Samedi 19 mai 1990
Hier soir je suis arrivé à Taizé. Cette communauté d’origine protestante fondée en 1949 par Roger Schultz fit bien parler d’elle à la Faculté de théologie de Paris où j’étais alors étudiant. Une institution de moines protestants n’allait-elle pas à l’encontre des fondements de l’Église réformée ? Les avis étaient partagés, j’y serais certainement allé voir de plus près si j’avais poursuivi mes études de théologie, mais l’attrait de la philosophie me fit prendre d’autres chemins et j’oubliai la nécessité de m’y rendre. J’en entendais parler de temps en temps mais c’est surtout au cours de ces dernières années que Taizé prit une si grande ampleur internationale par l’importance de ses rassemblements interconfessionnels de jeunes de tous pays, dont les informations médiatiques devenaient publicitaires. C’est pourquoi je tenais absolument à y passer pour me rendre compte de visu de l’aspect et de l’esprit de cette communauté monastique ouverte au monde laïc.
J’ai donc quitté la D981 pour prendre une petite route sur la droite à côté du vieux village de Taizé pour monter jusqu’à la communauté, ensemble de bâtiments hétéroclites à l’allure de vaste camping ou de camp de réfugiés, en tout cas rien de comparable à un monastère classique traditionnel. J’ai été reçu au centre d’accueil par une jeune anglaise, qui me déclara qu’habituellement on n’acceptait pas ce genre de personne de passage – visiblement elle n’avait jamais entendu parler de Saint-Jacques de Compostelle – Taizé étant réservé à ceux qui s’étaient inscrits pour une session particulière, mais elle voulut bien toutefois m’accorder une nuit de séjour et me présenta un plan des lieux sur lequel elle marqua d’une croix l’emplacement de mon dortoir. Il y avait plusieurs centaines de jeunes répartis dans différentes maisons-baraquements, villas, tentes et autres – allant et venant dans un dédale d’allées et d’avenues parmi lesquelles je cherchai laborieusement mon chemin. Cette communauté me parut tout d’abord très vivante, à cause de tous ces jeunes venus des quatre coins du monde. Surtout d’Allemagne et de Hollande mais aussi de l’Inde, des Philippines, du Brésil, et même du Zaïre. Chaque jour était consacré à une rencontre spécifique avec les ressortissants d’un pays particulier pour un libre colloque et un échange d’idées plus ou moins organisés. Il y en avait eu plusieurs milliers à Pâques et la grande réunion similaire de Wrocław en Pologne l’an dernier en avait compté 50000. Communauté très active donc, connue et reconnue de plus en plus loin dans le monde et faisant de plus en plus d’adeptes.
J’étais fatigué, je voulais tout de suite aller me reposer mais l’un des jeunes frères me fit comprendre qu’il serait bien que j’assiste au dernier office de la journée, celui de 20 heures. Aussi m’y suis-je rendu et je ne l’ai pas regretté, car j’ai pu savoir ainsi quel était le support liturgique de cette communauté très œcuménique. La nouvelle église d’abord, très moderne, immense, totalement dépourvue de bancs mais dont le sol est couvert de tapis, aux quelques vitraux horizontaux très étroits le long des toitures. Ce qui tient lieu de chœur est en fait un espace composé d’innombrables petites lumières, soit électriques cachées derrière un cône orange, soit bougies allumées nichées dans de petites alcôves. Des bouquets de plantes vertes tout le long du transept, une seule représentation du Christ, très sobre, de style primitif, genre icône orthodoxe. L’allée centrale bordée de buis limite deux espaces où sont assis ou agenouillés les fidèles, déchaussés. Les moines, habillés de blanc, se tiennent agenouillés dans la nef.
Dans un parfait silence – la partie essentielle du service religieux – chacun entre, choisit sa place, se recueille et les chants psalmodiés à la manière grégorienne se succèdent ; le chœur permanent et les voix solistes alternées sont diffusées par haut-parleur, discrètement, doucement. La musique est belle, mélodieuse. Les participants reprennent en chœur psaumes et cantiques entonnés par une voix invisible.
En français, en anglais, en d’autres langues, les versets bibliques et les commentaires, souvent traduits, sont récités par plusieurs moines-officiants qui se placent à tour de rôle côté narthex, face au chœur, tandis que tout le monde se tourne dans sa direction pour l’écouter.
L’ambiance intérieure est calme, harmonieuse, calfeutrée. Le décor est curieux. Il rappelle à la fois les atmosphères bouddhiste, orthodoxe, voire musulmane. Cette église est temple, mosquée, synagogue et cathédrale. Chacun s’y installe comme il l’entend, mais en silence. Les plus mystiques s’agenouillent, parfois jusqu’à poser leur front contre terre au cours des longues méditations silencieuses prévues à espaces réguliers par la liturgie en vigueur.
Cette ambiance internationale de jeune piété solidaire aurait dû m’enthousiasmer. Elle m’a gêné au contraire, et je n’ai pas compris tout de suite pourquoi. En fait, j’ai trouvé cette cérémonie – et la vie même de Taizé au cours des quelques heures que j’y ai passées – douce, lente mais paresseuse, sans véritable souffle d’ardeur et de ferveur dans le cœur de ces jeunes venus individuellement ou par groupe chercher une réponse à leurs interrogations personnelles. Les paroles, les conseils et consignes prodigués, les préceptes, la liturgie me semblaient plus propices à endormir qu’à réveiller les impatiences spirituelles.
J’avais un peu l’impression de participer à un jamboree scout assez désordonné, sans véritable objectif. Pourtant tous ces jeunes semblaient s’y plaire, vivant par groupe et nationalité, mais se mêlant les uns aux autres et se souriant gentiment, parlant courtoisement mais de façon plutôt égoïste. Certes il y a des réunions, des discussions, des conférences prévues et fréquentées, de nombreux services religieux et la possibilité de rencontrer un frère après l’office du soir ou celui du matin, mais je n’ai pas rencontré beaucoup d’homogénéité spirituelle, d’orientation précise offerte à la curiosité, ni de réelles directives proposées à l’attente. La «lettre du frère Roger» qui annonçait les activités de l’année 90 m’a d’ailleurs paru, dans les textes présentés, une missive davantage adressée à chacun, individuellement, pour le mettre en contact avec le Christ, le Dieu de son choix ou de sa foi, qu’une annonce d’action commune visant à améliorer les rapports humains dans nos sociétés actuelles.
La plupart des gens que j’ai rencontrés me paraissent vivre faussement. Comment dire ? Il y a quelque chose qui me gêne dans leur comportement. C’est comme si tous ces individus qui se retirent pour un temps, loin de leurs activités habituelles quotidiennes, afin de se retrouver ailleurs, autrement et mieux, continuaient cependant à être et à agir de la même façon que dans leur milieu culturel précédemment fréquenté. Comme s’ils ne voulaient agir que pour eux seuls, ne chercher que leur propre salut, et ne choisir les réponses que des seuls problèmes personnels qui les préoccupent. Je n’ai pas rencontré cette intention fervente d’apporter ni de faire quelque chose hors de soi pour les autres, de participer à un combat collectif en faveur de la paix, des droits de l’homme ou contre le racisme, la violence par exemple.
Cette confusion des genres, cet œcuménisme bon enfant qui permet de réunir des personnes d’origines culturelles, religieuses et politiques très différentes, pieuses, croyantes, fidèles, athées, venues de tous les pays pour se voir et s’entendre au nom d’un même espoir mal défini a du moins le mérite d’attirer et d’assembler un grand nombre de gens qui habituellement ne se regroupent pas. Mais à vouloir emprunter un petit peu de chaque tradition, enlever un petit peu de chaque différence, on en arrive à cet élixir à l’eau de rose qui ne fait de mal à personne et donne du bien-être à tout le monde.
C’est, je crois, cette indolence, cette passive facilité à se noyer dans une atmosphère confortable, feutrée, qui me gêne, qui m’ennuie et parfois me révolte. J’aurais aimé découvrir à Taizé plus d’ardeur, plus de violence sacrée, plus d’enthousiasme et de passion. Je n’y ai trouvé qu’un grand raout de jeunes, sans musique rock, laissés à l’abandon par manque d’initiative originale de moines séparés du «siècle», retirés dans leurs cellules et qu’on ne voit guère se promener parmi leurs visiteurs.
La cinquantaine de moines que j’ai aperçus au cours de l’office du soir vivent leur vie propre, spirituelle et aussi sans doute matérielle, comme dans n’importe quel monastère, en silence et en méditation, mais pas en véritable communication avec tous ceux qui viennent du dehors. Je n’ai moi-même pas pu observer leur vie et leurs activités propres. Il est vrai que je ne suis pas resté très longtemps. Mais il ne me viendrait pas maintenant à l’idée d’aller passer une semaine de retraite à Taizé comme je l’avais fait à Tamier. J’eus même plutôt hâte de partir ce matin, je n’ai pas pris de petit déjeuner, que je ne savais trop où trouver dans ce vaste campus encore endormi. J’ai préféré marcher tout de suite en direction de Cluny tout proche où j’espérais y trouver plus de satisfaction spirituelle et gastronomique.
J’ai rencontré sur la route une voiture qui s’est arrêtée sans même que je me retourne : la femme d’une quarantaine d’années qui la conduisait m’a proposé de monter pour me rendre à Cluny, ce que je n’ai pas refusé car il est rare que quelqu’un s’arrête sans le lui demander, et Cluny n’était pas loin. Elle m’avait vu la veille à un kilomètre de Taizé et se doutait que j’allais à Cluny, je ne sais pour quelle raison. Grâce à elle j’ai pu trouver un foyer-hôtel municipal confortable et assez bon marché, juste derrière l’abbaye.