45. Le jardinier et l'écrivain

Vendredi 18 mai 1990

Entre le cantonnier de jadis, avec son sarcloir et sa brouette nettoyant méthodiquement les bas-côtés du bout de chemin qui lui était assigné, fauchant à la main herbes et broussailles à l’aide d’une faux qu’il devait souvent affûter, et l’employé municipal d’aujourd’hui assis sur sa machine à tondre, avec son bras articulé cisaillant net tout ce qui dépasse d’un côté, puis de l’autre d’une route goudronnée, il y a non seulement différence de génération mais aussi changement d’espèce, changement de nature. Il s’agit parfois du même cantonnier, passé sans transition de la brouette à bras à la débroussailleuse tractée, du manche au volant, de la poigne au bouton du tableau de commande. Apparemment, il n’eut à subir qu’un bref stage de formation-adaptation, sans véritable transformation spécifique. On peut se servir aisément de tous les instruments les plus sophistiqués de notre actuelle technologie la plus avancée, sans pour autant avoir fait des études préalables, par simple méthode des essais et erreurs sans réelle prise de conscience transformatrice. C’est pourquoi l’utilisateur d’une machine très intelligente peut être, lui, aussi bête qu’avant.

C’est le modèle réduit d’un engin comme celui-là que je voudrais posséder. Un petit tracteur puissant avec possibilité d’y adapter une pelleteuse ou un grader pour élargir et niveler un chemin, une débroussailleuse capable d’arracher les épais fourrés, genets, bruyères et ronces, un bras articulé permettant de faucher et nettoyer les bas-côtés plus une remorque de transport de bois, pierres, terre, etc. Un engin assez énergique pour remonter les troncs d’arbres des dernières bancelles du Banquet jusqu’à la route, solide et polyvalent, tout-terrain, à chenilles peut-être ou en 4 x 4, mais pas trop gros. Bref un truc qui n’existe pas !

Il faudrait y ajouter bien sûr une petite charrue à 2 ou 3 disques, une herse et un plantoir, enfin, pourquoi pas, un réservoir d’eau, un arrosoir dépliable et une pompe. Quelque chose qui pourrait répondre à tous les besoins d’un habitant des Cévennes désireux de redonner à une ancienne propriété très en pente son aspect de jadis, sans être obligé de tout refaire à la main ou à dos.

Je demanderai à François de me louer la parcelle des anciens jardins d’en bas dont j’ai plusieurs fois dégagé le chemin, je m’entendrai avec Françoise et ses frères pour me laisser en faire ce que je veux pendant un temps déterminé, et je me mettrai au travail chaque matin, employant mon après-midi à écrire. Une activité équilibrée, mi-physique, mi-intellectuelle, entre la vie au grand air et le confort intérieur, bref ce que je n’ai pas pu faire à La Courcelle.[1]

Les chemins qui descendent à la rivière avec leur pont ou passerelle existants seraient ainsi de nouveau fréquentés par les gens de la commune de Gabriac qui s’étend sur les deux pentes, on pourrait aller de l’autre côté du Gardon depuis le Banquet et Soulages sans être obligés de faire le détour par Sainte-Croix. Les parcelles d’en bas près du mélèze, une fois nettoyées, pourraient être plantées ; le terre-plein près de la chênaie aménagé pour y construire un chalet préfabriqué du type de ceux qui se vendent en kit à La Redoute (10000 à 20000 Frs) qui servirait de cabanon éventuellement habitable une nuit ou deux.

J’ai toujours eu envie de remettre debout les murs écroulés, de rouvrir d’anciens chemins désaffectés, de redonner vie à un coin de terre longtemps travaillé puis abandonné. Pourquoi ? Me sentirais-je frustré de patrimoine héréditaire ? Ou est-ce simplement mon intérêt congénital pour l’archéologie, la nostalgie du passé humain qui jadis me fit préparer un certificat d’ethnologie à l’Institut Paul Rivet à Paris ? Toujours est-il que l’envie de m’installer à la campagne dans une vieille maison restaurée m’a toujours hanté.

Qu’est-ce que ça pourrait bien valoir un engin pareil ? 200000 Frs ? Non, une voiture coûte déjà presque 100000 Frs. Et d’occasion ? Mais existe-t-il seulement neuf ? Si je gagne le premier prix d’un des concours publicitaires auxquels j’ai souscrit, je me l’achèterai ; sinon, ce sera un télescope, pour observer les satellites de Jupiter.

Un bon télescope d’amateur permettant d’être en relation avec des astronomes professionnels. Mais pour l’installer, il me faudrait un observatoire et une maison. Sur le toit de l’immeuble boulevard Voltaire, ça n’irait pas très bien. À La Courcelle, n’en parlons plus, je n’y ai plus droit de cité. Tout en haut de la maison rue du Général Carbuccia à Bastia, c’eût été pas mal, non ? Là j’aurais été tranquille et l’air y est pur toute l’année ou presque, mais bon, n’en parlons plus non plus ! Il me faut donc chercher un lieu surélevé avec un vieux château à louer pas cher ou à entretenir pour rien. Avec quelques bouquins et quelques outils, deux mains et un cœur en assez bon état, j’occuperai ainsi la partie sédentaire de ma vie de la meilleure façon.

Reste le troisième jouet fondamental, l’ultime cadeau de Noël, ma fameuse «librairie» logée dans une tour dominant l’horizon – pour voir le monde d’un peu plus haut – comme celle de Montaigne que j’aurais bien aimé savoir imiter. Je me souviens y avoir pensé il y a bien longtemps, au cours des premières années de La Courcelle, je l’imaginais alors à l’emplacement de l’ancienne grange démolie. De l’étage supérieur il devait être possible de voir, par-dessus le poulailler des Mathieu, la vallée de la Gartempe et au-delà, mais c’est quand j’ai appris beaucoup plus tard que la maison Valin possédait le terrain jouxtant La Roche que j’ai pensé que ce serait l’endroit idéal pour y construire ma tour, avec toutes les pierres environnantes. Peut-être qu’en fin de compte ai-je bien fait de ne pas l’acheter, je ne serais peut-être pas venu à bout de ce travail herculéen. J’aurais pourtant bien voulu voir en même temps, au moins une fois, les 7 clochers dont m’avait parlé le vieux Bongrand ; on pouvait, paraît-il, les apercevoir jadis de La Roche, assis sous le marronnier !

Cette fois, j’aurai fait pas loin de 2 heures de marche sans m’arrêter, soit 9 kilomètres. J’aperçois Saint-Genoux, là au creux du vallon, en bas de la route. Je vais m’y arrêter pour téléphoner à Paris afin de savoir si j’ai reçu des messages, et à Olivier pour avoir des nouvelles de la famille.

Note

[1] Et ce qu’il fera néanmoins quelques années plus tard. (Ndlr)

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