46. Nanou et Marinette

Vendredi 18 mai 1990

J’ai fait un mauvais rêve cette nuit : je téléphonais à quelqu’un qui m’annonçait brusquement qu’Olivier avait eu un malaise et devait vraisemblablement être transporté pour se faire soigner. Rien de brutal mais quelque chose de lancinant, d’inquiétant. Il était 2 heures du matin. Je n’aime pas ce genre de rêve qui pourrait être prémonitoire bien que je ne sois pas très sensible à ce genre de connaissance. Anne-Caroline en aurait tout de suite conclu qu’il y avait danger et aurait aussitôt pris les devants. Si elle s’était appliquée, avec Marinette, à développer et contrôler leur indéniable don parapsychologique, elles eussent pu toutes les deux aller beaucoup plus loin dans ce domaine d’intérêt scientifique et d’utilité publique.

Mais elles seront toujours des artistes, bohémiennes et corses bourrées de générosité instinctive, riches d’affectueuse simplicité, n’aimant pas aller au fond des choses, laissant agir la fatalité, pensant qu’elles-mêmes ne pourront jamais vaincre les obstacles rencontrés, attribuant leurs malheurs aux autres alors qu’elles se les fabriquent ou se les imaginent toutes seules. Cette fatalité qui depuis leur grand-mère les a enfermées dans leur pauvreté, marginalisées et isolées de leurs amis lassés de tant de particularisme intransigeant. C’est bien dommage, car leur bonté naturelle, leur hospitalité spontanée, leur enthousiasme pour les choses bénignes de la vie – celles que beaucoup d’entre nous ne savent plus ou n’ont pas le temps d’apprécier – se sont amoindris sous l’effet de caprices enfantins, de sautes d’humeur inattendues, de rancœurs mesquines ou de plaintes de malade imaginaire. N’ayant jamais eu d’homme à demeure pour les sortir du présent, elles ont pris l’habitude de vivre au ras de leurs soucis, à fleur de problèmes démesurément agrandis. Manquant de suite dans les idées, manquant d’ouverture, elles ne peuvent voir les choses autrement ni entrer dans le monde des autres.

Ce qui n’avait frappé chez Anne-Caroline, c’était cette façon de vivre si près de ses sensations immédiates, plutôt que de ses sentiments ou de ses pensées, ce que je n’avais jamais rencontré auparavant. Une personne aussi prompte à exprimer sa nature propre, par voie directe de spontanéité enthousiaste, d’impulsion totale, c’est l’exemple type à donner en illustration de ma vieille théorie sensationniste que j’avais élaborée avec Jacques Pajak à Strasbourg après la guerre. Une théorie philosophique expliquant le comportement de l’homme «en situation» par l’expression première de ses sensations, sans apport préalable d’autre facteur – intellectuel ou affectif – comme si nos sensations contenaient en elles-mêmes nos sentiments et nos pensées : don artistique, rapidité d’esprit, pouvoir de réaction immédiate, lucidité réaliste, intuition révélatrice, imagination, toutes ces qualités qui m’ont fait le plus souvent défaut, moi qui suis situé davantage du côté du retentissement secondaire, de la réflexion tardive, de la raison explicative, de la décision retardée, volontairement dégagée des réactions passionnelles.

Anne-Caroline ne s’est jamais bien occupée d’elle-même, toujours encline à s’occuper d’abord des autres, jugés dans le besoin – quel qu’il soit – d’être aidés, selon des critères plus émotionnels que sentimentaux, exagérant volontiers l’importance affective d’un phénomène anodin. Elle n’a jamais appris à se connaître parce qu’elle n’a pas été éduquée à le faire. L’introspection, le regard sur soi ne peut être pour elle qu’un arrêt de vivre, une dangereuse interruption d’existence, un vide générateur de peine, à remplir aussitôt d’actions distractives. D’où cette négligence d’elle-même, cause de nombreux incidents de parcours, amplifiés par les erreurs de traitement qu’elle s’inflige. Elle aurait pu éviter bien des ennuis graves de santé si elle avait fait un peu plus attention à elle plus jeune. Mais le pouvait-elle ?

Cette immédiateté du présent vécu, cette capacité de faire suivre très rapidement le geste à la parole – d’ailleurs souvent absente –, cette efficacité foudroyante à agir vite en gestes brefs et définis, ses réponses rapides et justes, toujours avant les autres, face à l’imprévu, suivies d’un détachement rapide dès l’effet de son intervention établi, donnent à autrui une impression de légèreté, de versatilité, qui la font vivre au rythme de ses caprices, dans le sens de ses pulsions explosives, souvent appropriées d’ailleurs. Mais la justesse positive de ses interventions intempestives est trop souvent fragilisée par son manque d’assiduité.

Cette générosité spontanée, irréfléchie, presque imposée par des «raisons» déraisonnables, irraisonnées et sans raison, ne peut que se retourner contre elle, ne lui apportant en retour qu’ingratitude et déception, frustration, tristesse ou colère, et ses erreurs de jugement envers l’injuste récompense. D’un orgueil très cors(é), d’une fierté maladive, allant jusqu’au refus de recevoir, ignorante du plaisir de l’échange, toujours certaine de mieux savoir-faire et d’une mémoire dévastatrice, difficile dès lors de la suivre, encore moins de la précéder !

Par leur hospitalité sans concession, Nanou et Marinette finissent par gêner l’invité, soumis à leur refus de recevoir quoi que ce soit en retour et arrivent à l’enfermer peu à peu dans le cercle trop étroit de leur accueil unilatéral. Elles ont ainsi perdu plusieurs amis sincères trop épris d’indépendance et de réciprocité.

Ces deux femmes ont toujours vécu ensemble, l’une pour l’autre, chacune persuadée que l’autre ne pouvait se passer d’elle, vivant en vase clos veuvage et célibat prolongés, dans le souvenir matrimonial d’une grand-mère exemplaire en l’absence d’hommes responsables d’autorité positive. L’impossible déroulement d’une vie conjugale féconde et harmonieuse, le refus de quitter sa Corse et sa mère, la volonté de toujours de se débrouiller seule et ses dangereuses sautes d’humeur ont fini par me persuader de l’inutilité de ma présence auprès d’elle, que j’avais connue jadis tellement plus solide, entreprenante et agréable. Sa violence et son incohérence ont eu raison de ma patience. Son amertume critique à l’égard des hommes, que je m’efforçais à réduire en lui apportant une vision plus réaliste et objective de la vie et des gens, par un effort personnel d’ouverture sur autrui, de compréhension de l’autre, n’a fait que se retourner contre moi. Je ne lui apportais pas l’eau de son moulin à dire n’importe quoi.

Je me suis toujours demandé quel pouvait bien être la cause réelle, le motif profond, le processus interne de ses soudaines et brutales violences, toujours déclenchées à la suite d’un mot clé entendu et ressenti comme la plus dangereuse des attaques dirigée contre elle. J’ai tout essayé, la concession, le silence, l’explication rationnelle, le refus, l’indifférence. Rien n’y fit. Anne-Caroline est ce genre de femme-passion – comme Gil à l’époque de nos premières relations – qui excelle dans l’art du mime, poussant l’adversaire entre théâtre et hôpital, ballotté entre le désir de lui flanquer une gifle et celui d’appeler S.O.S. Médecins. Et pour peu qu’on se croie en meilleure santé, c’est le remords assuré !

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