Vendredi 18 mai 1990
L’hôtel de Germagny était complet. Le gîte rural occupé. Mais les propriétaires m’ont installé dans une grange désaffectée sur un matelas de fortune parmi de vieilles machines agricoles où j’ai mieux dormi que sous ma tente. Le matelas étant très large j’ai pu étaler mon corps endolori comme une plante rare en herbier entre deux buvards.
Ainsi ce matin me senté-je d’attaque. J’ai un peu mal aux jambes parce que la route monte mais je compte bien être à Taizé ce soir. Je n’ai pas consacré ces derniers jours à d’amples méditations, j’étais occupé à définir mes chemins parfois difficiles à trouver, la fatigue aussi, ou le bourgogne ! Mais avec Taizé et Cluny devant moi, je me rattraperai. La haute spiritualité de ces lieux m’inciteront plus à la réflexion, voire à quelque contemplation débonnaire accompagnant mon repos. Car à plus de 400 km de Paris, je sens le besoin de m’arrêter un peu plus longuement au quart de mon parcours, ne serait-ce que pour faire un premier point sur ce long périple commencé il y a… 20 jours !
Je n’ai pas eu trop d’accidents de parcours jusqu’ici : un bâton de perdu, cette canne tressée qui me fut offerte par un chef caraïbe en Dominique, et peut être un peu de poids ! J’ai cru à un moment avoir oublié mes lunettes quelque part, je ne les retrouvais plus, et je n’arriverais pas à me rappeler où je les avais utilisées pour la dernière fois. C’était peu après avoir bu à la source miraculeuse de l’Ouche, près de Lusigny, alors j’ai pensé que c’était peut-être un coup tordu de sa protectrice vierge de Marie qui s’ennuyait toute seule sur sa fontaine délaissée. D’autant plus que je me suis aperçu, à ma grande stupéfaction que je pouvais très bien déchiffrer ma carte, jusqu’aux plus petits caractères, sans elles ! J’étais donc près à croire au miracle : Sainte-Marie de l’Ouche m’avait redonné ma vue d’adolescent afin que je puisse voir le monde parcouru avec les yeux de l’enfance ! Et pour m’y obliger, elle m’avait confisqué mes lunettes. Un peu plus tard, hélas, je les retrouvai au fond de l’une des poches extérieures de mon sac et avec elles le besoin de les mettre sur mon nez. Car «miraculeusement», en sens inverse, je ne voyais plus aussi bien sans elles. J’ai bien essayé de ne plus tenir en compte, écarquillant les yeux sur ma carte au 1/200000, mais rien n’y fit : j’avais retrouvé mes lunettes, je n’avais donc plus qu’à en avoir besoin. Je n’ai pas osé les balancer par-dessus les moulins.
Le talon de mes chaussures, lui, s’est usé plus vite que prévu. Mes pieds penchaient de plus en plus vers l’extérieur ce qui me faisait marcher les jambes en cerceau, et mes semelles commençaient à clapoter. C’étaient pourtant de bons souliers de cuir achetés deux ans auparavant à la coopérative d’achat de Florac, tenue par Jacques Jolicorps, le compagnon de Françoise, ma chère nièce-filleule cévenole, et je m’en étais servi pour gravir l’Aigoual, puis pour d’autres randonnées. Heureusement, je trouvai à Saulieu un petit cordonnier comme on n’en fait plus : il me remit mes «zappatas» à neuf pour un petit billet de 50 Frs. À présent je marche plus droit, du moins à jeun et reposé.
Mais ce matin, autre incident : en remettant mon sac, crac, une bretelle décousue me reste dans la main. À force de prendre toujours la même pour balancer mon sac d’un mouvement rotatif savamment étudié sur l’épaule prête à le recevoir en voltige, j’ai dû finir par la fatiguer. Lasse de ce numéro spectaculaire, elle a donc délibérément décidé – toujours au moment où l’on s’y attend le moins, ah ces partenaires de jeu, on ne peut pas compter sur eux, ils vous lâchent pour un oui ou pour un non – de se détacher de mon coéquipier de sac. Heureusement, grâce à la grosse aiguille et au solide fil que me fournit ma logeuse de la nuit, j’ai pu faire une réparation de fortune, laborieuse mais apparemment efficace, car pour l’instant ça tient. Mes épaules n’en sont pas plus souples pour autant mais n’en parlons pas, elles pourraient soudain me trahir.
Les ampoules ? Ah oui, les ampoules, l’angoisse de tous les marcheurs. Et bien, jusqu’ici, je n’ai pas eu à m’en plaindre. Il faut dire que je soigne mes pieds à la petite chaussette de pure laine fine, que je lave et sèche chaque soir après massage de mes arpions et aération des orteils. Grâce à ce traitement, aucune ampoule depuis mon départ, si ce n’est une velléité de boursouflure à l’extérieur du pouce droit, en raison du léger frottement de la doublure intérieure de mes souliers de cuir un peu raides, qui n’avaient pas servi depuis quelques temps. Un talon un peu sensible au début mais quelques soins préventifs ont eu vite raison de ces petits ennuis.
Ces petites routes mal indiquées que j’emprunte actuellement sont celles-là même que prenaient jadis les compagnons allant d’église en abbaye, d’abbaye en monastère, de monastère en cathédrale, appelés par quelque congrégation ou moine bâtisseur pour construire, réparer, rénover, agrandir l’un de ces monuments élevé à la gloire de Dieu en ces siècles de ferveur religieuse renaissante. Citeaux, Cluny ne sont pas loin. Saint-Bernard les appelaient parfois pour réaliser ses grands projets de création d’un ordre nouveau qui deviendra célèbre, celui des Cisterciens, plus enclins à la sobriété que leurs collègues bénédictins devenus trop puissants. Et tous ces pèlerins à pied, le bourdon à la main, la coquille en médaillon, allant de village en village, pas toujours bien reçus mais trouvant toujours abri et table dans quelque estaminet ouvert à tous, en attendant l’abbaye ou le monastère retiré qui les accueillerait comme de vrais pèlerins de Saint-Jacques.
Ad rivum eundem lupus et agnus venerant, siti compulsi…
C’est tout ce dont je me souviens de cette fable de Phèdre du loup et de l’agneau apprise en classe de 5ème au collège de Montreux, pour le malheur de notre cher professeur de latin, M. Budry, qui tentait de nous faire scander ces vers latins convenablement. «Le corbeau et le renard» ou «La cigale et la fourmi», en français, étudiées un peu plus tard au collège La Pérouse de Nouméa, me sont mieux restés en mémoire, mais ce sont «Les animaux malades de la peste» qui m’impressionnèrent le plus. «Un mal qui répand la terreur,…Faisait aux animaux la guerre. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés… Le lion tint conseil, et dit… L’âne vint à son tour et dit : J’ai souvenance… Je tondis de ce pré la largeur de ma langue. Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. À ces mots on cria haro sur le baudet. Un loup quelque peu clerc prouva par sa harangue… Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.»
Quant à «mon père, ce héros au sourire si doux», demandez à Jérôme. À force de me l’avoir entendu réciter, il doit à présent la savoir, cette poésie de Victor Hugo que j’aimais tant.
Il me reste vraiment peu de choses de tout ce que j’ai appris par cœur antan : la table de multiplications, quelques bribes de textes classiques qui me reviennent parfois, à l’insu de ma mémoire-mille-pertuis (le mille-pertuis est une petite plante des Alpes appelée ainsi à cause de tous les trous minuscules de ses feuilles).
Ah il y a tellement plus à se rappeler du présent et davantage encore à imaginer l’avenir, ouverts à toutes les accla- et décla-mations prolixes. Alors tant pis pour mon passé qui refuse de coopérer ! Je le laisse bouder dans son coin.