Mercredi 16 mai 1990
Il y a à Nolay des halles du XIVe siècle couvertes d’une extraordinaire charpente supportant une toiture en dalles de laves pesant 800 kg/m². L’agencement des poutres chevillées est tel que les poussées ou les écartements éventuels ne peuvent avoir lieu, grâce à des contreforts qui empêchent les poutres de se disjoindre. En dehors de ces halles – dont je n’avais jamais rencontré de pareille jusqu’ici – et de l’église, plus tardive, Nolay est une jolie petite ville avec un gîte d’étape correct, où j’ai passé la nuit. Le chemin depuis Lusigny avait été dur et fatiguant hier et je n’avais plus envie de marcher.
Dans un champ, le père, la mère et leurs deux enfants plantent des pommes de terre. Ils avancent lentement dans le sillon, en laissant tomber une à chaque pas. C’est simple et efficace, ils en récolteront une dizaine pour la moitié d’une. Je n’ai pas encore vu de machine à planter ou récolter les pommes de terre !
Hier le chemin fut pénible et je me suis énervé en fin de journée face à deux gendarmes qui une fois de plus m’ont demandé mes papiers. Décidé cette fois à ne pas m’arrêter, je n’ai pas répondu à leur interpellation, continuant mon chemin comme si de rien n’était. L’un d’eux m’a couru après en me disant : «Arrêtez-vous !» mais je répondis sans me retourner : «Non». Arrivant à ma hauteur, il ajouta : «Pourquoi vous ne voulez pas vous arrêter ?» J’ai répondu tout en marchant : «Parce que ça fait la troisième fois que je me fais arrêter en deux jours et que je trouve que ça suffit comme ça !» – «Mais nous n’y sommes pour rien ! Arrêtez-vous !» Son collègue l’ayant rejoint, il mit sa main sur mon bâton, par-dessus la mienne, de peur peut-être que je ne lui en donne un coup, et m’apostropha d’un ton autoritaire : «Bon, on ne va pas se fâcher, maintenant. Ça suffit comme ça.» Alors je leur ai montré ma carte de pèlerin que je gardais à portée de main dans ma ceinture, sachant bien qu’elle ne les satisferait pas, tout en leur expliquant : «Ça fait trois fois que je me fais arrêter en 48 heures, la première fois à Pouilly, la deuxième à Pont-d’Ouche et maintenant à Nolay, ça commence à bien faire !» – «Oui, mais vous devez obtempérer, vous êtes sur la voie publique.» – «Les voitures aussi le sont et vous ne les arrêtez pas. Il n’y a que les piétons qui vous paraissent suspects ?» Le ton montait. Heureusement, avec deux gendarmes, il y en a toujours un qui cherche à se montrer compréhensif, moins agressif et plus disert : «Ah, mais vous savez, d’abord, les automobilistes, on les connaît, ils sont de la région, et les gens qui marchent comme vous, très souvent, ils ne sont pas en règle.» Et moi de rétorquer : «Peut-être, mais si ce sont des voleurs, ce sont des voleurs mineurs, alors que les automobilistes, eux, peuvent être de plus graves délinquants, de grands voleurs… d’autos par exemple. Un piéton, lui, n’ira jamais bien loin. Vous pensez bien que si je n’étais pas en règle je ne m’amuserais pas à marcher à pied sur une route nationale avec un gros sac sur le dos !» – «Ah mais qu’est-ce que vous voulez, les ordres sont les ordres, il faut une pièce d’identité officielle.» – «Bon, écoutez, j’en ai marre, vous n’avez qu’à appeler vos collègues, ils vous diront qui je suis.» – «Ils ne sont pas du canton, on n’y peut rien, il nous faut voir votre carte». Je finis par être obligé de déposer mon sac, de l’ouvrir, de sortir plusieurs affaires avant de retrouver ma carte pour la leur montrer. J’étais fatigué, contrarié, furieux. Je me serais bien laissé embarqué pour voir jusqu’où cette histoire me mènerait mais j’avais envie de me reposer à Nolay pour la nuit pour continuer plus dispos ma route le lendemain. Alors j’ai obtempéré et les gendarmes sont repartis satisfaits.