42. Dans les vignobles des côtes de Beaune

Mercredi 16 mai 1990

Je suis plus ou moins la route du vignoble entre Beaune et Cluny. J’ai rencontré hier les premiers vignobles des Côtes de Beaune. On voit d’ailleurs déjà aujourd’hui quelques vignerons sulfater les jeunes feuilles sur pied ou nettoyer les parcelles. Je ne savais pas qu’il y avait du raisin par ici, je croyais qu’il commençait plus bas. Je vais pouvoir goûter tous les crus locaux successivement à bon compte dans les auberges où l’on trouve du bon vin en pichet pour le prix d’une bouteille d’appellation contrôlée à Paris.

Ma joie fut grande hier et mon émotion profonde quand j’ai lu le compte rendu de la manifestation anti-raciste et anti-anti-sémite de Paris.[1] Pour une fois, tous, de gauche à droite, ont défilé ensemble de la République à la Bastille.

Quel dommage que je n’aie pas été là, moi qui habite boulevard Voltaire, en plein cœur de ce mouvement solidaire pour montrer spontanément de façon radicale notre farouche opposition à la haine raciale. Ça m’a fait plaisir de voir qu’il y ait encore beaucoup de gens hostiles aux slogans du FN et à la démagogie de Le Pen. Mais il faudrait que chacun, chaque jour, à l’occasion de fêtes ou de réunions, arbore visiblement son appartenance à la liberté de culte, d’opinion, de race, d’une façon ou d’une autre, déchirant par exemple ostensiblement les livres vendus dans les librairies d’extrême droite ou les publications du même ordre affichées dans les kiosques à journaux. Si chacun en achetait un chaque jour et le déchirait publiquement, peut-être cela ferait-il réfléchir… un tant soit peu.

«Les Hautes Côtes de Beaune, village de Paris-l’Hôpital» jumelé avec Les Bayards en Suisse.

Trois hommes sur un toit où l’un d’eux nettoie les tuiles à coups de jets d’eau très puissants pour chasser les aiguilles de pin accumulées. Je leur ai fait signe de diriger leur lance vers moi, ça m’aurait bien rafraîchi, mais ils n’ont pas compris.

«Sampigny 1,5 km – Cheilly 3 km. Circuit touristique Hautes Côtes et Côtes de Beaune, de Beaune à Cluny par le vignoble». Il est 11 heures 30.

Les Côtes de Beaune sont un vignoble curieux : de courtes parcelles entrecoupées de prairies, de bois et de maisons. Chaque pente bien exposée semble avoir été spécialement choisie pour y planter quelques ceps, assez jeunes à ce que je vois.

Une bien jolie route longeant une bien jolie rivière. Je vais dans le même sens qu’elle. Je pensais qu’elle coulait vite mais je vais plus vite qu’elle, ça me réconforte.

J’ai l’impression que mon corps est creux et que chaque dégustation de Côte de Beaune le remplit peu à peu, comme un tonneau. Pour l’instant le niveau doit être à peu près au-dessous des genoux, je sens mes jambes plus lourdes.

Cette fois je crois bien que je suis rempli de vin jusqu’au nombril : je titube et ce n’est plus de fatigue ! Mais l’arrêt dans ce petit café fut merveilleux. Bourgogne profonde, tu es une province qui a du bouquet. Et grâce aux trois ou quatre personnes accoudées devant un petit rouge tout à l’heure, j’ai pu éviter un long détour inutile en prenant le chemin le plus direct pour rejoindre mon prochain objectif. Quand j’arriverai au canal, je le traverserai puis tournerai à droite pour longer le chemin de halage, ce qui m’évitera de grimper la montagne plus au nord, pour redescendre ensuite je ne sais comment.

J’aurais envie de m’arrêter ici quelques jours, juste pour parler aux gens, voir comment ils vivent et connaître un peu leurs pensées, leurs idées. En lisant le journal local, on s’aperçoit bien vite qu’à part quelques nouvelles nationales et internationales, et les histoires de Paris, ce qui importe surtout, c’est tout ce qui se passe par là autour. Ici, tout paraît si simple, si calme, si paisible, à peine perturbé par quelques événements personnels, de famille ou de voisins ; c’est à se demander si tous ces partis politiques, toutes ces affaires, tout ce bla bla bla parisien ont quelque raison d’être, si loin semble-t-il de la réalité provinciale.

Les côtes de Beaune sont à une altitude supérieure aux Hautes Côtes de Beaune, qui sont plus au Nord et bien sûr ici dans les Côtes, le vin est meilleur. Je suis maintenant en Saône-et-Loire, je quitte Sampigny-lès-Maranges sur la D133 toute ensoleillée et le bon petit vin frais que j’ai bu est en train de faire des bulles ; je ne crois pas que j’irai très loin. Enfin, si j’atteins le canal du Centre qui, lui, voit encore passer quelques péniches de transport, je pourrai peut être en emprunter une, sinon je n’aurai qu’à me tremper les pieds dedans pour faire baisser mon taux d’alcoolémie… Je ne tiens pas à être arrêté par la police de la route pour excès de vitesse, elle pourrait me retirer mon permis de marcher !

Ah les beaux chevaux que voilà ! Ils me regardent comme un ami. Ils sont deux, l’un bais, l’autre noir, à se frotter tête bêche le museau sur le flanc, à l’ombre, un morceau de sel à leur disposition accroché au tronc de l’arbre. Ils ont l’air heureux, attendant qu’on les monte peut-être. Ça a fière allure un cheval, c’est vraiment beau, toujours l’air un peu triste, nostalgique, peut-être à cause de leur si grand âge dans le cycle de l’évolution. Car des chevaux, il y en avait déjà à la fin du secondaire et on dirait qu’ils s’en souviennent. Tranquilles, dociles, paisibles, on ne se douterait pas qu’ils peuvent partir tout à coup au galop, un galop effréné, comme ça, pour jouer ou se détendre, juste pour courir et se griser de vitesse, en transportant même, s’il le faut, un cavalier solidaire.

Salut mes beaux chevaux !

Il y a toujours une cloche qui sonne quelque part l’heure ou la demi-heure ; je n’aurais jamais cru que toutes ces églises apparemment abandonnées aient gardé vivante la notion du temps. Est-ce par quelque réflexe ou sursaut de mémoire qu’elles rappellent encore inlassablement aux oublieux mécréants l’horaire inamovible de leur vie quotidienne ? «Tiens, c’est l’heure de rentrer»… Certes le soleil est aussi là pour les prévenir, tous ces gens du dehors, mais un petit coup de cloche, c’est tellement plus humain, c’est si doux à entendre. Un petit signe de connivence, un salut, un éclat de rire ou de tristesse, un appel, un rappel, un signal, un message, l’annonce de quelque chose… Un bonjour, bon travail, bon courage, à ce soir…

Après quelques minutes de marche, déjà un autre village apparaît. Maintenant habitué aux correspondances carte-terrain, j’ai même l’impression que mon itinéraire parcouru est plus court que celui de ma carte. N’est-ce pas un bon signe ? Mais Dieu que mon sac est lourd. Pourquoi lui ne s’allège-t-il pas ? Plus je marche et plus j’ai l’impression qu’il pèse sur mes épaules. Ou le ciel serait-il devenu plus lourd lui aussi ?

Cheilly-lès-Maranges. C’est quoi les Maranges ? Je vais bientôt arriver au canal et là, et bien je m’y plongerai. La rivière que je suis depuis tout à l’heure est la Cozanne. Les gens d’ici disent Cuzanne. Au café, tout à l’heure, une discussion à ce sujet s’est animée : devait-on dire «Co» ou «Cu» ? La patronne, en bonne commerçante trancha le débat en déclarant qu’on pouvait dire les deux.

Il existe à présent tout un réseau de services d’amélioration de l’habitat rural, dont on peut lire la publicité le long des routes de campagne. Confection de nouvelles toitures conformes à la tradition, par exemple, et des fabriques de tuiles se sont remises à produire. «Chassez le naturel, il revient au galop», c’est le slogan de l’une de ces entreprises.

Le logo d’une autre est une tortue. D’autres services s’occupent des jardins publics et privés, de parterres et de pelouses. On les voit transportant rosiers et arbres fruitiers ou d’ornement, verrières démontables, engrais et outillage, faisant du porte à porte. Ainsi peu à peu les maisons de la campagne apportent leur verdure de la ville, et les résidents secondaires, les retraités ruraux lisent le journal urbain en surveillant du coin de l’œil l’employé jardinier-décorateur venu de la sous-préfecture voisine. La station d’épuration elle-même a fait appel à un service de nettoyage pour tondre et désherber l’espace clos entourant ses bassins de décantation. C’est ce que j’ai pu constater à la sortie de Change, juste après Nolay. Un système d’ailleurs que je ne connaissais pas : une cheminée au centre d’un bassin rempli d’eau sale, déversant une écume grisâtre comme le champignon de nos vieilles lessiveuses, et un brasseur-épurateur équipé de deux roues caoutchoutées qui tourne très lentement sur la margelle. L’eau de cette première épuration s’en va ensuite dans un deuxième bassin, etc.

Par ici, on ne se plaint pas trop de la sécheresse. Il a plu hier et cette nuit. Tout est vert. Mais les risques de pollution ne sont pas moindres qu’ailleurs et les gens semblent aussi s’en préoccuper. Des enfants jouent, insensibles à la chaleur, indifférents au temps, si proches de leurs désirs immédiats. Eux savent encore vivre la sincérité de l’instant. Pour eux, nul besoin encore de fidélité dans le temps…

Note

[1] Contre la profanation des tombes à Carpentras. (Ndlr)

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