Samedi 19 mai 1990

L’abbaye de Cluny, du moins le peu qu’il en reste, n’a plus d’activité religieuse. Elle est devenue un collège technique et les communs, de grandes écuries du XVIIème siècle, des haras pour chevaux de course. Ouverte au public, elle attire beaucoup de monde. La ville de Cluny, qui dépérissait, a repris depuis quelques années une vie plus active ; les gens y viennent en plus grand nombre, de passage ou pour s’y installer car la région est accueillante. C’est une jolie petite ville dont le vieux centre, avec ses rues piétonnes entre des maisons anciennes, proprement restaurées, attirent les touristes. Mais c’est l’abbaye qui m’a le plus impressionné, en imaginant surtout son immensité et sa puissance, illustrées par une succession de témoignages vivants d’un passé si grandiose. J’ai même réussi à me faufiler par une porte dérobée donnant accès à des salles privées du collège, merveilleusement décorées de sculptures authentiques inaccessibles au grand public. Dans ces cas-là il faut faire comme si on était de la maison ! Et je me suis promené tout seul dans les haras à l’heure où tout le monde s’en va, cajolant de beaux pur-sang de race, étalons au sperme précieux attendant de l’offrir à de belles juments impatientes de le recevoir, pour le plus grand bonheur des enragés du PMU, auxquels je ne pensais guère au milieu de mes nobles compagnons.

Ces haras sont immenses, on peut les visiter jusqu’à 19 heures et à cette heure-ci, un samedi soir, il n’y a personne. J’ai donc eu tout le temps de m’y promener à loisir et d’apprendre par exemple qu’Isidore et Tarpouze faisaient bon ménage, qu’une saillie coûtait entre 1000 et 3000 Frs pour les chevaux d’ascendance pur-sang. Le nombre de stalles est impressionnant. Dans une vaste pièce annexe dont la porte entrouverte m’a permis d’y entrer furtivement, j’ai pu admirer un lot de vieilles calèches, d’anciens tilburys, de malle-poste à la retraite, sur le siège desquelles il ne manquait que le cocher. Des deux roues, des quatre roues parfaitement conservés, que j’ai bien failli atteler aux chevaux enfermés qui n’auraient certainement pas demandé mieux que d’aller faire un petit tour à la campagne ; je n’ai rencontré âme humaine qui vive au cours de la demi-heure passée en ces lieux merveilleux, personne donc ne m’aurait vu. Je me suis contenté de le faire en pensée, ce qui était presque aussi bien.

Au centre de l’ensemble des bâtiments disposés en U, il y a une aire de dressage sablée au milieu de laquelle se trouve une surface cimentée bordée d’une courte haie et, au-delà, un manège et d’autres écuries. Deux cents chevaux au moins devraient pouvoir loger ensemble dans ces haras nationaux réputés.

Alentours paissent chevaux et vaches, dans des champs bien propres comme des pelouses, parsemés d’arbres et de fleurs. L’hôtel de Bourgogne voisin, une très ancienne demeure du XIIème siècle, possède un parc accessible au public par un escalier qui aboutit à l’une des quatre tours de l’abbaye occupée par l’école des Arts et Métiers. C’est par là que je suis entré, à rebours, voyant des gens sortir, faisant toute la visite à l’envers jusqu’à l’entrée principale où je me suis aperçu qu’elle était payante.

C’est aussi un bon raccourci pour rejoindre Cluny-Séjour situé juste derrière. Ma chambre a coûté 100 Frs, le prix de deux personnes, j’étais le seul client, je me sentais chez moi. J’ai pu faire ma lessive, je me suis bien reposé et demain deux de mes fils vont peut-être venir me rendre visite depuis Genève.

Avec trois ou quatre plaisirs comme celui-là avant l’an 2000, je me sentirai probablement la force d’aller jusque-là !

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