Jeudi 17 mai 1990
J’ai passé la nuit dans le cimetière de la très vieille église de Châtel-Moron, datant du XIe siècle (chants d’oiseaux). Le bourg domine tout le pays et embrasse l’horizon depuis Châlons-sur-Saône à l’Est, jusqu’au Creusot à l’Ouest, par-dessus vallées, collines, forêts, champs de blé, prairies où paissent d’innombrables vaches. C’est un très beau panorama qui fait penser à la Franche-Comté et à la Suisse des Préalpes vaudoises en plus boisé, avec cependant quelque chose qui lui est propre, inexplicable.
Mais les quelques habitants de Châtel-Moron que j’ai rencontrés n’ont pas l’air de se sentir privilégiés, ils sont plutôt méfiants et bourrus. L’un d’eux à qui je demandais où je pourrais planter ma tente, me répondit : «N’importe où.» Et quand je demandais si je pouvais avoir un peu d’eau : «Il y a un robinet dans le cimetière.» Enhardi par ses réponses brutales mais positives, je m’informai de l’endroit où je pourrais acheter un morceau de pain, car je n’en avais pas trouvé sur ma route et je n’en avais plus pour accompagner ma boîte de sardines. «Oh non non, je n’ai pas de pain» me déclara-t-il embarrassé ; mais il se sentit obligé de rentrer chez lui (il me parlait sur le pas de sa porte) pour demander à quelqu’un s’ils avaient du pain. Alors sa mère est apparue et me dit : «Bien sûr, je vais vous donner ça, de toute façon le boulanger passe demain matin.» – «Ah, merci beaucoup, Madame, combien vous dois-je ?» – «Oh je ne sais pas moi.» Je lui ai donné 5 Frs, qu’elle a acceptés sans vergogne. Un quart de miche qui ne valait pas 3 Frs ! Jusqu’à présent, on me l’avait offert gentiment, sans pour autant m’en donner davantage.
Les gens, ici, se méfient des gens, les ceux-ce qui ne sont pas de chez eux, qui ont une autre allure. Des gendarmes m’ont d’ailleurs dit que certains d’entre eux relevaient le numéro des voitures des autres départements pour les leur communiquer. Délation spontanée exploitée en toute bonne conscience.
J’ai dû me tromper de chemin. Plus de poteau indicateur. Comme les routes s’en vont par monts et par vaux dans tous les sens on peut se retrouver à tous les points cardinaux sur une même route, ce qui ne facilite pas l’orientation. En ce moment je me dirige vers le Nord-Est mais après le virage ce sera le Sud-Est ou le Sud. Je ne peux que continuer à marcher en attendant le prochain croisement avec peut-être une indication.
C’est bien ce que je pensais, je suis allé trop à l’Est. Je vais être obligé de repartir plein Ouest pour rejoindre Sainte-Hélène. Ça m’aura coûté quelques kilomètres, mais j’ai trouvé une très jolie route dans une modeste vallée qui descend, ce qui contribue à me remettre en train.
Superbe église à Barizey. Je ne devais pas y passer, mais le coup d’œil en vaut la peine. Les églises de la région sont plutôt basses et trapues, avec un clocher court et carré, roman bien sûr, mais on y trouve parfois à l’intérieur quelques arcs brisés. De l’extérieur cependant, l’architecture est bien du pur roman ancien. Les toits hexagonaux à pente légère sont recouverts de pierres plates, ce qui doit peser très lourd sur les charpentes de châtaignier qui pourtant ont résisté durant tant de siècles au poids de l’âge.
Je retrouve les coteaux du Châlonnais avec ses vignes feuillues et propres, ses noyers en bordure de chemin et quelques cerisiers. Et toujours ce paysage vallonné et boisé avec niché, entre deux pentes, un village annoncé par son clocher. Des croix de pierre à la croisée des chemins. C’est de la bonne vieille France que je traverse là. Pas si vieille en fait puisque la Bourgogne, pendant longtemps, ne fit pas partie du Royaume. Ça se sent à la manière dont les gens ici vivent entre eux sans se préoccuper des passants de mon espèce mais acceptent volontiers les touristes amateurs de bons vins.
Pour marcher plus longtemps et oublier mes pieds et mes épaules, et la chaleur qui commence à se faire sentir, je me fabrique une conversation animée, celle que j’aurai par exemple, avec les prochains gendarmes qui m’arrêteront. Ça m’occupe, ça m’énerve, ça me stimule, je transmets ainsi à mes jambes ma fugue polémique interne et je marche violemment… Il est bien possible qu’une méditation paisible soit moins efficace. La grogne, la rogne, la rancune et la passion paraissent mieux me convenir.
Je peux varier les sujets de mes conversations intérieures pourvu qu’ils soient porteurs de stimulation physique. Les pensées trop abstraites, elles agissent peu sur le corps, elles auraient plutôt tendance à l’endormir, seul le cerveau fonctionne mais en circuit fermé, ne transmettant pas son énergie aux membres inférieurs ; les idées, concepts et théories qu’il développe à vide partent en fumée sans diminuer l’inertie corporelle.
Un faisan traverse tranquillement la route devant moi. Il a certainement compris que je ne suis pas un chasseur, car après s’être caché dans le bois, il revient sur la route, sans s’en faire. Je l’avais d’abord pris pour une poule, de loin, mais il s’agit bien d’un faisan, avec sa longue queue aux belles couleurs qu’il a l’air tout heureux de me montrer. Le voilà couratant et se promenant désinvolte sous mon regard protecteur. Il n’y a pas à dire, si vous voulez rencontrer du beau gibier, ne portez pas de fusil ! Ah, si j’avais branché mon dictaphone, vous l’auriez entendu brusquement s’envoler, de son lourd battement d’ailes caractéristique, assez lent pour qu’un chasseur aux aguets ait le temps de bien le viser et de le tuer par derrière. Je suis probablement seul à l’avoir vu, lui ne s’est douté de rien. Comme quoi la mort rôde autour de nous sans qu’on le sache. Nous sommes tous des miraculés permanents.
Je crois que je vais m’arrêter à Germagny pour la nuit. Je voulais aller jusqu’à Saint-Gengoux mais c’est encore à 8 km et je n’en peux plus, venant de faire 5 km d’une seule traite, en fin de journée et par une route toute en creux et en bosses. Dure fin d’étape sans repos, même debout, le sac à dos posé sur un mur ou une barrière. Faire encore 8 km à 6 heures du soir, non, c’est trop. Voici d’ailleurs le panneau annonciateur d’un hôtel à Germagny : Hôtel-Restaurant de la Guilde ; c’est de bonne augure, je m’arrêterai donc là. On m’avait dit que je ne trouverais rien à Germagny, je pensais devoir y planter ma tente, alors, cet écriteau, c’est l’entrée du paradis.