défécation ?). Chier ! Acte majeur. Chier en plein air, accroupi au ras des pâquerettes, par terre, sur cette terre cimetière de tous les cadavres, cette matrice féconde. Chier dans la liberté originelle de l’être défrustré de ses frusques civiles, évacuant les déchets de sa veille dans la noble poubelle du sol perméable. Le cul chatouillé par de fraîches brindilles, ouvert aux odeurs tièdes d’un humus apatride.

Face aux arbres, face au ciel, face à l’espace, je laisse mon corps agir seul, plaisir unique ressenti comme une délivrance, à l’inverse de celui de manger, plaisir d’enfantement pour l’homme sans giron. L’un des quelques rares gestes primitifs qui nous relient encore aux racines profondes de notre vieille histoire.

Faire quelques pas dans les feuilles mouillées de l’aube avant de reprendre la route, sans impatience, dans le repos silencieux du matin, et laisser filer doucement ce petit instant de paix, de joie simple, en espérance ténue des belles heures à venir, avant le babillage du monde réveillé.

Note

[1] Le notou est un gros pigeon arboricole qui vit dans les forêts humides de Nouvelle-Calédonie. Difficile à voir, il est néanmoins repérable grâce à son chant sourd. (Ndlr)

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